dimanche 29 mai 2016

Journées Catherine Gide : la Fondation des Treilles


Discrète, pour ne pas dire méconnue, la Fondation des Treilles œuvre depuis les années 80 à la croisée des sciences et des arts. Elle abrite notamment depuis 2009 le Centre André Gide-Jean Schlumberger. Grâce aux Journées Catherine Gide, le mois dernier au Lavandou, un coin du voile s'est levé sur ces arpents provençaux tout dédiés à l'esprit. 

 En conclusion des 3èmes Journées Catherine Gide, Raphaël Dupouy
accueillait Anne Bourjade (à droite) et Valérie Dubec-Monoyez (au centre)


Anne Bourjade, directrice de la Fondation, en rappelait tout d'abord l'origine : « Anne Gruner-Schlumberger, fille de Conrad et nièce de Jean, acquiert le domaine des Treilles en 1960 et entreprend de rénover et de construire sur ce site une douzaine de maisons avec l'architecte Pierre Barbe. Elle consacre également son énergie à l’aménagement du lieu avec l’aide du paysagiste Henri Fisch. La nature domestiquée sert d’écrin aux sculptures de Ernst, Takis, Lalanne, Laurens. »

Le lieu semble à l'image de cette bonne fée : « La discrétion protestante, à l'européenne, le bon goût, à la française, la tradition libérale, à l'américaine », pour reprendre une formule de Régis Debray dans la préface d'un bel ouvrage consacré à la Fondation des Treilles*. Il accueille des séminaires, des séjours d'étude, aide de jeunes chercheurs et propose des résidences aux artistes.

Le Centre André Gide-Jean Schlumberger a pris forme autour du fonds Jean Schlumberger, « un millier d'unités bibliographiques, mais alors trop centré sur une personnalité, et peu représentatif de son rôle au sein du réseau de la NRF notamment », explique Anne Bourjade. « L'achat des archives de Jean-Pierre Dauphin, archiviste et pilier des éditions Gallimard, a permis de mieux représenter cet univers. »

Les neuf cents cartons de livres, catalogues et documents autographes prennent alors place dans des locaux sécurisés, aménagés pour eux, bientôt rejoints, grâce à la Fondation Catherine Gide, par un fonds d’archives documentaires et d’ouvrages du cabinet de travail d'André Gide. « A ce jour, le centre, riche d'environ 30 000 unités bibliographiques, a reçu et aidé une dizaine de chercheurs et prêté un certain nombre d’ouvrages et documents. » On a pu en voir quelques-uns dans l'exposition consacrée à la Petite Dame au Lavandou.

Jean Schlumberger alias Nicolas, à la Petite Dame alias Philomène
(le deuxième prénom de ces deux amis)


« Il s'agit de fonds d'origines différentes mais très complémentaires », poursuit Valérie Dubec-Monoyez, bibliothécaire à la Fondation des Treilles. « Le Cabinet Jean Schlumberger regroupe les livres de sa bibliothèque personnelle, les dédicaces permettant de dresser une sorte de géographie des sympathies littéraires de l'auteur, et l'ensemble de sa production littéraire (ouvrages, manuscrits, articles, notes de lectures...). »

Ce fonds recèle encore beaucoup d'inédits : certains des carnets manuscrits de Jean Schlumberger, sorte de journal de l'auteur et de nombreuses correspondances. « Correspondances échangées avec sa famille (notamment son épouse Suzanne Weyher) et les écrivains de la NRF comme André Gide, Roger Martin du Gard, Jacques Copeau, Auguste Anglès, Henri Ghéon, Roger Martin du Gard, Anna de Noailles, Jacques et Isabelle Rivière ou encore Jean Paulhan. Environ 2600 lettres, une mine de renseignements sur la vie littéraire et artistique de l'époque. »

Cet ensemble n'a été ouvert aux chercheurs qu’à partir de l’achat du fonds complémentaire de Jean-Pierre Dauphin. « 20 000 unités bibliographiques réparties en trois grands domaines généralistes : littérature (80%), histoire (environ 10%) et civilisation (idem). Il se compose essentiellement d’ouvrages de littérature française, pour une période s’étalant de la fin du 19ème siècle jusqu’au milieu du 20ème et les auteurs représentés sont principalement des auteurs de la maison Gallimard, auteurs français mais également étrangers. »

« Il s'agit souvent de monographies en édition originale avec des exemplaires dédicacés ou numérotés. L'histoire éditoriale pour un même ouvrage est souvent complète avec jeux d'épreuves, brochés ou mobiles, exemplaires hors commerce etc. comme c'est le cas notamment pour les Pléiades », poursuit Valérie Dubec-Monoyez, qui signale aussi « Un fonds Céline dont Jean-Pierre Dauphin était l'un des spécialistes avec notamment les plaques d’imprimatur de Bagatelle pour un massacre et une masse de documents concernant cet auteur (plus de 300 occurrences dans le catalogue). » Ou encore un fonds Surréalisme, un fonds graphisme Massin, un fonds histoire du livre et de l'édition, un fonds de partitions qui reste à explorer...

Exploration désormais permise par cet extraordinaire travail de sauvegarde, de conservation et d'archivage. « A la nécessité de la transmission s'ajoute celle de faire connaître cet ensemble aux chercheurs », concluent Anne Bourjade et Valérie Dubec-Monoyez. Pour cela, la Fondation s'est rapprochée de la BnF, de la Bibliothèque Jacques Doucet, de l'IMEC, de l'ITEM et de la bibliothèque de l'Alcazar de Marseille. Une mise en réseau est à l'étude, de même qu'une cartographie des fonds et, à terme, l'interopérabilité des catalogues. 

Les communications d'Anne Bourjade et Valérie Dubec-Monoyez, des photographies des Journées Catherine Gide par Olivier Monoyez et des images des ouvrages tirés du Centre Gide-Schlumberger sont à télécharger au format pdf à partir de cette page du site de la Fondation des Treilles.

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* La Fondation des Treilles, ouvrage collectif sous la direction de Maryvonne de Saint Pulgent, photographies de Dominique Laugé, Fondation des Treilles, 2010

dimanche 22 mai 2016

Aragon et Claudel unis dans la haine de Gide

Merci à l'un de nos précieux "indics" du groupe gidien de Facebook de nous avoir signalé ce témoignage sans doute encore inconnu, paru le 12 mai dans le journal L'Humanité Dimanche. Dans un article d'interviou, le réalisateur Bertrand Tavernier raconte un dîner mémorable réunissant Claudel et Aragon :


« HD : Au début du film [« Voyage à travers le cinéma français », ndr], vous évoquez Aragon, quel rôle a-t-il joué pour vous ?
Bertrand Tavernier : On l'a caché un an à Montchat. C'est là qu'il a écrit beaucoup de poèmes, dont « Il n'y a pas d'amour heureux », dont j'ai l'édition originale dédiée à ma mère. Il a joué un rôle important dans la vie de mes parents, même si, après, mon père s'est un peu séparé de lui. À la libération de Lyon, mon père avait organisé un dîner entre Louis Aragon et Paul Claudel. Le moment a d'abord été glacial. Tout à coup, quelqu'un a mentionné le nom d'André Gide. Et ils se sont réconciliés dans une haine commune contre lui. Aragon détestant le type qui avait écrit « Retour d'URSS », qui critiquait très sévèrement le régime communiste. Claudel, le catholique, détestant l'homosexuel protestant qui représentait pour lui le comble du vice. Ainsi, Claudel est entré en grâce vis-à-vis du Parti communiste français, et il a été admis à publier un poème dans « les Lettres françaises », à la Libération. »

L'histoire ne dit pas s'il y avait, ce jour-là, des crêpes Suzette au dessert...

La Correspondance Gide-Maria Van Rysselberghe dans la presse


De nombreux articles ont salué la parution de la Correspondance André Gide-Maria Van Rysselberghe parue le mois dernier chez Gallimard.(Mise à jour le 29 mai avec l'ajout de l'article du Nouvel Obs)

Dans Le Magazine Littéraire, on s'amusera de voir la relation de Gide et la Petite Dame qualifiée « d'amitié amoureuse » ! La médiocrité décorée (l'auteur est le type qui prétend parler de Gide et de Maria Van Rysselberghe avec une rosette à la boutonnière. Et chez lui, cela fait vraiment l'effet d'un doublon dans le genre spécialité charcutière...) fait en outre commencer les Cahiers de la Petite Dame en 1911... Bref, circulez, il n'y a rien à lire. D'ailleurs, ce prétendu spécialiste de Gide n'a rien lu.



Le Magazine littéraire (cliquer pour agrandir)


Ce n'est pas le cas de la fidèle Jeanine Hayat qui, dans le Huffington Post, montre qu'elle a lu Gide et Maria. Et pas seulement leur Correspondance...

Jacques Drillon, dans le Nouvel Obs du 28 avril, traduit pour nous l'une des expressions fétiches de la Petite Dame, « donner son maximum », dans le langage moderne : « Il sont au taquet, toujours. ». Lire l'article ci-dessous :


Le Nouvel Obs (cliquer pour agrandir)


Claire Devarrieux, dans Libération, signe également un très bon article, riche, s'appuyant sur de nombreuses citations.

Enfin, il faut signaler l'article de Christophe Mercier dans Les Lettres Françaises (lire ci-dessous). Sa conclusion résume assez bien l'effet de cette Correspondance : « De cette lecture, Gide sort plus humain, et grandi. »

Les Lettres Françaises (cliquer pour agrandir)



Correspondance 1899-1950, André Gide et Maria Van Rysselberghe, édition présentée, établie et annotée par Peter Schnyder et Juliette Solvès, Gallimard, collection Les Cahiers de la Nrf, 2016.

Journées Catherine Gide : Maria Van Rysselberghe (6/6)


Jean-Pierre Prévost aux Journées Catherine Gide

La Correspondance de Gide avec la Petite Dame révèle un intérêt des deux amis pour la graphologie. Jean-Pierre Prévost, pour réaliser l'exposition qu'il consacre à la Petite Dame jusqu'au 30 mai à la mairie du Lavandou, a trouvé d'autres traces de cette passion qu'on avait alors pour cette pseudo-science. Engouement d'ailleurs très partagé à cette époque dans l'entourage de Gide, de Valéry à Jammes en passant par Roger Martin du Gard.

On pourra lire en annexe du volume de la Correspondance des considérations graphologiques tenues par Hélène Legros, amie d'Augustine de Rothmaler, envoyée en mars 1904 à la Petite Dame. Gide jugera cette analyse « d'une prodigieusement subtile indiscrétion » et s'amusera à l'idée de soumettre au même test l'écriture de Ghéon...

Jean-Pierre Prévost explique aussi que plusieurs analyses du même genre ont été réalisées par Maurice Delamain (l'éditeur qui a racheté en 1921 les éditions Stock avec Jacques Boutelleau, alias Jacques Chardonne). Un nom prédestiné pour un graphologue...

A la demande de Gide, il pose un diagnostic sur Suarès — « orgueil intellectuel, complexe d'infériorité » — et sur Jammes — « vaniteux dans le siècle, humble devant Dieu ». Delamain observe chez Gide une « écriture constamment descendante alors que l'homme est optimiste » ; il s'intéresse aussi aux femmes de l'entourage de Gide, notamment sa mère, sa femme Madeleine, et la Petite Dame. 

***

Ainsi s'achevait la journée d'interventions de la troisième édition des Journées Catherine Gide organisées comme chaque année au Lavandou. Le lendemain du colloque, une visite à la villa Théo permettait de suivre l'avancement du projet pour ce futur lieu culturel que nous évoquions ici-même l'an dernier. Raphaël Dupouy nous apprenait notamment que le début des travaux était prévu pour cet automne. Des travaux qui dureront plus d'une année pour transformer les lieux en un espace muséographique consacré aux peintres du Lavandou et plus largement au mouvement néo-impressionniste.


 Un panneau de chantier devant la villa Théo
annonce l'imminence du début des travaux
 

Journées Catherine Gide : Maria Van Rysselberghe (5/6)


Les 3èmes Journées Catherine Gide au Lavandou 
étaient consacrées à Maria Van Rysselberghe

On doit à Pierre Masson, qui intervenait à nouveau lors des 3èmes Journées Catherine Gide pour évoquer « Gide sous le regard de la Petite Dame », une formule qui la résume bien : « Maria Van Rysselberghe a une oreille de magnétophone, un œil de photographe et une plume d'écrivain. » Plus le temps avance, plus le regard de la Petite Dame est familier mais également distancié.

Ainsi à « l'admiratrice débordée par l'importance des conversations » qu'elle doit d'abord relayer à Gide dans ses lettres puis consigner dans ses Cahiers succède peu à peu « l'observatrice exigeante ». C'est grâce à la Petite Dame qu'on sait le souci vestimentaire de Gide qui, sous ses faux-airs débraillés, cache une négligence savante, très étudiée.

La Petite Dame se montre d'ailleurs très soucieuse elle aussi de l'apparence de Gide, veillant « à ce qu'il habite son importance, qu'il reste dans sa ligne », y compris vestimentaire. C'est grâce à elle aussi qu'on sait sa drôlerie « de clown japonais », « son honnêteté, sa façon d'être charmant, sa patience en amitié. »

« Si l'on compare ses Cahiers au Journal de Gide, on voit bien qu'il y a non seulement compatibilité, mais qu'ils se complètent. On doit à la Petite Dame d'avoir su nous montrer le fonctionnement compliqué de Gide », assure ainsi Pierre Masson. D'une certaine façon, la Correspondance complète ce panorama, dans les moments psychologiques comme dans le fonctionnement de leur quotidien.

Journées Catherine Gide : Maria Van Rysselberghe (4/6)

(Bref et subjectif résumé des interventions des 3èmes Journées Catherine Gide qui se sont tenues les 23 et 24 avril 2016 au Lavandou. Les communications intégrales des intervenants seront publiées dans le prochain Bulletin des Amis d'André Gide.)


Le nom, ou plutôt les noms et les surnoms jouent un rôle important chez Maria Van Rysselberghe. Née Marie, elle choisit de se faire appeler Maria. Gide lui donnera celui de Petite Dame. Schlumberger l'appellera toujours par son second prénom, Philomène. Martine Sagaert détaillait aussi pour nous l'évolution de ce nom dans les lettres adressées à Gide, au fur et à mesure que l'amitié s'accentuait entre eux, laissant enfin place à un lien familial après la naissance de Catherine :

Maria Van Rysselberghe (1900-1903)
Mme Théo
Maria VR (1902-1914)
MVR (1904)
M.VR. (1905)
M.VR (1917)
M (1905)
Maria (1904-1916)
Maria VR. (1916)
Votre Maria VR (1904 - 1905)
Votre Maria0 (1908 - 1916) Votre douloureuse Maria (1913)
Votre amie Maria0 (1914-1916)
Votre amie Maria VR (1916)
Votre amie Maria V. (1916)
La petite Dame
La P.D.
L.P.D.
Your little lady for ever
Maria
La Tit Dame
Mamy Tit

Raphaël Dupouy, organisateur des Journées Catherine Gide, s'intéressait quant à lui au nom de la Petite Dame en littérature : M. Saint-Clair. « Un nom signant son attachement au Lavandou et à ce quartier en particulier, dont elle emprunte le nom. » C'est en 1898 que, suivant leur ami Henri-Edmond Cross, Théo Van Rysselberghe et Signac vont louer leur première maison au Lavandou. Théo y fera construire sa villa, sur les plans de son frère Octave, en 1910.

 


Raphaël Dupouy, organisateur des Journées Catherine Gide

Ainsi, même quand les relations entre Théo et Maria se feront plus distantes, le nom revendiqué par Maria pour ses textes continuera à affirmer son double attachement : à son mari et au lieu qu'il a choisi pour vivre et peindre. « A moins que Maria la féministe ne rejette le nom de son mari, pour dire qu'elle a épousé ce pays ? » s'interroge Raphaël Dupouy. Plusieurs combinaisons et donc solutions sont en effet possible : « M. Saint-Clair » comme « aime Saint-Clair » ?

« Le nom de Saint Clair, ce saint qui guérit de la cécité et ouvre les yeux au monde et au beau lui convient aussi très bien », suggère Raphaël Dupouy. « Comme le peintre qui a besoin de lumière, Maria a un besoin de clarté dans les rapports humains. Par ses Cahiers, ne prétend-elle pas « éclairer la figure de Gide » ? »

Raphaël Dupouy nous révélait enfin que c'est cette clarté que Maria appréciait tant, déjà, chez Verhaeren :

« Certains mots, nous dit Valéry, sonnent en nous, entre tous les autres, comme des harmoniques de notre nature la plus profonde. Pour Verhaeren, je les trouve, ces harmoniques, dans deux petits mots auxquels on n'a guère, je crois, prêté attention et qui sortent du tréfonds de son être; ce sont les mots fou et clair : l'un dit toute sa démesure, son goût pour le téméraire, l'impossible, l'absurde; l'autre éclaire sa foi dans l'infinie ressource de la nature humaine. »

Et c'est sur ce mot clair qu'elle conclut dans Galerie privée son portrait de Verhaeren :

« Verhaeren a confié à ce petit mot la nuance exacte de son idéal; il est fait de pureté, de transparence, il est une sorte d'évidence du meilleur, il dit plus exactement qu'un autre le vœu de tout son être moral, l'aspect de ses prédilections. Il l'a employé jusqu'à l'extravagance, jusqu'à la satiété. Toutes choses dans ses décors deviennent claires : les routes, les rameaux, les nues, les jardins, les maisons, les vaisseaux, il n'est pas jus­qu'au tigre qui ne soit tel dans son bondissement. Cette syllabe avait dans sa voix prenante et tim­brée une sonorité cristalline et soudaine, il la disait avec un tel plaisir que jamais elle ne s'est ternie. C'est elle qui donne à ses trois livres d'amour leur accent le plus particulier. Être clair, être de volonté claire, loin des chemins tortueux, à jour avec soi-même, avec ses propres exigences, ainsi s'expri­maient ses plus tendres conseils. On pourrait dire qu'à côté du fameux :

Admirez-vous les uns les autres

un peu monté le ton, le message le plus pressant de Verhaeren c'est : Préservez en vous la précieuse folie et surtout : Efforcez-vous d'être clairs. »

Journées Catherine Gide : Maria Van Rysselberghe (3/6)

(Bref et subjectif résumé des interventions des 3èmes Journées Catherine Gide qui se sont tenues les 23 et 24 avril 2016 au Lavandou. Les communications intégrales des intervenants seront publiées dans le prochain Bulletin des Amis d'André Gide.)

La Correspondance de Gide avec Maria Van Rysselberghe éclaire, par la bande, la relation entre la Petite Dame et Aline Mayrisch. Une relation « mystérieuse et importante » comme l'a qualifiée Pierre Masson lors des 3èmes Journées Catherine Gide au Lavandou, et qui a rappelé « l'holocauste de sa correspondance par Aline Mayrisch, et notamment celle avec Maria. »


 Pierre Masson aux Journées Catherine Gide


Aline et Maria se rencontrent en 1901 au Luxembourg chez des relations communes. « Elles partagent la même culture, les mêmes affinités intellectuelles. Et leur duo va très rapidement devenir un trio avec l'irruption de Gide », commente Pierre Masson. Riche, Aline Mayrisch joue le rôle de bonne fée, présidant aux destinées de Gide et de ses alentours, de la NRF, des Décades de Pontigny, des projets de Copeau...

C'est Maria qui va donner à lire L'Immoraliste à Aline. En 1903, cette dernière en fera une critique signée A.M. de Saint-Hubert (A. M. pour « Aline Mayrisch », suivi de son nom de jeune fille, procédé désexualisant de la signature qui n'est pas sans rappeler le « M. Saint-Clair » de la Petite Dame...). C'est également en 1903 que se place l'épisode important à Weimar qui rapproche les uns et les autres. « Chacun de nous entrouvrait pour les autres des mondes qui ne s'étaient pas encore mêlés », se souviendra Maria dans ses souvenirs recomposés de ce voyage.

Mais les relations entre Aline et la Petite Dame seront toujours compliquées, comme en témoigne une douloureuse lettre à Gide envoyée de Londres en 1913. En 1915, Maria rejoint Aline qui est malade, ce qui accentue la cassure avec Théo. En 1926, Maria est veuve. En 1928, c'est Aline. Pourtant, elles ne se rapprocheront pas. Aline part faire de longs voyages, les liens avec Maria se distendent.

C'est leur commun amour du sud de la France qui les rapprochera à la fin des années 30. En 1937, après avoir vendu la villa Le Pin au Lavandou, Elisabeth Van Rysselberghe et Pierre Herbart font construire à Cabris la maison Les Audides. Aline Mayrisch s'installera tout à côté à La Messuguière, où Gide ira souvent. C'est là qu'elle mourra, après des mois de réclusion dans la chambre de la tour, en proie à des douleurs tant physiques que morales. « Une fin qui ne lui ressemble pas », commentera la Petite Dame.

L'histoire d'amour entre Maria et Aline, demeurera mystérieuse. « Il a pesé sur cette histoire un interdit » remarque Pierre Masson. Un interdit prononcé d'ailleurs par Gide qui ne souhaitait pas voir s'établir de comparaison entre l'histoire vécue par la Petite Dame et celle entre Marc Allégret et lui. « Il faut rendre justice à Maria et à Aline : elle se sont apporté beaucoup, se sont fait du bien, et ont fait le bien autour d'elles », conclura Pierre Masson.

Journées Catherine Gide : Maria Van Rysselberghe (2/6)

(Bref et subjectif résumé des interventions des 3èmes Journées Catherine Gide qui se sont tenues les 23 et 24 avril 2016 au Lavandou. Les communications intégrales des intervenants seront publiées dans le prochain Bulletin des Amis d'André Gide.)

La Petite Dame, Maria Van Rysselberghe, existait avant sa rencontre avec son grand homme, André Gide. Lors des 3èmes Journées Catherine Gide qui se déroulaient les 23 et 24 avril derniers au Lavandou, Martine Sagaert a évoqué le parcours de Maria Van Rysselberghe, et notamment sa formation.


Martine Sagaert aux 3èmes Journées Catherine Gide


Comment cette femme issue de la bourgeoisie a pu mener sa vie aussi librement ? Pour Martine Sagaert, le milieu familial, entre un père fonctionnaire des chemins de fer qui meurt en 1871, alors que Maria n'a que 5 ans, et une mère qui devient la dirigeante d'une importante maison d'édition et imprimerie belge*, a joué un rôle déterminant.

Sans la couper de la religion, puisque la petite Marie Philomène Monnom racontera plus tard à Béatrix Beck comment elle a perdu la foi un peu avant sa communion solennelle, sa mère l'envoie au Cours d'Éducation pour jeunes filles. Un établissement créé en octobre 1864 à Bruxelles par la pédagogue Isabelle Gatti de Gamont pour soustraire les jeunes filles de l'enseignement religieux dominant.

C'est là qu'elle rencontrera Augustine de Rothmaler qui y enseigne la littérature française, l'anglais, l'allemand. Elle y fera aussi la connaissance de ses amies Marie Closset et Blanche Rousseau, qui avec l'enseignante Marie Gaspar créeront à leur tour des écoles libres, et surtout l'éphémère société secrète des Peacocks. C'est sous ce nom qu'elles apparaîtront d'ailleurs dans une toile de Van Rysselberghe et dans la correspondance de Gide et la Petite Dame.

A son tour, Elisabeth, la fille de Maria et Théo Van Rysselberghe, saura échapper aux conventions bourgeoises, grâce à Maria. « Elle a réussi à faire de sa fille une femme libre et accomplie », comme le souligne Martine Sagaert. Elisabeth qui choisira la voie de l'horticulture, voudra être utile et indépendante, comme sa mère qui s'engage aux côtés de Gide en 1914 dans le Foyer Franco-Belge. La Correspondance avec Gide révèle qu'elle cherchera même à passer un diplôme d'infirmière en 1917.

Une Correspondance qui confirme aussi les dons d'écriture que Maria Van Ryssleberghe a révélés dans ses Cahiers, ou dans ses rares textes : Il y a quarante ans, Strophes pour rossignol, Galerie privée. Des dons de portraitiste, mais aussi pour saisir et rendre une ambiance, ce qu'elle peut avoir de saugrenu, de dramatique ou d'incommunicable.

Aussi déplorera-t-on avec Martine Sagaert que Maria Van Ryssleberghe ne figure dans aucun dictionnaire de la littérature, dans aucune histoire de la littérature, ni en Belgique, ni en France. Pas même dans le Dictionnaire des femmes belges : XIXe et XXe siècles, d'Eliane Gubin, paru en 2006 chez Lannoo Uitgeverij...

Ses textes « parus sous le voile noir identitaire » pour reprendre l'expression de Martine Sagaert, c'est-à-dire sous le pseudonyme de « M. Saint-Clair » ont trompé jusqu'à Gide lui-même... Et encore dans le Malraux par lui-même de Gaëtan Picon paru en 1953 (réédité à l'identique en 1965 !), peut-on lire un portrait de Malraux par la Petite Dame signé par une certaine... Monique Saint-Clair !

Extrait de Malraux par lui-même, G. Picon, Seuil, 1965

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* Le mystère de cette reprise de l'imprimerie Delvingne-Callewaert en 1885, dirigée par le maître-typographe Félix Callewaert (puis sa fille Octavie — évoquée dans la correspondance de Huysmans avec Camille Lemonnier — de 1870 jusqu'à la mort de celle-ci en 1879), reste d'ailleurs à élucider...

dimanche 1 mai 2016

Journées Catherine Gide : Maria Van Rysselberghe (1/6)

(Bref et subjectif résumé des interventions des 3èmes Journées Catherine Gide qui se sont tenues les 23 et 24 avril 2016 au Lavandou. Les communications intégrales des intervenants seront publiées dans le prochain Bulletin des Amis d'André Gide.)

La 3ème édition des Journées Catherine Gide a eu lieu les 23 et 24 avril derniers au Lavandou. Après Théo Van Rysselberghe l'an dernier, au travers de son tableau Une lecture, c'est à sa femme, Maria Van Rysselberghe que ces journées ont été consacrées. La parution de la Correspondance André Gide-Maria Van Rysselberghe, aux éditions Gallimard, a permis d'apporter des éclairages nouveaux sur l'amitié qui a uni pendant plus de 50 ans la Petite Dame et le grand homme.


Les 3èmes Journées Catherine Gide au Lavandou
étaient consacrées à la Petite Dame

Juliette Solvès et Peter Schnyder, qui présentent et annotent l'édition de cette Correspondance inédite, ouvraient les Journées Catherine Gide par un panorama de ce fort volume, riche de plus de 800 lettres. « Les lettres échangées avec Gide se différencient des autres correspondances d'André Gide par l'absence de cloisonnement entre les sujets : la littérature y est mêlée à la vie de tous les jours », explique notamment Juliette Solvès.

Le quotidien (de la liste de courses aux maladies des uns et des autres, des petites tyrannies de Gide aux séjours en cure thermale) voisine avec les comptes-rendus de lectures (des œuvres de Gide ou des amis) ou des rencontres avec les amis. « Une véritable correspondance de l'amitié », comme le souligne Peter Schnyder. Mais en aucun cas une « amitié amoureuse » comme l'écrit un journaliste dans le Magazine littéraire.

Au contraire, Gide et Maria Van Rysselberghe peuvent y évoquer leurs passions, vécues chacune de leur côté. Lorsqu'elles sont au beau fixe comme celle entre Gide et Marc Allégret :

« […] j'ai des remords de mon bonheur, et de l'avoir étalé cyniquement devant vous, avec des manières de « nouveau riche », dignes de pousser à bout notre amitié – et ceci pour vous avoir donné le regard sur certain compartiment secret de mon cœur », écrit Gide en juillet 1917.

Ou lorsque rien ne va plus entre Maria et Aline Mayrisch :

« Seule dans ce Londres je mène une vie étrange […] errant avec de mauvaises pensées, ayant perdu toute notion de ma condition sociale. Soulagée d'être seule et triste à défaillir, en proie à tous les vertiges. N'est-ce pas vous savez à quel degré peut monter la détresse de la solitude en voyage. » (23 ou 30 juin 1913)

Juliette Solvès et Peter Schnyder, éditeurs de la
Correspondance Gide-Maria Van Rysselberghe


Maria a trouvé « un homme qui [lui] ressemble », « un moi plus difficile ». Gide « celle qui [sait] le mieux [ses[ empêchements et [ses] exigences ». « C'est une amitié pure, désintéressée », confirme Juliette Solvès. Non seulement cette Correspondance ne fait pas vraiment doublon ni avec les Cahiers de la Petite Dame, ni avec le Journal de Gide, mais elle place Maria Van Rysselberghe sur le même plan que Gide : celui de la littérature.

La richesse d'écriture, le style de la Petite Dame n'ont rien à envier à celui de Gide, et comme lui sans doute sait-elle que ses lettres font œuvre. Elle est après tout la première « gidienne »... Des trouvailles drôle ou poétiques parsèment ces lettres souvent plus longues chez la Petite Dame : « Votre lettre est entrée en moi comme Nijinski entrait en scène », confie-t-elle à Gide. Son grand homme, sa grande ombre, avec laquelle elle ne cesse jamais de converser.

Suite des interventions :