dimanche 7 décembre 2014

Dans le salon de Madame Mühlfeld

Gide et Valéry la surnommaient « la Sorcière ». Jalouse des soirées que Valéry passait dans son salon, Catherine Pozzi la traitait d'oie. Ou reprenait un autre surnom que lui donnait le Tout-Paris : la Belle Otarie. Madame Mühlfeld a tenu au début du siècle dernier l'un des salons littéraires les plus courus de Paris. Elle était la belle-sœur de Paul Adam, l'épouse du romancier et critique Lucien Mühlfeld (Stéphane Malarmé était témoin à leur mariage) puis de M. Blanchenay.

Gide l'a rencontrée en 1910 chez Mme de Noailles. Et déjà, il confesse sa « balourdise » dans le monde :

« Le souvenir de ma balourdise me tourmente encore.
Il me semble que l'espèce de remords que j'en ai sera quelque peu diminué si je le note ici.
C'était, je crois, l'ayant-veille de mon départ — c'est-à-dire il y a un mois; sur la pressante insistance de Mme de Noailles et de Mme Mühlfeld (j'avais rencontré celle-ci chez celle-là dans l'après-midi), j'avais été les retrouver dans une loge, à une répétition des ballets russes à l'Opéra. De ma vie je ne m'étais senti plus gourd, plus déplacé, plus muet. Là se trouvaient aussi Mme de Régnier et sa belle-sœur; Henri de Régnier qui faisait des mots ; Vaudoyer à l'air ténébreux et fatal...
— Monsieur Gide, s'est écriée Mme de Régnier, venez nous aider à calmer Mme de Noailles. (Celle-ci parlait si fort et si verveusement qu'elle attirait l'attention de la moitié du parterre.)
Au lieu de me taire (mais on attendait de moi quelque phrase !) que trouvai-je à dire ? Ceci :
— Oh! Mme de Noailles est beaucoup plus intéressante quand elle est excitée.
Je crois que ce furent là les seuls mots que je sus dire de toute la soirée. J'en rougis encore. J'écrivis peu après à Mme Mühlfeld pour tenter de m'excuser de ma maussaderie : « Vous avez dû reconnaître combien il valait mieux ne me connaître que de loin », lui disais-je à peu près (elle me voyait pour la première fois — souhaitait depuis longtemps me connaître). Je reçus d'elle, sitôt après, une lettre enthousiaste; et Copeau m'en montra une autre où il est question de ma séduction, de mon charme secret, etc... J'aurais dit « merde », qu'elle l'aurait trouvé divin. » (Journal, 1er juillet 1910)

Contrairement à Valéry, Gide n'a aucun besoin de se montrer dans les salons, ni aucun talent pour y briller. A son esprit d'escalier qui le laisse le plus souvent hébété au moment de répondre à des questions du type « Croyez-vous en Dieu ? » (ainsi que cela arriva chez les Boylesve en compagnie de Mme Mühlfeld), s'ajoute l'impossibilité pour Gide de reconnaître ses interlocuteurs. Et plus que tout, il déteste le brillant que donnent les acides :

« Invité à déjeuner par Mme Muhlfeld, avec Paul Valéry et Cocteau; je vais les retrouver. Je n'avais pas échangé trois phrases que déjà j'étais exaspéré. Sur quelque sujet que se portât la conversation, l'esprit de Valéry et de Cocteau ne s'efforçait que de dénigrer; ils faisaient assaut d'incompréhension, de déni. Rapportés, leurs propos paraîtraient absurdes. Je ne supporte plus cette sorte de paradoxe de salon, qui ne brille qu'aux dépens d'autrui. Péguy disait : « Je ne juge pas; je condamne. » Ils exécutèrent ainsi Régnier, Mme de Noailles, Ibsen. On parla d'Octave Feuillet à qui l'on s'accorda à trouver beaucoup plus de talent qu'à ce dernier, que Valéry déclarait « assommant ». Me voyant réduit au silence, car qu'eût servi de protester, Cocteau déclara que j'étais d'une « humeur exécrable ». Je n'aurais pu paraître « en train » qu'à condition de faire chorus avec eux et déjà je me reprochais assez d'être venu pour les entendre.
Au demeurant, chacun d'eux, pris à part, est charmant ; et pour Valéry spécialement, si je l'estimais moins, je ne souffrirais point tant de ses dénis. Quoi d'étonnant si, après avoir désenchanté le monde autour de lui, après s'être ingénié à se désintéresser de tant de chose, il s'ennuie ! » (Journal, 3 novembre 1920).

Dans ses Mémorables, Maurice Martin du Gard donne donc lui aussi une description du salon de Mme Mühlfeld :

« 1921
Un salon littéraire
CHEZ MADAME MUHLFELD : PAUL VALÉRY, RENÉ BOYLESVE, GIDE, BONI DE CASTELLANE

Notoires, arrivés, voire célèbres, tous les gens de lettres ont besoin de compliments, à plus forte raison ceux qui, débarquant, n'offrent encore que des promesses. Les uns, les autres, c'est à deux pas de l'avenue Victor-Hugo, en semaine dans un boudoir jaune, et lorsqu'ils sont plus nombreux, le dimanche, dans un grand salon, qu'ils respirent l'encens le plus intelligent de la rive droite. Chaque jour, sur les six heures, Mme Mühlfeld est chez elle et les amis qu'elle a choisis pour les rendre contents d'être ce qu'ils rêvent, elle ne les attend jamais longtemps. Etendue sur ses fourrures de neige, elle se soulève, tend une main quelle allonge plus ou moins et laisse plus ou moins de temps dans la main du nouvel arrivant, en proportion de la passion qu'elle lui sait pour les lettres, pour elle-même, pour le succès. Le visage est beau, régulier, l'œil oriental, très brun, la voix comme lui veloutée, même impérieuse ; une sorte de galanterie supérieure et inaccessible ; de la superbe, mais fine, exquise, enveloppante, gloussante, éclaboussante ; au fait de tout, œuvres, amours prochaines, futures, éternelles, intrigues, brouilles, candidatures, prix, fauteuils, coulisses, ambassades. La tête haute, la seule femme, à ses pieds une cour d'éminences et d'utilités, elle conseille, prône, condamne, rit, donne à chacun son rôle, sa chance, s'imposant avec une vaillance si charmante qu'on la croirait grande. Il ne faut pas la voir debout, on l'y voit peu du reste, ni marcher surtout, car elle est petite et plus que cela, très inégale, oui c'est cela, très inégale à sa beauté. Les dents d'un éclat î mais qui ne mordent pas les présents ni même les absents ; avec cet esprit, cette lucidité, cette taille malheureuse, la vestale pourrait être cruelle ; elle a de quoi être méchante, comme écrit Saint-Simon de Mme de Caylus, mais très bonne, généreuse et chrétienne, elle l'est devenue pour de bon, après qu'un Révérend Père bénédictin, naguère, la convertit. Plus secrète que son rire, longtemps à la merci de la vie difficile, le dévouement qu'on lui sent et lui voit à la gloire de ses fidèles ainsi qu'aux départs incertains qu'elle travaille à décider, serait-ce un regret qui l'inspire ? Ce qu'elle souffrirait de plus sincère, ne serait-ce pas le regret de n'avoir pu s'accomplir en faveur du mari disparu à trente ans au début du siècle ? D'un impeccable et tenace entregent, comme elle eût favorisé cette carrière qui s'annonçait brillante dans le roman, dans la critique dramatique où Lucien Mühlfeld venait, à l'Echo de Paris, de reprendre à Henry Bauer ce qu'on nommait alors un sceptre ! La familiarité qui distrait et fortifie la veuve de l'auteur de l'Associée et la belle-sœur du fastueux Paul Adam, lui fait donner du prénom aux personnages qu'entretient le salon de la rue Georges-Ville, ce que souligna Forain avec plus de malignité qu'il n'eût convenu à l'occasion justement des première pas dans l'Eglise d'une fille d'Israël qui eût pleuré la mort du Christ : « Madame Mühlfeld ne connaît la Sainte Vierge que depuis une semaine, dit-il, et déjà elle l'appelle Marie ! » La comtesse de Noailles, la perle de son amitié et de son théâtre, il va sans dire qu'elle l'appelle Anna, mais point si exclusive qu'elle ne puisse ajouter : notre Anna, et encore plus souvent : notre merveilleuse Anna ! L'hyperbole ici étant la moindre des choses.
La première fois que j'y fuis, Paul Valéry citait des mots de Philippe Berthelot et en faisait lui-même, assortis de calembours et de contrepèteries. Saint-Léger-Léger revenait de Chine, Claudel las de Copenhague, travaillait pour avoir le Japon et il y partirait, il était prêt, avec une montre de Rimbaud achetée très cher à Paterne Berrichon, et grâce à laquelle il ne pourrait plus manquer son train, son paquebot, ni la messe ; Valéry, en jouant du monocle, jetait cela dans son bredouillis avec une assurance et une frivolité mondaines qui figeaient un acteur anglo-saxon habillé d'une opulente cheviote à grands carreaux, un veston croisé qui lui descendait presque jusqu'aux genoux, un peu clair pour la ville et la saison, et dont je n'avais pas encore entendu la voix. Où avais-je la tête ? un comédien ! comment ne l'avais-je pas reconnu ? C'est lui que j'avais vu chez Adrienne Monnier qui, dans sa librairie conventuelle, rue de l'Odéon, dessert le culte de cet insaisissable esthète, c'est lui qui chez elle, il y a deux ans, récita la Pythie par hoquets sublimes, ce fameux soir d'avril où Fargue nous révélait la Soirée avec Monsieur Teste, Adrienne elle-même Aurore et le Cantique des Colonnes : mais c'était Gide ! Qu'il fréquentât les salons et supportât les flatteries à bout portant où Mme Mühlfeld est sans rivale, était si loin de sa doctrine que j'étais excusable d'avoir hésité à le voir là. Son personnage d'ailleurs, il ne l'avait pas tellement quitté, j'allais m'en apercevoir à cette irritation morose devant laquelle cédait l'air de désinvolture où, comme pour passer inaperçu, il venait de se contraindre. Valéry, vraiment, avait un ton qu'il ne connaissait pas à son ami de jeunesse ; et comme un applaudissement général accueillait le distique que le poète de la Jeune Parque avait consacré à Jeanne Mühlfeld ou, plus exactement — car ces vers nous demeuraient secrets — la grâce toute italienne avec laquelle il venait de glisser un petit papier dans l'échancrure de son corsage, André Gide attaqua brusquement le marquis de Castellane dont le front dressé restait aux anges de cette galanterie de Rambouillet. Et ayant reniflé deux fois avec une sorte de gourmandise :
— Assez imprudemment, je dois dire, je me suis engagé à établir pour un prochain numéro de la Revue de Genève le bilan de l'Europe actuelle. Et j'ai grand souci, là-dessus, de connaître votre pensée !
Boni de Castellane, me trompe-je ? eut un sourire de surprise à la nouvelle qu'on avait demandé à l'auteur de l'Immoraliste une étude à laquelle il aurait eu plus de titres, lui, le petit neveu de Talleyrand ; mais vite enchanté que cet homme de lettres, confessant déjà son incompétence, ses limites, par l'hésitation de sa parole, semblât solliciter l'encouragement et plus encore, comme un élève lent met son espoir dans son professeur et croit qu'il va lui traiter son sujet, le marquis de Castellane reprit le fil de ce léger discours qu'il commençait sur la Paix de Versailles lorsque Paul Valéry était entré et dont personne ne se souvenait plus, si ce n'est Gide. Boni ne se consolait pas de ne plus appartenir à la Chambre où ses redingotes de couleur, non moins que son camélia et ses conquêtes, avaient écarté son sérieux, ce qui fut plus d'une fois regrettable ; ses conseils depuis l'armistice, pendant la conférence, n'avaient pas été mieux reçus des Excellences étrangères qu'il traitait rue de Lille aux bougies comme s'il était plénipotentiaire au Congrès de Vienne : il connaissait sa vieille Europe aussi bien que la nouvelle qui l'effrayait, qu'il trouvait absurde et « pleine de guerres », ce qui amusa beaucoup Gide.
— La plus grande victime de la Paix, c'est l'Autriche ! conclut Castellane.
Et Gide, qui n'avait jusque-là pas beaucoup parlé, n'interrompant que pour s'instruire, fit une sorte de grimace approbative qui était bien à l'opposé de ce qu'il devait penser, car en politique extérieure le règne des protestants était arrivé, tout le montrait, et rien ne pouvait davantage lui plaire que le recul de Rome. Que la catholique Autriche fût cette victime sur laquelle Boni pleurait intelligemment, Gide n'en souffrait point du tout, et du reste la Revue de Genève n'était pas fondée pour cette désolation, au contraire.
René Boylesve, bourgeois de sa Touraine, Français rare, le plus vrai à entendre, mêlé de charme et d'austérité, tête pensante et fine, grand front, nez long, les yeux attentifs, la barbe resserrée et allongée sous des lèvres raffinées, le Clouet le plus honnête à voir, savourait avec une modestie malicieuse Gide et Castellane ensemble. C'était un spectacle assurément.
La jeunesse ne me créait qu'une obligation : admirer en silence et sourire discrètement ; elle me laissait tout le loisir d'écouter et d'observer, c'est d'ailleurs ce qu'à tous les âges on peut faire de plus raisonnable et aussi de plus amusant. Raisonnable, le marquis de Castellane eût été désolé, dans sa soixantaine frisée, de passer pour tel, et s'il se portait à la défense des idées religieuses, il avait été difficile aux gens d'Eglise de lui en montrer de la gratitude à cause du romanesque de sa vie ; Rome qu'il servait encore dans ce salon avec une chaleur brillante qui n'entamait point Gide, n'avait marqué aucun empressement à annuler son mariage avec la protestante américaine dont il avait cru faire le bonheur en jetant sa fortune aux antiquaires, dans les fêtes, dans les palais. Boni de Castellane n'avait pas seulement gaspillé avec autant d'art et de style qu'il était possible un or payé d'un grand nom de France et du plus brillant prénom de Paris ; il s'était gaspillé lui-même. Il s'était cru tout permis, il pouvait tout se permettre. Il eût été supérieur au Quai d'Orsay, à l'Armée et à l'Institut mais il aimait trop le plaisir. Né prodigue, léger, insouciant, avec de soudaines violences, étalant son cynisme avant d'avoir réussi ce qu'il entreprenait de sérieux, d'utile et de laborieux en politique sans se masquer d'un air de travail et de suite ; ayant au fond de son cœur la mémoire et l'amour des traditions de sa race sans consentir a. ce respect tranquille et un peu bourgeois qu'il eût fallu pour le prouver publiquement à un monde qui les oubliait et faire prévaloir leur nécessité dans une Assemblée démocratique qui ne pouvait que railler un gardien si désinvolte, parmi tous les torts qu'il se reconnaissait avec enjouement, le plus grave était celui de manquer d'hypocrisie. Il s'était beaucoup amusé. Aux huissiers et aux chansonniers abandonné par Anna Gould qui s'était injurieusement remariée avec ce cousin Hélie, prince de Talleyrand, rejeté sans crédit auprès des fournisseurs qu'il avait comblés, faisant face avec courage à la pauvreté, au soir d'une vie qui avait fait scandale, Boni de Castellane s'amusait toujours d'avoir été et d'être ce qu'il était. A sourire des vieillards qui se laissaient brimer par une civilisation mécanique et terne, il se croyait jeune. Debout, la tête rejetée en arrière, guindé, veto plus sobrement, marchant d'un pas ferme encore qu'un peu saccadé, il semblait ne retenir que l'automatisme de son ancienne ostentation, mais dans son regard une humanité polie faisait encore une sorte de grand homme, indifférent à l'oubli. » (Maurice Martin du Gard, Les Mémorables, Flammarion, 1957)

1 commentaire:

Laconique a dit…

En effet, on est davantage là du côté de chez Proust ! Ce n’était pas le milieu naturel de Gide, ce qui explique à mon avis en grande partie le refus de « Du côté de chez Swann » dont on nous rabâche partout les oreilles dès qu’il est question de Gide. Gide n’était pas un grand « causeur », il le répète mille fois dans son « Journal », et la petite dame le confirme. Il était emprunté lorsqu’il se sentait observé et ne donnait sa pleine mesure que dans la chaleur de l’intimité. En cela il ressemblait un peu à Rousseau…