mercredi 17 février 2016

Lettre à François Porché


La dernière des Lettres données par Gide dans la NRF entre juin 1928 et janvier 1929 est celle en réponse au livre de François Porché, L'amour qui n'ose pas dire son nom. Le livre a paru fin 1927 chez Grasset, et cette lettre-réponse connaît une succession d'aventures :
  • 19 décembre 1927 : Gide « fait tenir privément quelques passages » de sa lettre à François Porché, nous apprend ce dernier dans la réponse à celle parue dans la NRF de janvier 1929, cette réponse de Porché étant quant à elle datée du 2 janvier 1929. Porché y révèle aussi que Gide et lui se sont rencontrés ce même jour de décembre 1927.

  • le 2 janvier 1928, Gide note dans son Journal : « Ecrit une réponse au livre de François Porché ; où je ne dis pas le dixième de ce que j'aurais à dire. C'est une flèche que je crains d'alourdir. Il est bon de laisser entendre qu'on en a d'autres dans son carquois. Au demeurant, ce n'est pas contre Porché que je tire, et j'espère qu'on le comprendra. »
  • deux jours plus tard, Gide va porter son texte à Maurice Martin du Gard, alors directeur des Nouvelles Littéraires (voir le récit de cette visite de Gide par Martin du Gard) qui laisse passer un peu de temps pour, comme il l'espère, épargner à ses lecteurs « cette scène d’exhibitionnisme ».
  • le 10 février 1928, c'est la Petite Dame qui note : « Il renonce décidément à répondre à Porché ». « Les choses intéressantes que tout de même je disais dans cette lettre que j'ai bien fait de retirer, je les mettrai peut-être en appendice à Corydon » explique Gide à la Petite Dame.
  • le 12 novembre 1928, Gide corrige des épreuves, et la Petite Dame nous apprend : « Ce que Gide corrige aussi, c'est sa réponse à Porché à propos de son livre L'amour qui n'ose pas dire son nom. Il la fit voici longtemps mais ne l'a pas publiée. Nous ne la connaissions pas. Gide compte l’imprimer en queue d'une nouvelle édition de Corydon. Jean [Schlumberger], qui la trouve bonne, objecte qu'ainsi elle n'atteindra qu'un public de seconde zone, précisément celui auquel elle n'est pas destinée. Je propose que Gide la donne dans la N.R.F. »
  • en janvier 1929, la lettre à François Porché paraît dans la N.R.F.
  • mais dans l'édition augmentée de Corydon, portant l'achevé d'imprimer du 27 avril 1929, cette lettre ne figure pas, contrairement aux différentes notes qui semblent avoir colporté cette erreur, depuis les Cahiers de la Petite Dame, à la biographie de Gide par F. Lestringant, en passant par la notice de Corydon dans l'édition des Romans et Récits de la Pléiade en 2009.


A FRANÇOIS PORCHÉ

Janvier 1928.

Mon cher François Porché,

On dit que vous avez écrit un livre courageux1. Je le dis aussi, et que votre grand courage a été, tout en vous opposant au mal, de ne pas faire chorus avec les aboyeurs ; de comprendre et de faire comprendre qu'il y a, dans le sujet que vous traitez, autre chose que matière à anathèmes, à quolibets et à brocards.

Tout votre livre respire, à l'égard de la question, non seulement une intelligence peu ordinaire ; mais aussi une honnêteté, une décence et une courtoisie, (particulièrement en ce qui me concerne), auxquelles je suis peu habitué, et, partant, loin d'être insensible. Il y a plus : je n'ai pu lire sans une émotion profonde les pages où vous évoquez certains souvenirs du temps de guerre, et veux que vous sachiez l'écho que l'expression de votre estime et de votre sympathie trouve en mon cœur.

Combien fut grande ma surprise, en poursuivant ma lecture, de ne rencontrer, de page en page, à peu près rien que je ne dusse approuver. Partout l'on sent le plus sincère effort de ne pas condamner sans juger, de ne pas juger sans comprendre, et j'estime qu'on ne saurait pousser plus loin l'intelligence de ce que pourtant l'on désapprouve.

Si quelques objections, irrésistiblement, se soulèvent en mon esprit au sujet de ce qui touche à ma personne ou à mes écrits, est-ce uniquement parce que mon amour-propre entre en jeu ? Je ne crois pas. Il me paraît que, dans le portrait que vous tracez de moi, certains traits sont un peu grossis, d'autres un peu faussés (sans du reste aucune intention malveillante) et que, pour vous donner plus de raisons de la combattre, parfois vous outrez un peu ma pensée. Enfin cette évolution, cette courbe que vous découvrez dans mon œuvre et dans mon caractère, et que les titres mêmes de vos derniers chapitres dénoncent, cet enhardissement progressif, c'est vous qui l'inventez.

Ainsi vous signalez mon Immoraliste ; mais ne parlez pas de Saül, bien plus topique assurément, publié en 1902 également, mais écrit cinq ans plus tôt. Il ne dépendait pas de moi que la pièce fût jouée ; je fis ce que je pus pour la produire ; Antoine faillit très courageusement m'y aider... Je ne rappelle pas cela pour me targuer d'avoir devancé Proust, mais parce qu'il n'est pas dans mon humeur de jouer ce rôle du Moron de la farce, qui ne descend de son arbre pour combattre l'ours, qu'un autre ne l'ait préalablement mis par terre.

De même, selon vous, je n'aurais « pris que sur le tard cette détermination d'écrire mes mémoires ». Quelques amis communs pourront vous certifier que cette détermination, avec toutes ses conséquences, fut prise dès avant 1900 ; et non seulement la détermination de les écrire, mais bien aussi celle de les publier de mon vivant. Et de même pour Corydon.
Ceci encore, pas très important, mais qui nous ramène à des considérations moins personnelles : vous me faites plus érudit que je ne suis. En général, j'ai plus interrogé la vie que les livres, et, nombre de ceux dont vous parlez, j'avoue que je ne les ai point lus2. Mais, après avoir achevé le vôtre, j'ai rouvert la Divine Comédie et je m'étonne un peu, que, dans le chapitre sur « la tradition de l'anathème », où vous nommez Boccace, Machiavel, l'Arétin, vous n'ayez pas interrogé Dante, le grand poète justicier.

— « Attends ! Avec ceux-ci, il sied d'être courtois », fait-il dire à Virgile, parlant de cette sorte de gens qui vous occupe, si tant est que l'on accepte l'interprétation généralement admise. Car Dante ne précise pas sur ce point, et laisse son lecteur supposer le péché qu'ont bien pu commettre ceux qu'il présente dans le chant XVI de son Enfer, péché que l'on ne peut induire que par raccroc et connaissant d'autre part la vie des damnés que voici ; de Jacopo Rusticucci par exemple, dont une note de Lamennais nous apprend que, marié à « une femme acariâtre, il la quitta et se jeta dans d'infâmes débauches ». Du reste, le chant qui précède semble bien avoir trait également à cette même classe de pécheurs ; et c'est peut-être pourquoi Dante reste si chastement imprécis. D'un medesmo peccato al mondo lerci, se contente-t-il de dire, et tous dans le monde souillés d'un même péché — en parlant de cette troupe dont fait partie Brunetto Latini, son maître ; de cette troupe dont « Ser Brunetto » lui dira : « Sache, en somme, que tous furent clercs et grands lettrés et de grande renommée3 », lorsque Dante lui demandera de lui désigner « li suoi compagni piu noîi e piu somme ».

Madame Espinasse-Mongenet, dans son excellente traduction de l'Enfer, croit également que les deux chants XV et XVI parlent de « ceux qui firent violence à la nature ». Mais, cherchant ce qui différencie la troupe suivante de celle dont Brunetto Latini fait partie, la traductrice hésite et doute si c'est la nature du péché commis. « Il se peut aussi », ajoute-t-elle, « que les âmes soient groupées suivant la profession qu'elles eurent dans ce monde : d'une part les clercs et les hommes de lettres (sodomites dont il est question dans le chant XV) ; de l'autre, les guerriers et les hommes d'état (sodomites du chant XVI) ». Et voici, de cette dernière troupe, les trois damnés qui s'empressent vers Dante : C'est Guido Guerra qui « fit de grandes choses avec sa prudence et avec son épée » — et Madame Espinasse ajoute en note : « Fier et valeureux soldat et sage conseiller. » Puis : « Tegghiajo Aldobrandi, dont la voix, dans le monde, là-haut, aurait dû être écoutée et obéie » ; et une note de Madame Espinasse ajoute : « Valeureux chevalier, homme agréable et sage, accompli dans les armes, digne de foi. » Puis : Jacopo Rusticucci, « vaillant soldat, riche et bon Florentin, homme d'un grand sens politique et moral », dit Madame Espinasse.
Tels sont les homosexuels que Dante nous présente.

Et, que si l'on se refuse à reconnaître dans ces damnés des chants XV et XVI la sorte de pécheurs qui nous occupe, n'admettant pas que Dante ait pu leur faire la part si belle, il faudrait alors reconnaître que Dante ne jette pas Sodome en Enfer, la réservant au chant XXVI du Purgatoire. Ici plus aucun doute possible ; Dante précise à deux reprises le péché de ceux à qui ses premières paroles sont : « O âmes sûres un jour de reposer en paix4 ». Et, de nouveau, ces âmes pécheresses sont celles de poètes de grand renom au temps de Dante.

L'importance que Dante reconnaît à ceux-ci, quand ce ne serait que par la place qu'il leur accorde, la cortesia, pour reprendre son mot, avec laquelle il estime qu'il convient de parler d'eux, et l'extraordinaire indulgence dont il fait preuve à leur égard, s'explique peut-être un peu par le sentiment que Virgile lui-même, « tu duca, tu signor e tu maestro », après l'avoir quitté, irait rejoindre cette troupe5. A moins que l'on ne préfère dire que cette indulgence vînt directement de Virgile. Elle venait sûrement aussi de la considération que l'un et l'autre étaient bien forcés d'avoir pour les gens de valeur qui la composent.

Si je dis tout ceci c'est que votre livre ne le dit pas. Mais ce qui me paraît y manquer surtout, c'est un chapitre, que semblait promettre votre préface, un chapitre qui formerait réponse à cette question que personne n'a l'air de se poser, encore qu'elle me semble inéluctable : — Quelle est, selon vous, dans leurs rapports avec la littérature, le devoir de ces « grands lettrés », j'entends : de ceux qui font partie de cette troupe ? Certes ils ne sont pas tous tenus de parler de l'amour ; mais, s'ils en parlent, ce qui est assez naturel, poètes ou romanciers, devront-ils feindre d'ignorer celui « qui n'ose dire son nom », alors que, si souvent, c'est à peu près le seul qu'ils connaissent ? Car enfin, s'écrier avec tel et tel : « En voilà assez ; la mesure est comble ! », c'est fort joli, mais c'est avouer du même coup qu'on préfère le camouflage. Ne voient-ils qu'avantage dans le travestissement qu'implicitement ils conseillent ? Pour moi je crains que ce constant sacrifice à la convention, consenti par plus d'un poète ou d'un romancier, parfois célèbre, ne fausse un peu la psychologie et n'égare grandement l'opinion.

— Mais la contagion ! direz-vous. Mais l'exemple !...

Pour épouser votre crainte, il me faudrait être un peu plus convaincu que je ne suis :

1° que ces goûts puissent si facilement s'acquérir ;
2° que les mœurs qu'ils entraînent portent nécessairement préjudice soit à l'individu, soit à la société, soit à l'état.

J'estime que rien n'est moins prouvé.

Le snobisme et la mode m'irritent autant que vous ; et, peut-être, sur ces points, plus que vous. Mais je crois que vous vous exagérez leur importance, tout comme celle de l'influence que je peux avoir.

« A qui M. Gide fera-t-il croire qu'on doive préférer l'œillet vert à la rose ? » s'écriaient hier Jérôme et Jean Tharaud. (Et l'on sait ce qu'il faut entendre par ces deux fleurs symboliques.) — A qui ? Mais, à personne. Et je ne puis mieux répondre que par cette question même, à ceux qui m'accusent de pervertir.

Si je m'occupe ainsi de votre livre, mon cher Porché, c'est que, pour la première fois, je me trouve en face d'un adversaire honnête ; je veux dire : que n'aveugle point une indignation préconçue. Et même, à ce reproche de forfanterie que vous formulez et qui s'adresse peut-être un peu à moi, si je ne proteste que faiblement, c'est certain que vous m'accorderez qu'il est bien difficile, où si longtemps la dissimulation fut de rigueur, d'être franc sans paraître cynique, et naturel avec simplicité.
Tout amicalement votre
ANDRÉ GIDE



1. L'amour qui n'ose pas dire son nom.
2. Par contre, parlant de Balzac, vous semblez ignorer son extraordinaire Vautrin, le drame dont la censure (?) interrompit brusquement les représentations en 1840. Balzac y présente un Jacques Collin plus démasqué, plus révélateur que dans le Père Goriot ou les Illusions perdues.
3. Je cite d'après la traduction de Lamennais.
4. Aussi bien ces âmes se sont-elles repenties avant leur mort, ainsi que toutes celles que Dante fait figurer au Purgatoire.
5. II est question, dans ce chant, de deux troupes, que Dante mêle et puis sépare : ceux qui vont criant : « Sodome et Gomorrhe ! » et ceux qui crient : « Dans la vache de bois entre Pasiphaé, pour que le taureau coure à sa luxure », et qui, lorsque Dante les interroge, lui disent assez mystérieusement et improprement : « Nostro peccato fu ermafrodito » ; à quoi Lamennais ajoute en note :« Ce mot indique ici l'union bestiale de l'homme avec les animaux. »

Ici s'achève la publication des lettres données par Gide dans la NRF entre juin 1928 et janvier 1929. On peut les retrouver toutes, sous forme de sommaire avec liens, à partir de la première parution.

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