dimanche 18 janvier 2015

Notre contemporain, par Pol Vandromme


« Vagabondages – pendant pour les écrivains contemporains de ce qu'a été L'Humeur des lettres pour les écrivains du passé – tranche, par son ton allègre et libre, sur l'habituelle critique professorale », peut-on lire sur la quatrième de couverture de ce recueil de critiques de Pol Vandromme, paru en 2007 aux éditions du Rocher. Et, en effet, Vandromme trousse de petits textes alertes et sans concession. 

Sur Triolet : « Tout le monde savait qu'elle avait moins de talent que son mari, mais elle était la seule à n'en pas convenir. » Sur Ernaux : « Annie Ernaux n'a rien à dire à la littérature; elle se bat les flancs pour donner à croire qu'elle lui parle d'abondance. » « Est-il possible de penser davantage le vide et le dire plus mal [qu'Ernaux] ? » Oui : « Philippe Djian en est, à juste titre, persuadé. » Même Yourcenar y passe :  « Le passé de Yourcenar n'aura pas d'avenir. La postérité n'effeuillera pas la Marguerite. »

Les lectures ici chroniquées par Pol Vandromme couvrent les décennies récentes de l'histoire de la littérature, d'Aragon, Déon, Arland, Cabanis, Céline, Beauvoir, à Delerm, Enthoven, Leys, Modiano jusqu'aux Bienveillantes, de Littell en 2006. La parution des Essais critiques dans la Bibliothèque de la Pléiade, en 1999, donne lieu à ces lignes sur Gide :


« ANDRÉ GIDE
Notre contemporain

Comment ! Un volume de La Pléiade rassemble les articles de Gide. Aurait-on oublié la phrase célèbre qui condamne à l'insignifiance, voire à l'illisibilité, cette part de l'œuvre gidienne: «J'appelle journalisme ce qui sera moins intéressant demain qu'aujourd'hui» ?

Il y a un siècle pour les premiers, un demi-siècle pour les derniers, que ces textes ont été publiés. Tout devrait confirmer la sentence qui bannissait le journalisme de la littérature : la société littéraire dans laquelle Gide a vécu est morte, une sorte de déluge l'a balayée. Or, dans ce volume, elle se trouve démentie avec constance. Ce journalisme d'écrivain, loin d'appartenir au passé, n'a pas vieilli, d'une actualité à peu près sans ride.

Mettons tout de suite une sourdine à notre étonnement. Souvenons-nous que, de son vivant (Prétextes, Nouveaux Prétextes, Interviews imaginaires), Gide avait pris lui-même l'initiative de réunir ses chroniques. La Pléiade nous propose donc, selon l'ordre chronologique, l'intégrale de ce qui fut écrit sur le sable dans des époques révolues.

Pourquoi cette durée ? Pourquoi cette jeunesse ? Les raisons sont diverses. D'abord Gide ne s'occupait que de littérature. Les questions qu'il posait sont encore les nôtres, du moins si l'exigence civilisée ne nous est pas devenue étrangère. Le monde change, mais ce qui requiert et tourmente les écrivains obéit, d'un siècle à l'autre, aux mêmes préoccupations. Qu'est-ce que la littérature ? Comment la pratiquer ? En artiste, et selon quelle forme d'art ? En propagandiste, et pour servir quelle cause ? Selon le contexte du temps, les idéologies et les esthétiques en vogue, on apportait avant-hier les réponses de la N.R.F. de Gide ou de La Revue universelle de Massis et hier celles des Temps modernes de Sartre ou de La Parisienne de Laurent. Depuis des éternités, c'est la même controverse.

Gide, ensuite, qui doutait de tout, tenait ferme à la tradition moraliste de la littérature française, en l'expurgeant de l'arbitraire dogmatique. C'était un rebelle et même un affranchi, répugnant à l'assurance sectaire. Quelle vérité ? quelle part de vérité ?, demandait-il, rejetant tout ce qui tentait de s'imposer par décret, recourant à l'ironie pour discréditer l'esprit de système.

À quoi s'ajoutait chez ce libre-exaministe un souci continuel de l'introspection, du culte du moi. Il ne cessa de parler de lui quand il semblait étudier ses confrères (de Montaigne à Dostoïevski), non pour s'affronter à eux, mais à leur contact, pour retoucher et, le plus souvent, pour fignoler son autoportrait. Les Essais critiques enchaînent, selon les années et ses humeurs, ces retouches et ces fignolages : de sa jeunesse nietzschéenne à sa vieillesse goethéenne, du symbolisme languide de ses débuts au classicisme maigre et sec de ses dernières années.

D'une intelligence ondoyante qui se dérobait lorsqu'on s'efforçait de la saisir, d'une disponibilité perpétuelle, avec des scrupules de janséniste et des contradictions dont il tirait gloire, puritain et hédoniste, aimant la littérature plus encore que les petits garçons, il n'était pas le contemporain capital, mais il demeure, si spécieux, si fuyant, si frileux qu'il ait pu être, notre contemporain.

Paul Vandromme, Vagabondages
éditions du Rocher, 2007, pp.79-81

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