samedi 16 janvier 2016

Lettres au R. P. Poucel

En 1925, Gide vend sa bibliothèque et règle quelques comptes en jetant à Drouot, c'est-à-dire sur la place publique, les envois pleins d'admiration des anciens amis. Entre juin 1928 et janvier 1929, il choisit de donner la même publicité à quelques-unes de ses lettres, qu'il publie dans la N.R.F. Après Mauriac et Rouveyre, c'est à Victor Poucel que Gide répond dans le numéro de juillet 1928.

Prêtre jésuite et théologien, Victor Poucel signe aussi des critiques littéraires dans la revue Etudes. En octobre 1927, il publie deux articles, André Gide - Ses idées, son esprit et André Gide - Son art, ses livres*, qui seront repris en 1929 dans un volume, L'esprit d'André Gide, aux éditions L'art catholique. Le Journal de Gide nous révèle une réaction désormais bien connue : 1. Gide écrit une réponse, 2. Gide décide qu'il ne l'enverra pas, 3. Gide l'envoie quand même :

Cuverville. 30 novembre.
Je passe deux matinées à répondre à l'étude (si l'on peut ainsi dire) sur mon œuvre d'un certain Victor Poucel parue dans « Études — revue catholique d'intérêt général ». Et finalement je n'envoie pas ma lettre. A quoi bon ? On est trop loin de compte. Il n'est pas un des traits de ma figure qui, volontairement ou non, ne soit faussé. Mais, somme toute, il a raison, ils ont raison de me considérer comme l'ennemi. Le plaisant c'est que je sois considéré également comme l'ennemi, par leurs adversaires. Il s'agit de ne pas se laisser abattre, ni attrister, ni exaspérer, ni infatuer, mais de trouver au contraire un certain équilibre du cœur et de l'esprit dans le balancement de ces haines. Et se garder, soi, de haïr.

13 décembre.
Je reçois une prodigieuse lettre du père Jésuite Victor Poucel** en réponse à la lettre que je me suis décidé à lui envoyer, à la suite de ses deux longs articles (Études octobre-novembre). Ah! que je voudrais que tout cela fût publié plus tard, pour la plus grande édification des lecteurs. Il proteste, fort courtoisement du reste, contre ce mot de « mauvaise foi » que j'employais. Mais sa lettre entière m'amène à penser un peu plus : la bonne foi est une vertu essentiellement laïque, que remplace la foi tout court.

Ces lettres de Gide à Poucel ont paru dans la N.R.F. puis dans Divers (Gallimard, 1931). Elles nous intéressent à plus d'un titre puisque Gide les verse comme autant de pièces au dossier contre les attaques qu'il subit, mais qu'elles contiennent en outre de nombreux thèmes qui lui sont chers comme la défense de Saül. Et ce n'est à notre avis pas un hasard si cette fois encore on y retrouve l'ébauche de quelques-unes des plus célèbres citations extraites de son œuvre...


LETTRES
AU R. P. VICTOR POUCEL
rédacteur aux Etudes, « revue catholique d'intérêt général ».

Cuverville-en-Caux, 27 novembre 1927.

Monsieur,

Votre longue étude, encore qu'elle s'oppose violemment à moi, respire assez d'honnêteté pour m'inviter à vous écrire. Comme vous le pensez fort bien, votre « rigueur me blesse moins que de sottes louanges ». Aussi bien est-ce beaucoup moins l'outrance que la mauvaise foi qui put me révolter dans le réquisitoire de Massis. Le jour où la critique s'occuperait des pages qu'il me consacre, elle y relèverait des truquages plus graves et plus nombreux que ceux qui émaillent son jugement sur Renan ; inventions à mon avis parfaitement inutiles, car mes écrits fournissent amplement de quoi motiver son indignation et la vôtre. Il faut reconnaître, et malgré le respect qu'on leur garde, que les catholiques, ces derniers temps, n'ont point fait preuve d'un grand souci de la justice et de la vérité. Certes rien ne m'a plus averti contre le catholicisme que son facile accommodement avec le mensonge. Pascal, en eux, n'a jamais vaincu Loyola.

Persuadez-vous que c'est à mon horreur du mensonge que sont dues certaines affirmations, que je comprends bien qui vous choquent, mais que vous avez tort d'imputer à une arrogance, ou une suffisance, dont je doute que vous puissiez trouver des marques dans ma vie.

Je suis donc heureux de trouver dans votre étude plus de bonne foi que je n'osais en attendre, et c'est pourquoi je vous écris. Même vous voulez bien indiquer, dans une citation que vous faites de mon traité du Narcisse, qu'il s'agit là d'un ouvrage de prime jeunesse. C'est une honnêteté à laquelle les critiques (et pas seulement ceux de votre bord) ne m'ont guère habitué, et dont je vous sais d'autant plus gré. Mais, cette honnêteté, pendant que vous y étiez, il me semble que vous auriez pu la pousser plus loin.

Evidemment, le plus simple est de me repousser tout en bloc, et de laisser Corydon, les Faux-Monnayeurs et Si le Grain... entraîner dans votre enfer toute mon œuvre, voire cette Symphonie Pastorale, que vous louez peut-être à l'excès1. Mais cette indulgence que vous voulez bien marquer pour ce dernier écrit m'invite au Distinguo. Me permettrez-vous de vous proposer celui-ci que j'ai fait à mon tour en toute bonne foi, à votre point de vue.

Il va sans dire que tous mes derniers écrits sont nettement condamnables et damnables, quelle que soit la part de vérité psychologique que l'on peut parfois y trouver. Condamnables également mes Nourritures Terrestres (dont vous citez une phrase assez veule***, qui ne me paraît guère mériter votre louange ; il me semble que vous auriez pu mieux choisir). Mais ce livre est de 1897; et le danger même que présentait sa doctrine (si j'ose ainsi dire) m'est si nettement apparu, que, sitôt après, en antidote, j'ai écrit Saül (dont sans doute on reconnaîtra plus tard l'importance), dont le sujet même est l'exposé de cette ruine de l'âme, de cette déchéance et évanouissement de la personnalité qu'entraîne la non-résistance aux blandices. Relisez-le (ou lisez-le) d'un œil catholique, en oubliant que c'est de moi.

En enfer, nonobstant, Saül, avec ces Nourritures, qui l'y précèdent et l'y entraînent. Car ce que je vous en disais n'est nullement pour le sauver à vos yeux, mais pour vous avertir qu'il n'est peut-être pas très équitable de présenter l'éthique des Nourritures comme la dominante de ma vie. S'il en était ainsi, je m'en serais tenu à ce livre et me serais depuis longtemps laissé supprimer comme Saül par les démons.

Je reviens au Distinguo que je vous propose :

Je ne comprends pas trop pourquoi vous considérez L'Immoraliste, la Porte Etroite et Isabelle comme de mauvais livres (je me place à votre point de vue, bien entendu). Ce sont trois livres avertisseurs, qui, avec la Symphonie Pastorale, travaillent dans votre sens et versent de l'eau à votre moulin. Ils dénoncent tour à tour les dangers de l'individualisme outrancier, d'une certaine forme de mysticisme très précisément protestant (Claudel m'écrivit d'admirables lettres à ce sujet), du romantisme, et, dans la Symphonie Pastorale, de la libre interprétation des écritures. Il ne tient qu'à vous de tirer de chacun de ces quatre livres un enseignement parfaitement orthodoxe. Persuadez-vous qu'il y est.

Et persuadez-vous de ceci : Tout l'acharnement d'un Massis ou d'autres ne parviendra jamais à faire de moi un ennemi du Christ (ce qui ne veut nullement dire que je prétende avoir toujours vécu dans sa lumière et que je cherche à me faire moins grand pécheur que je ne suis). S'il m'arrive par la suite de me dresser contre le catholicisme, c'est vraiment que les catholiques m'y auront poussé, m'y auront forcé. Il me sera toujours, et de toute façon, extrêmement pénible de le faire, car je compte parmi eux des amis qui me restent très chers. Déjà, je l'avoue, l'accent voilé de certaines de vos phrases, à la fin de votre étude, suffit à m'émouvoir. Et sinon je ne vous écrirais pas.

Veuillez croire à mes sentiments bien attentifs.

P.-Sc. — Etes-vous parfaitement de bonne foi lorsque vous protestez devant cette remarque que je fais et que n'importe qui peut faire : qu'il n'y a pas de saints parmi les artistes et pas d'artistes parmi les saints, m'accusant ensuite de méconnaître et l'Angelico et le Poverello; et parlant de la poésie de celui-ci à laquelle vous me reprochez de demeurer insensible ?... Je puis trouver dans les paraboles du Christ plus de poésie que dans Homère, il ne m'en paraîtrait pas moins irrévérencieux de parler du Christ comme d'un artiste, ou de présenter certaines de ses paraboles dans un livre de « morceaux choisis ». L'Eglise, qui sait fort bien ce qu'elle fait, n'a pas canonisé le peintre de Saint-Marc, non plus qu'aucun autre artiste. Libre à vous de vous écrier lyriquement : « Pour moi, je mets l'Angelico dans la Gloire ! », mais ça c'est de la fantaisie et l'Eglise ne vous suit pas. Je crois être, beaucoup plus que vous, près d'elle en disant que, si tendu que l'art soit vers le divin, il garde toujours quelque chose de diabolique, quelque écho du Eritis sicut dii****. Y a-t-il vraiment là de quoi s'indigner contre moi ? En exploitant cette parole si simple, nullement irrévérencieuse, ni pour l'Eglise, ni pour l'art, nullement hétérodoxe ou hérétique, et dont tout au contraire vous auriez pu tirer parti, je dis que vous interprétez mon texte bien autrement que je ne fis jamais celui de l'Ecriture, et que vous cherchez à me faire dire ce que je n'ai jamais pensé.
Quant à l'interprétation que vous me prêtez des paroles du Christ : « Si le grain ne meurt... » ou « Qui veut gagner sa vie... » permettez-moi de n'y pouvoir voir qu'une révoltante monstruosité.

P.-Sc. 2 — Dois-je vous envoyer cette lettre ?... Je relis au hasard quelques passages de votre étude ; votre exposé de mon Immoraliste, en particulier.
Ainsi donc il eût suffi de quelques phrases prémonitoires, de quelque artificieux et prudent discours d'un des amis de Michel, jouant le rôle de Chactas auprès de ce nouveau René, pour vous faire vous écrier : « Ah ! que Gide a bien noté le désarroi, la détresse de l'âme qui cède à sa pente et fait de son désir sa loi ! » Comme si ce n'était pas là précisément le sujet même de mon livre et comme si je ne menais pas à la banqueroute mon héros ! Que pouvez-vous dire ou penser contre lui que je ne vous aie pas d'abord suggéré ? Pourquoi prendre cet air malin de : « Ah ! ah ! je ne te le fais pas dire » et dénoncer comme d'inconscients aveux de ma part tout ce que vous découvrez dans mon livre (et dans mon œuvre en général) qui vous serve à fronder cette fausse image que vous vous faites de moi ; ces armes que je vous tends loyalement, pour quoi donner à entendre que vous me les subtilisez ?

1. « Pour moi, ce dernier ouvrage prendrait place à côté de la Princesse de Clèves, qu'il dépasse de beaucoup par le nuancé du sentiment, l'art des transitions insensibles dans les situations, une délicatesse de touche, une perfection d'ensemble, un « serré », qui dénotent la main d'un grand artiste ; on ne peut s'y tromper. »

II
AU R.P. VICTOR POUCEL

Paris, le 17 décembre 1927.

Monsieur,

Je voudrais vous dire à mon tour combien je suis sensible à votre lettre. Mais elle éclaire, à votre insu peut-être, les points sur lesquels nous ne pourrons jamais nous entendre.

Il me semble assez naturel que le sens et le goût de la vérité ne soit pas le même chez celui qui la cherche et chez celui qui croit l'avoir trouvée. Le premier craint sans cesse de se tromper. Le second marche plein d'assurance, « si sûr de lui qu'il n'hésite pas à rudoyer, en toute bonne conscience, les faits qui le gênent. Ce sont vos propres paroles, exemplairement révélatrices. — « A votre insu » disais-je, car vous ajoutez aussitôt : « N'est-ce pas là une loi de psychologie courante ? »... Mais non, Monsieur, pas courante du tout, Dieu merci ! Et pour trouver ce rudoiement des faits tout naturel, et ne s'apercevoir même plus que ce « en toute bonne conscience » est précisément le propre de Loyola1, il faut avoir l'esprit déjà bien profondément faussé par sa doctrine2.

Hélas ! tout dans votre lettre le confirme : appeler « travail d'Allemand » le simple souci de la chronologie ; cette piètre excuse, en reconnaissant les erreurs de votre critique, d'alléguer que le commun des lecteurs les commettrait aussi ; et jusqu'à ces assurances privées de très humble serviabilité et d'entier dévouement, après que vous venez de me traîner publiquement aux gémonies... A tout cela je reconnais le Saint-Office.

Pourtant je ne puis ne pas être sensible à la proposition que vous me faites de publier ma lettre. J'y vois un effort d'équité presque laïque, qui vous fait le plus grand honneur et dont je vous sais gré. J'accepte donc volontiers et vous remercie.

Croyez, je vous prie, à mes sentiments bien attentifs.

1. Ou du moins de ses disciples.
2. Ou du moins celle qu'on enseigne en son nom.
___________________________________
* La revue Etudes est disponible en ligne sur le site Gallica pour les numéros des années 1857 à 2000. On peut notamment consulter le tome 193 contenant les numéros des 5 et 20 octobre 1927 et donc les articles de Poucel sur Gide (utiliser la navigation par page en bas à droite de l'écran pour aller directement aux débuts des articles, page 5 et 144).
** La lettre de Poucel à Gide, datée du 8 décembre 1927, figure en appendice de L'esprit d'André Gide.
*** « Et comme pour ajouter à la magnificence d'un pareil désespoir, l'homme trompé dans la poursuite d'un bien qui le fuit se rassure en divinisant cette poursuite même :
Je te le dis eu vérité, Nathanaël, chaque désir m'a plus enrichi que la possession toujours fausse de l'objet de mon désir. – Ne distingue pas Dieu du bonheur et place tout ton bonheur dans l'instant.
Les Nourritures terrestres sont par excellence le livre religieux de Gide; l'évangile du pécheur qui se sauve dans son péché, je ne vois pas de définition plus juste. » (V. Poucel, L'esprit d'André Gide)
**** Génèse scit enim Deus quod in quocumque die comederitis ex eo aperientur oculi vestri et eritis sicut dii scientes bonum et malum (mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal)

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