mardi 2 avril 2013

Au fil du Journal de l'abbé Mugnier (3/3)




En récoltant les médisances et la bêtise des salons dans son Journal, l'Abbé Mugnier fait des portraits cruels mais souvent exacts. Ainsi le 24 juillet 1924 il relève l'assurance de la princesse Bassiano qui lui parle de la revue qu'elle va financer, Commerce, et « qui aura pour directeurs Fargue, Paul Valéry et Larbaud ; elle-même aura le droit d'élimination. C'est ainsi que Gide n'y écrira pas. » Gide y publiera Dindiki en 26, son Essai sur Montaigne en 29 et Oedipe en 30.

Voici Claudel retour du Japon lors d'un déjeuner chez Mme Pierlot le 15 avril 1925 :

Claudel nous parlait de Gide qui est poussé à écrire ce qui l'horrifie, à se mettre dans toutes les postures, et il fera paraître, sous le titre : Si le grain ne meurt, des mémoires où il dira tout, et ce sera affreux. Dans la préface d'Armance de Stendhal, Gide a parlé de sa femme. Ses rapports avec sa femme, c'est le problème épouvantable.
Claudel nous racontait tenir de Gide lui-même le fait suivant : un protestant avait un tel besoin de se confesser, de se raconter qu'il écrivait ses fautes et faisait ensuite du papier une boulette qu'il avalait, c'était à la fois une pénitence et une communion.

Son Journal est aussi le lieu où l'abbé soulage sa conscience. Le 28 avril 1925 il se désolidarise des positions de l'Action Française :

On n'imagine pas la grossièreté de l'Action française. Léon Daudet traite tout le monde d'assassins, d'abrutis, de péteux, etc. Et les suppositions les plus graves ! Et ça se dit chrétien ! Jugements téméraires, calomnies : tout est bon, pour soutenir des idées politiques et satisfaire les passions de même ordre. Charles Maurras se met de la partie et traite Briand de « poisson décomposé ». Je trouve que la France périt de ses divisions, périt de sa presse, périt de ses parlementaires, de ses bavards, périt de son orgueil, périt des jérémiades perpétuelles.

Mais cela ne l'empêche pas de déjeuner douze jours plus tard avec Léon Daudet et de le trouver « intéressant, parce que très vivant mais rien d'un homme d'Etat, rien d'un vrai chrétien ; avec cette face réjouie de bon vivant, il tuerait tous ceux qui le combattent. »

Le 6 janvier 1927 il est à nouveau question du « mal » de Gide chez Morand qui prend la défense de l'écrivain :

Chez M. et Mme Paul Morand, 3, avenue Floquet. Il y avait là Mme de Béhague, J.-E. Blanche, Lucien Daudet, Pierre Brisson, etc. Paul Morand a fait l'éloge des Faux-monnayeurs de Gide. Un renouveau littéraire. Gide est parti à la suite du Charlus de Proust disait-il. Jusque-là Gide ne disait rien de son mal, Mme Gide l'ignora jusqu'à la conver­sion de Ghéon (car Ghéon en était atteint lui aussi). Gide, disait Blanche, est triomphant dans son dernier livre Si le grain ne meurt. Il n'a pas eu d'ennuis avec les siens.
André Germain, m'a dit encore Jacques-Emile Blanche, en a voulu à Proust de parler de ce mal, en en montrant le côté répugnant.

Le 13 mai de la même année, Arthur Mugnier assiste à une projection du film de Marc Allégret Voyage au Congo dans les bureaux du Journal, entre Rachilde et Pol Neveu :

Après le repas, un film dans l'immense salon dont le plafond est peint. Il représentait (le film) le voyage au Congo d'André Gide. Des noirs travaillant, dansant, des négresses aux seins palpitants, des nègres aux derrières bien visibles mais l'œil s'habitue bien vite à ces nudités exotiques

Il aime se faire raconter par Paul Valéry sa rencontre avec Pierre Louÿs et André Gide. Lors d'un dîner chez Félix de Vogüé le 26 février 1930, ce dernier montre à l'abbé une lettre daté de 1892 dans laquelle Gide demande l'appui de son père, Melchior de Vogüé, « pour lui et quelques jeunes écrivains. » Le 6 mars 1931, un autre fils, celui d'Hofmannsthal, dit combien son père aimait la littérature de Gide et que le dernier livre qu'il lisait avant de mourir était Entretiens avec André Gide de Charles du Bos... « Je voudrais refaire mon éducation métaphysique », conclut l'abbé au sortir d'une conférence de Julien Benda en avril 1931 où il croise Gide pour la dernière fois :

André Gide m'a reconnu en partant et m'a rappelé « saint Paul, arête du poisson » mot qu'il citera, m'a-t-il dit*.

Un mois plus tard , un médecin lui confirme qu'il va peu à peu perdre la vue. « Ma vie était de lire. Je suis mort. » Il démissionne et s'en suit une année sans notes. Mais les diners en ville continuent avec Valéry, Mauriac, Cocteau, Montherlant, Céline, et bien sûr chez les Noailles ou la princesse Bibesco. Il rouvre son Journal en 1933. En mai 1934 il va à Hasparren rendre visite à Francis Jammes, qui n'a pas grand chose de nouveau à raconter :

Puis il a été question de Gide très porté sur le catholicisme. Il est très imprégné du diable. Il est habité. Il y a en Gide un grand divorce entre le corps et l'âme. Dans sa maison, en Normandie, il avait fait représenter des suppliciés de toutes sortes, sur les cheminées. Parmi les ameublements de lanternes peintes.

Le 10 décembre 1938 l'abbé Mugnier relit son Journal et met le lecteur en garde :

[...] un lecteur qui ne connaît pas ma vie s'imaginera en me lisant que je me promenais chaque jour, que je déjeunais et dînais ici et là, que je lisais beaucoup et que c'était là toute mon existence. [...] Je proteste contre cette assertion. Ma vie de prêtre a été des plus actives. J'ai baptisé, marié, prêché confessé, catéchisé, assisté aux offices, mené la vie d'un vicaire. […] Je ne m'en fais pas gloire mais je ne veux aussi scandaliser personne.

Le 27 novembre 1939, Mme de Castries a offert à l'abbé un gâteau d'anniversaire avec quatre-vingt-six bougies. Dans cette dernière entrée de son Journal, l'abbé Mugnier écrit : « L'enthousiasme a été le meilleur de ma vie ». Il mourra le 1er mars 1944 à l'âge de quatre-vingt onze ans.



Journal de l'abbé Mugnier. 1879-1939

Texte établi par Marcel Billot 
Préface de Ghislain de Diesbach 
Notes de Jean d'Hendecourt

Coll. Le Temps retrouvé, Mercure de France, 1985






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* Gide le répétera en effet fin 1931, et la Petite Dame le consignera. Cf première partie.

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