mardi 5 mars 2013

Au fil du Journal de l'abbé Mugnier (2/3)




Quand il ne dîne pas chez les princesses, l'abbé Mugnier est convié au restaurant par ses amis. « Jamais prêtre ne mangea plus en ville que moi. Je dissipe mon âme à pleine assiette », notait-t-il déjà le 29 janvier 1911. On le retrouve le 22 mars 1918 au restaurant, à nouveau avec Edith Wharton, Bernhard Berenson et André Gide :

André Gide m'a dit l'éducation puritaine qu'il a reçue puis la réaction individualiste. Puis il a fini par voir que l'Evangile sauve l'individu. « Qui veut sauver son âme la perd. » L'exaltation de l'art, dit-il, est l'abnégation de l'art. Il a été très impressionné par un voyage qu'il a fait au Mont Cassin. Là il a connu un bénédictin hollandais ami de Maurice Denis qui était supérieur*. Les moines étaient autant d'individus. Malheureusement la surdité de mon oreille droite n'a pas facilité ma conversation avec Gide.
Il croit que l'Eglise a commandé le célibat parce que les enfants et petits-enfants pourraient se retourner contre la religion de leurs pères, ce qui arrive chez les pasteurs protestants. Gide m'a parlé d'Ubu roi de Jarry ; c'est une excentricité rabelaisienne et féroce.
 
Avec neuf ans de retard, l'abbé Mugnier lit La Porte étroite le 7 septembre 1918 sur un banc de Périgueux. « Grande mélancolie. C'est encore la preuve de ma formule favorite : tout est raté ! La Porte étroite ! On n'y marche pas à deux de front et de cœur. » Il est souvent dépassé par la littérature de son temps et malgré toute l'amitié qu'il porte à Cocteau, avoue bien souvent ne pas le suivre. Ce 27 janvier 1919, Gide est également présent parmi les convives :

Eté hier chez les Beaumont où un certain nombre de personnes d'élite étaient réunies pour entendre Cocteau lire son poème nouveau : Le Cap de Bonne-Espérance. Revu André Gide, Jacques-Emile Blanche, la princesse Soutzo, la princesse de Polignac etc. André Gide m'a parlé d'un futur roman où il ferait convertir trois protestantes au catholicisme. Jean Cocteau a lu d'une forte voix son œuvre étrange, à peu près inintelligible pour moi. C'étaient des visions, des raccourcis, des éclairs de choses simultanées ou successives. Une décharge de mots. De l'inédit, oh ! oui, très inédit.

Gide et l'abbé se croisent encore le 26 mai 1919 chez Madame Mühlfeld puis ne se reverront plus qu'en 1922. Mais il sera forcément question de Gide pendant toutes ces années dans les salons : il publie la Symphonie pastorale, et surtout Si le grain ne meurt et Corydon. Les médisances vont bon train. « Ananas » de Noailles, comme Gide la surnomme, avoue à l'abbé ne pas comprendre « les mœurs grecques », rappelant un passage de l'Immoraliste « où quelqu'un baise la nuque d'un cheval pour indiquer les tendances de Gide » (21 juillet 1919).

Le 27 mars 1921 chez les Wladimir d'Ormesson, c'est Jean Tharaud qui souligne « la saleté de Gide ». Le 22 décembre 1922, cette autre remarque n'est pas plus étonnante, venant de Henri Massis : « Massis m'a dit l'influence de Gide et de Marcel Proust sur la littérature contemporaine, influence pédérastique. Gide a fait beaucoup de mal. Il est stérilisant. » Depuis 1921 l'abbé Mugnier rencontre souvent Paul Valéry** qui, malgré l'amitié « comme sans cause » qui le lie à Gide a lui aussi beaucoup de mal à le suivre sur le terrain de l'homosexualité :

15 juin [1922]. Déjeuné aujourd'hui chez Georges Henri Manuel, avec Paul Valéry, la princesse Lucien Murat, Georges Dutuit. Valéry et la princesse ont parlé de Saül qu'on joue au Vieux-Colombier. La princesse de Polignac m'avait envoyé une et même plusieurs places pour la répétition d'hier, et fatigué, je me suis abstenu. Il paraît que j'ai bien fait. Le sujet, disait Valéry, est religieux et scabreux***. Ce sont les amours de Saül et de David. Copeau était Saül, le David venait de l'Odéon. L'auteur est André Gide que connaît, et depuis longtemps, Valéry.


Habitué aux confessions des pécheresses « qui veulent crier ça sur les toits de Dieu » ou aux outrances d'un Jean Lorrain que Huysmans lui racontait avec délectation, Mugnier ne s'effarouche pas facilement. Il verra toujours dans l'homosexualité la menace d'un retour au paganisme mais il est un vrai chrétien, n'hésitant d'ailleurs pas à condamner dans son Journaltous les faux-nez catholiques, le bellicisme de la droite, les positions antisémites. Même s'il passe sur beaucoup de méchancetés pour le plaisir de continuer à frayer dans le beau monde ! C'est aussi cette candeur qui le faisait, dit-on, apprécier dans les salons où l'on s'entredéchire plus souvent qu'on ne tend l'autre joue... Plutôt un faiseur brillant comme Cocteau qu'un balbutiant coincé comme Gide : 

Eté avec Brémond chez les Charles du Bos. Vu André Gide toujours affecté dans ses manières, dans ses paroles. Il manque de simplicité, de rondeur, d'aisance. Il nous a fait l'éloge de Dupouey**** qui a contribué à la conversion de Ghéon, de Martin du Gard et de ses derniers livres et aussi de Silbermann, de Jacques Lacretelle. Gide trouve Claudel intolérant. 

Et le 16 octobre 1923 Cocteau lui confie « que Gide passait un mauvais quart d'heure. » Probablement l'annonce de la prochaine reprise des hostilités de Massis dans la Revue universelle... Mais les relations entre Gide et Cocteau ont toujours été difficiles, Gide n'admirant pas Cocteau comme ce dernier le voudrait. Encore moins en cette année 1923 où Gide sera très critique envers Antigone au Vieux-Colombier et Le Grand écart... «  Il est un « fourbe » c'est petit, petit. On croit toucher une masse (et Cocteau prenait à ce moment un livre) et c'est un papier de soie chiffonné. Au moins Barrès, ajoutait Cocteau, Barrès a la qualité du mensonge. […] Combien Cocteau préfère Barrès à Gide ! »

Mugnier a aussi rencontré Francis Jammes, d'abord à travers les récitations d'Anna de Noailles, puis en chair et en barbe en février 1918 chez les Daudet, deux jours avant de faire la connaissance de Gide. Le 7 février 1924, Jammes évoque Gide pour Mugnier :

Déjeuné hier, à 1hl/2 chez les Henri de Régnier avec Francis Jammes et Chaumeix. Il faisait sombre et on avait dû recourir à la lumière artificielle. Francis Jammes que j'avais vu, à la porte, dans la rue, avec son ami Lacoste, avait demandé à m'embrasser. Il a l'air avec sa barbe d'un missionnaire, et comme les missionnaires il est plein d'anecdo­tes. Il parle sans presque discontinuer, de tout et de tous. Grande facilité d'ailleurs, mais c'est la voix, c'est l'accent qui déplairaient plutôt, à moi en particulier. Ce fut d'une variété, d'un comique, d'un poétique, d'un spirituel, d'une verve intarissables. Nous écoutions. Chaumeix ne disait rien ; de temps en temps Mme de Régnier glissait un mot. Il commença par dire qu'il s'était confessé, le matin et qu'il serait obligé de recommencer si on ne me donnait pas la place d'honneur.
Je note ce que ma mémoire a pu sauver : André Gide n'a pas été content de ce que Jammes a écrit de lui, dans ses souvenirs. Le vrai moyen de confondre Gide et les protestants, en général, c'est de ne pas leur répondre, de les laisser en suspens. Jammes avait été en Normandie chez Gide qui a un mauvais goût : lanternes vénitiennes dans la salle à manger ; sur la cheminée des diables représentés tourmentant les âmes etc. Jammes avait trouvé ses habitudes bizarres. La nuit, Gide couvert d'un manteau, errant au clair de lune. Au temps où Jammes ne pratiquait pas encore sa religion, il se trouva un dimanche, chez Gide qui vint le trouver, dans sa chambre, pour l'inviter à aller à la messe, alléguant l'exemple à donner à la domesticité. Et il fallait entendre Francis Jammes imitant la voix affectée de Gide.
Ce dernier parlait de l'immoralité du pays et de ce qu'il faisait pour la combattre. Il conduisit son ami, dans une maison où il y avait un enfant naturel. « On ne sait de qui il est, tout le monde y a travaillé. » Mme de Régnier s'est écriée : « C'est l'Immoraliste qui moralise. »
Gide avait écrit un jour à Jammes : « C'est Régnier qui t'a desservi » je ne sais plus à propos de quoi ; Gide interrogé plus tard par Jammes sur ce sujet déclare qu'il n'avait rien écrit de semblable. Sur quoi M. de Régnier disait : « Gide, c'est un fourbe. »
Jammes se plaignit des catholiques qui sont si durs pour ceux qui viennent à eux, alors qu'ils ménagent les incroyants.


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* Adelbert Gresnicht (1877-1956), moine bénédictin de l'Abbaye de Maredsous, d'origine néerlandaise, et artiste. Peintre, sculpteur, médailleur, il décore une église à Sao Paulo et l’église Saint-Anselme à New York, avant d’être appelé en Chine où, entre 1926 et 1933, il conçut dans un esprit sinisant l’architecture de l’Université catholique de Pékin, "Furen" (elle abrite aujourd’hui une Ecole normale de l’Etat) et celle du Grand Séminaire de Hong Kong toujours en fonction. Il est aussi musicien : c'est ce qui favorisera son amitié avec Gide qui le rencontre au Mont-Cassin en 1909. Il lui dédiera ses Notes sur Chopin et le citera en exergue.
** C'est d'ailleurs l'abbé Mugnier qui célébrera le mariage d'Agathe Valéry, fille de Paul, avec Paul Rouart, fils d'Alexis et neveu d'Eugène, le 5 juillet 1927.
*** Dans une lettre du 15 juin 1922, Valéry écrit pourtant à Gide :« Je trouve la partie gagnée. C'était une des plus difficiles que l'on pût imaginer de jouer. Pas de malaise. C'est ce que je craignais.
Effets de nouveauté et de possibilités parfaitement nets. Très frappé par absence de « littérature » presque totale dans le langage. D'où style. (Pas le temps de développer.)
[…] Excellente scène impie des Commandements. Bon effet. Je n'ai entendu que du bien dans les entr'actes. D'ailleurs tu l'as entendu comme moi.
Voilà. Et puis j'ai appris quelque chose. J'ai réfléchi, ce matin. Les défauts de la pièce sont dus à l'influence de Shakespeare, que je considère en général comme une influence détestable. Je t'en parlerai. Mais non. Tu les sais mieux que moi. » (Corr. Gide-Valéry, NRF, Gallimard, 2009, p.845)
**** Charles Marie Dominique Pierre dit Pierre Dupouey (1877-1915). Les lettres de guerre du lieutenant de vaisseau Dupouey ont d'abord partiellement paru dans Le Correspondant du 10 juin 1919, puis ont été publiées en totalité, en 1922, par la N.R.F., avec une préface de Gide qui l'avait rencontré en 1904.


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