mercredi 31 décembre 2014

Je commence l'année en pleine possession de moi, et résignation souriante à l'inévitable.


A. Gide, photographie de George Platt Lynes, 1932


« Cuverville, 2 janvier [1928].

J'espérais achever ce carnet avec l'année. En retard de deux jours. Le froid me consterne et me recroqueville. Ne suis sorti que deux fois depuis huit jours : visite au malheureux Déhais que les douleurs les plus atroces ne quittent guère ; puis, le lendemain, lointaine visite aux Malendin, pour retrouver chez eux les trois petits de l'assistance qui m'avaient salué si affablement sur la route, à mon retour de chez les Déhais ; et à qui je voulais porter de quoi fêter un peu plus gaîment le 1er janvier. Immensité de la misère humaine. En regard de quoi l'indifférence de certains riches ou leur égoïsme me devient de plus en plus incompréhensible. La préoccupation de soi-même, de son confort, de ses aises, de son salut, marque une absence de charité qui me devient toujours plus dégoûtante. 
Chacun de ces jeunes littérateurs qui s'écoute souffrir du « mal du siècle », ou d'aspiration mystique ou d'inquiétude, ou d'ennui, guérirait instantanément s'il cherchait à guérir ou à soulager autour de lui des souffrances autrement réelles. Nous, fortunés, nous n'avons pas droit à la plainte. Si, avec tout ce que nous avons, nous ne savons pas encore être heureux, c'est que nous nous faisons du bonheur une idée fausse. Quand nous auront compris que le secret du bonheur n'est pas dans la possession mais dans le don, en faisant des heureux autour de nous, nous serons plus heureux nous-mêmes. — Pour quoi, comment, ceux qui se disent chrétiens n'ont-ils pas compris davantage cette vérité initiale de l'Évangile ? 

Écrit une réponse au livre de François Porché; où je ne dis pas le dixième de ce que j'aurais à dire. C'est une flèche que je crains d'alourdir. Il est bon de laisser entendre qu'on en a d'autres dans son carquois. Au demeurant ce n'est pas contre Porché que je tire, et j'espère qu'on le comprendra.

Lu, avec admiration inégale mais parfois très vive, nombre de poèmes de Hölderlin.

Peu ou point de piano; instrument désaccordé, et quatrième et cinquième doigts de la main droite à demi paralysés par les rhumatismes. N'importe; je commence l'année en pleine possession de moi, et résignation souriante à l'inévitable.

Cuverville. 3 janvier [1928].

Malgré toute résolution d'optimisme, la tristesse, par instants, l'emporte : l'homme a décidément par trop saboté la planète. »
(André Gide, Journal 1889-1939,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard)

lundi 29 décembre 2014

Correspondance Gide-Jammes


FloriLettres, la revue de la Fondation La Poste, consacre une grande partie de son numéro 159 de décembre 2014 à la Correspondance Gide-Jammes. On y lira des lettres choisies, un portrait croisé, mais surtout un long entretien de Pierre Lachasse avec Nathalie Jungerman. Rappelons que la Fondation la Poste a contribué financièrement à la parution de cette Correspondance.






vendredi 26 décembre 2014

Gide à la Mosquée Verte


La presse turque nous apprenait récemment qu'une plaque a été installée par la municipalité de Bursa (Brousse), en Turquie, devant la Mosquée Verte. Sur cette plaque, un extrait de La Marche Turque sur cette fameuse mosquée, et le portrait de son auteur, André Gide.


Le panneau installé par la ville de Bursa devant la Mosquée Verte (source)


La Marche Turque est constituée des pages du Journal de Gide relatant son voyage en Turquie fin avril - début mai 1914. Il les dédie « A Em. », c'est-à-dire à sa femme Madeleine : « Pour vous j'arrache à mon carnet de route et je copie, en post-scriptum aux insuffisantes lettres que je vous adressais de là-bas, ces feuilles plus insuffisantes encore. »


« Brousse. La Mosquée Verte.

Lieu de repos, de clarté, d'équilibre, Azur sacré; azur sans rides; santé parfaite de l'esprit...
Un dieu exquis t'habite, ô mosquée. C'est lui qui conseille et permet la suspension spirituelle, au milieu de l'ogive et la rompant, de cette pierre plate, là, précisément où devraient se rencontrer les deux courbes, à cet endroit secret, actif, qui prennent aise, à ce lieu de coïncidence et d'amour, qui font trêve et s'offrent à se reposer. O sourire subtil! Jeu dans la liberté précise! Que tu en prends donc à ton aise, délicatesse de mon esprit!
Longtemps j'ai médité dans ce saint lieu, et j'ai compris enfin que c'est ici le dieu de la critique qui attend nos dévotions, et que c'est à l'épuration qu'il invite. »
André Gide, La Marche Turque, Journal 1889-1939, Gallimard


mercredi 24 décembre 2014

Une visite d'André Gide


Toujours dans les Mémorables de Maurice Martin du Gard, au tome 2, le directeur des Nouvelles littéraires se souvient d'une visite d'André Gide...


« 1928

UNE VISITE D'ANDRE GIDE

4 janvier.


Vendredi, sur les quatre heures, on m'annonce Gide au téléphone. Le matin même, j'avais reçu de lui une lettre datée de Cuverville et je prends l'appareil avec circonspection ; serait-ce encore Henri Béraud ?

Pendant la Croisade des Longues Figures, et même après qu'eut cessé dans la presse le tir du brigadier lyonnais, plus tonitruant qu'efficace, Béraud téléphonait à ceux qu'il pensait être les défenseurs de l'écrivain qu'il croyait avoir mis par terre, quand il avait travaillé au contraire à lui donner l'importance que Gide dit attendre seulement du futur. « Ici, , André Gide... » ou encore : « M. Gide va vous parler... » II arrivait qu'on fût réveillé dans le premier sommeil. Alors, jouissant de sa farce, Béraud, au café Raoul, place Boiëldieu, derrière cet Opéra-Comique où jadis il avait rêvé d'être applaudi dans la Tosca, revenait s'asseoir à sa table, pérorer, faire le glorieux au milieu des soucoupes, le sauveur de l'esprit français et le mainteneur du beau style. Le lendemain, rare s'il ne s'en trouvait dans sa bande pour vous apprendre l'auteur du coup, comme si on ne l'avait pas deviné.

Toujours est-il qu'à l'appareil je fis à « Gide » un accueil assez froid, d'autant plus froid d'ailleurs que, dans un rire qui sonnait faux, mon interlocuteur me lançait : « Je voudrais vous voir immédiatement pour vous offrir ma collaboration ! » Ce rire, la voix, cette impatience soudaine, le comble de l'affectation ! Une caricature ! Un vieil enfant, une grand-mère un peu folle, tout ce qu'on veut, mais absolument rien de Gœthe. Je répondis à ce Gide-là que j'étais à mon bureau jusqu'à huit heures et qu'il n'avait qu'à venir s'il le pouvait ! Mais voilà ! le pourrait-il ?

Eh oui ! il le pouvait, c'était bien lui, l'auteur de l'Immoraliste ; moins d'un quart d'heure après, il était là rue Montmartre, la face maigre, simiesque, mais un teint de campagne, sans s'étonner le moins du monde de la surprise où me jetait une visite beaucoup plus imprévue qu'il ne le pensait : dans l'empressement un peu fiévreux de mon accueil, c'est seulement l'admiration qui le caressa et l'honneur qu'il me faisait. Béraud, pour la première fois, mais sans le vouloir, m'avait, cette fois possédé !

Avec sa tenue classique de voyage, dans un vaste pardessus de ratine beige, le chapeau taupe plus foncé, M. Gide avait son air d'arriver de loin et de repartir le soir même, de loin ou de près, de l'Afrique du Nord ou de Normandie, mais toujours entre deux trains et deux désirs, à la quête de lui-même. Changeant de peaux, de pays, insatiable et clandestin, frôlant les êtres, les murs, feignant d'aimer et ne désirant que son propre personnage, se contredisant à plaisir pour être plus divers, plus mystérieux, se sentant sans s'attacher, plus attachant ; ne s'engageant que pour pouvoir une fois de plus se dérober et se rajeunir à ces exercices, sans mémoire mais n'oubliant jamais quel délice est d'être lucide et de pouvoir tout critiquer, posant des problèmes et filant, inquiétant Dieu, révoltant les hommes sains et naturels, excitant le Diable à l'occasion, écrivant n'importe où, dans les hôtels, dans les trains, en plein air, ne mettant rien au-dessus d'une phrase impeccable, d'une précision raffinée qui le rend léger, fuyant la lourdeur, la fraude et le malheur, en littérature, en morale, en voyage. Toujours sur les chemins, toujours en fuite pour se prouver qu'il est libre ; il n'a pas d'âge. Un autre s'y tuerait. Sa santé s'en trouve à merveille.

Justement, c'est son départ pour Berlin qu'il m'annonce après d'aimables frivolités sur le ton aigu et quelques roucoulements d'arrière-gorge ; et tout aussitôt :
— Je vous apporte là quelques pages d'une capitale importance et d'une assez bonne encre, je crois !
Il sort ses papiers, chausse de larges lunettes d'écaille et, à l'instant de commencer, me jette au-dessus des verres son terrible regard de voyeur. Puis, la voix gourmande :
— C'est ma lettre à François Porché ! Ma réponse à son livre : l'Amour qui n'ose pas dire son nom. Je la lui dois !

Cette honnête analyse d'un problème délicat, je confesserai que les Nouvelles Littéraires n'en avaient pas encore soufflé mot. Fallait-il que ce fût Gide en personne, l'objet principal de la courtoise critique de Porché, qui en informât nos lecteurs ? Oui, non, peut-être... Si j'avais dès l'abord objecté que les Nouvelles étaient lues dans les lycées, Gide eût-il compris ma réserve, ou au contraire ne m'eût-il pas pressé davantage ? Il ne semblait pas imaginer, d'ailleurs, que j'eusse le front d'écarter, ou seulement de retarder, la publication d'un texte qui lui tenait si fort à cœur et pour lequel il voulait, c'est son mot, une audience plus vaste que la Nouvelle Revue Française à laquelle ce texte-là me paraissait convenir.

Magistralement articulée, sa lettre débute par une louange étonnée de son analyste qui, en vérité, visait moins à condamner qu'à expliquer l'auteur de Corydon. Gide lit et il lit bien, avec une sorte de passion, ces pages écrites la veille. Il hume cette réponse délectable, pompe, aspire, caresse son bel ouvrage. Le voilà, tout ingénu, qui s'enfonce dans la glorification de ses goûts par le biais d'illustres prédécesseurs, dissimulant à peine sa surprise qu'un érudit comme Porche, à son sujet, n'ait pas consulté Dante. L'aurait-il envoyé dans son Enfer ? Ah, mais non ! au Purgatoire ! en attendant mieux. « O âmes sûres de reposer en paix. » II serait, il est de ces âmes ; et pour attester que les sodomites ne portent préjudice ni à l'individu, ni à la société, ni à l'Etat, André Gide en frétillant se couvre de trois damnés qui ont la faveur de Dante : le conseiller Guido Guerra qui fit de grandes choses avec sa prudence et son épée ; Taggiajo Aldobrandi dont la voix aurait dû être écoutée et obéie ; Jacopo Rusticucci, politique florentin d'un grand sens moral. A cette compagnie, sans en appeler à Platon, alibi pour collégiens, Gide ajouterait volontiers Balzac ; c'est que son Jacques Colin « plus démasqué » dans Vautrin, — pièce suspendue par la censure, s'il-vous-plaît — que dans les Illusions perdues ou le Père Goriot, permettait à Gide de croire tout à fait plausible la correspondance amoureuse de Balzac avec un jeune homme dont Heredia jadis l'aurait entretenu.

François Porché, naturellement, dans l'Amour qui n'ose pas dire son nom, avait cité l'Immoraliste qui dévoile la nostalgie socratique de son héros, mais il avait oublié Saül, écrit cinq ans plus tôt. Cet oubli, Gide lui en faisait grief, j'allais saisir le pourquoi. C'est qu'il entendait ne pas perdre l'avantage sur Marcel Proust et qu'il redoutait plus que tout que l'on pût penser qu'il avait publié Corydon parce que l'auteur de Sodome et Gomorrhe aurait préparé la voie. Il revendique l'antériorité. Saül ! Saül ! Il avait été le premier ! Et Corydon et ses Mémoires, il avait écrit ou projeté d'écrire ces ouvrages bien avant que Proust n'eût bravé l'opinion. Il ne l'avait pas bravée d'ailleurs, ou pas assez, c'est ce que Gide lui reprochait : Proust avait dissimulé, il s'était masqué, il avait osé donner à des hommes des prénoms de femmes comme pour excuser leurs penchants, c'était là quelque chose d'abominable et de hautement répréhensible.

Que Gide, en quelques écrits, fasse état de l'admiration qu'il aurait pour Marcel Proust, s'il l'affirme, il est sincère. Assurément il l'était quand je l'entendis écraser le nom de Proust avec une haine si péremptoire qu'elle me remplit de stupeur. Il semblait à cet instant que Gide en avait moins contre les publicistes qui l'injuriaient, lui, pour ses mœurs, que contre l'écrivain qui s'était refusé à dogmatiser la supériorité qu'elles conféraient, Proust qui avait été jusqu'à plaindre ce « cette race », ainsi qu'il la nommait, qui n'était pour l'auteur de Corydon pas « maudite », absolument pas ! Tout malade, Proust reste plus sain. Il est plus grand.

Après avoir tenté de convaincre Porché que de tels goûts ne pouvaient s'acquérir et que l'on naissait avec eux, Gide prenait du champ, tel Galathée dans les saules.
— Encore n'ai-je pas tout dit, fit-il avec légèreté, mais en tombant sur ce « tout ».

Cette scène d'exhibitionnisme, je ne pensais plus qu'à l'épargner à nos lecteurs, à en sevrer l'auteur lui-même. Qu'il fasse tout ce que bon lui semble, mais qu'il érige son phallus en règle morale, c'est là où vraiment chez lui le bon sens disparaît, où un peu d'humour lui serait une grâce nécessaire. Je voyais d'ici la tempête : les abonnés, les parents, les prêtres, les pasteurs, la protestation des pédérastes aussi, plus artistes que doctrinaires. Par politesse, par lâcheté, je demande à Gide un délai :
— Vous avez tout le temps, me dit-il. Je vous ai dit que je partais pour Berlin. Je voudrais être là quand paraîtra ma lettre, pour répondre éventuellement aux réponses qu'elle me vaudra et tenir ma place dans une controverse assurément souhaitable. Je ne veux pas jeter ma grenade et m'en aller, comme on dit que c'est ma pratique.
— En effet, vous êtes toujours en voyage
— Eh oui ! on oublie que j'y suis toujours ! mais je ne fais qu'un saut en Allemagne, et je suis là !

Quand il fut de retour à Paris, André Gide me remercia de lui avoir évité un impair*, et pourtant je ne sais s'il me le pardonnera. Il me dit brusquement, pour chasser tout cela :
— Le temps me presse et j'ai encore à dire. Je viens d'engager une sténo-dactylographe et je vais dicter, ce que je n'avais jamais fait jusqu'ici, ce qui me paraissait tout à fait im-poss-ssible !... » (Maurice Martin du Gard, Les Mémorables, II, Flammarion, 1960)



____________________
* La lettre de Gide ne sera pas envoyée à son destinataire. « Il renonce décidément à répondre à Porché », note la Petite Dame le 10 février 1928. « Les choses intéressantes que tout de même je disais dans cette lettre que j'ai bien fait de retirer, je les mettrai peut-être en appendice à Corydon » explique Gide à la Petite Dame. Sa réponse sera publiée un an plus tard dans La N.R.F. de janvier 1929, puis dans l'appendice de Corydon à partir de la réédition de 1929 (avec la réponse de François Porché, datée du 2 janvier 1929).

dimanche 7 décembre 2014

Dans le salon de Madame Mühlfeld

Gide et Valéry la surnommaient « la Sorcière ». Jalouse des soirées que Valéry passait dans son salon, Catherine Pozzi la traitait d'oie. Ou reprenait un autre surnom que lui donnait le Tout-Paris : la Belle Otarie. Madame Mühlfeld a tenu au début du siècle dernier l'un des salons littéraires les plus courus de Paris. Elle était la belle-sœur de Paul Adam, l'épouse du romancier et critique Lucien Mühlfeld (Stéphane Malarmé était témoin à leur mariage) puis de M. Blanchenay.

Gide l'a rencontrée en 1910 chez Mme de Noailles. Et déjà, il confesse sa « balourdise » dans le monde :

« Le souvenir de ma balourdise me tourmente encore.
Il me semble que l'espèce de remords que j'en ai sera quelque peu diminué si je le note ici.
C'était, je crois, l'ayant-veille de mon départ — c'est-à-dire il y a un mois; sur la pressante insistance de Mme de Noailles et de Mme Mühlfeld (j'avais rencontré celle-ci chez celle-là dans l'après-midi), j'avais été les retrouver dans une loge, à une répétition des ballets russes à l'Opéra. De ma vie je ne m'étais senti plus gourd, plus déplacé, plus muet. Là se trouvaient aussi Mme de Régnier et sa belle-sœur; Henri de Régnier qui faisait des mots ; Vaudoyer à l'air ténébreux et fatal...
— Monsieur Gide, s'est écriée Mme de Régnier, venez nous aider à calmer Mme de Noailles. (Celle-ci parlait si fort et si verveusement qu'elle attirait l'attention de la moitié du parterre.)
Au lieu de me taire (mais on attendait de moi quelque phrase !) que trouvai-je à dire ? Ceci :
— Oh! Mme de Noailles est beaucoup plus intéressante quand elle est excitée.
Je crois que ce furent là les seuls mots que je sus dire de toute la soirée. J'en rougis encore. J'écrivis peu après à Mme Mühlfeld pour tenter de m'excuser de ma maussaderie : « Vous avez dû reconnaître combien il valait mieux ne me connaître que de loin », lui disais-je à peu près (elle me voyait pour la première fois — souhaitait depuis longtemps me connaître). Je reçus d'elle, sitôt après, une lettre enthousiaste; et Copeau m'en montra une autre où il est question de ma séduction, de mon charme secret, etc... J'aurais dit « merde », qu'elle l'aurait trouvé divin. » (Journal, 1er juillet 1910)

Contrairement à Valéry, Gide n'a aucun besoin de se montrer dans les salons, ni aucun talent pour y briller. A son esprit d'escalier qui le laisse le plus souvent hébété au moment de répondre à des questions du type « Croyez-vous en Dieu ? » (ainsi que cela arriva chez les Boylesve en compagnie de Mme Mühlfeld), s'ajoute l'impossibilité pour Gide de reconnaître ses interlocuteurs. Et plus que tout, il déteste le brillant que donnent les acides :

« Invité à déjeuner par Mme Muhlfeld, avec Paul Valéry et Cocteau; je vais les retrouver. Je n'avais pas échangé trois phrases que déjà j'étais exaspéré. Sur quelque sujet que se portât la conversation, l'esprit de Valéry et de Cocteau ne s'efforçait que de dénigrer; ils faisaient assaut d'incompréhension, de déni. Rapportés, leurs propos paraîtraient absurdes. Je ne supporte plus cette sorte de paradoxe de salon, qui ne brille qu'aux dépens d'autrui. Péguy disait : « Je ne juge pas; je condamne. » Ils exécutèrent ainsi Régnier, Mme de Noailles, Ibsen. On parla d'Octave Feuillet à qui l'on s'accorda à trouver beaucoup plus de talent qu'à ce dernier, que Valéry déclarait « assommant ». Me voyant réduit au silence, car qu'eût servi de protester, Cocteau déclara que j'étais d'une « humeur exécrable ». Je n'aurais pu paraître « en train » qu'à condition de faire chorus avec eux et déjà je me reprochais assez d'être venu pour les entendre.
Au demeurant, chacun d'eux, pris à part, est charmant ; et pour Valéry spécialement, si je l'estimais moins, je ne souffrirais point tant de ses dénis. Quoi d'étonnant si, après avoir désenchanté le monde autour de lui, après s'être ingénié à se désintéresser de tant de chose, il s'ennuie ! » (Journal, 3 novembre 1920).

Dans ses Mémorables, Maurice Martin du Gard donne donc lui aussi une description du salon de Mme Mühlfeld :

« 1921
Un salon littéraire
CHEZ MADAME MUHLFELD : PAUL VALÉRY, RENÉ BOYLESVE, GIDE, BONI DE CASTELLANE

Notoires, arrivés, voire célèbres, tous les gens de lettres ont besoin de compliments, à plus forte raison ceux qui, débarquant, n'offrent encore que des promesses. Les uns, les autres, c'est à deux pas de l'avenue Victor-Hugo, en semaine dans un boudoir jaune, et lorsqu'ils sont plus nombreux, le dimanche, dans un grand salon, qu'ils respirent l'encens le plus intelligent de la rive droite. Chaque jour, sur les six heures, Mme Mühlfeld est chez elle et les amis qu'elle a choisis pour les rendre contents d'être ce qu'ils rêvent, elle ne les attend jamais longtemps. Etendue sur ses fourrures de neige, elle se soulève, tend une main quelle allonge plus ou moins et laisse plus ou moins de temps dans la main du nouvel arrivant, en proportion de la passion qu'elle lui sait pour les lettres, pour elle-même, pour le succès. Le visage est beau, régulier, l'œil oriental, très brun, la voix comme lui veloutée, même impérieuse ; une sorte de galanterie supérieure et inaccessible ; de la superbe, mais fine, exquise, enveloppante, gloussante, éclaboussante ; au fait de tout, œuvres, amours prochaines, futures, éternelles, intrigues, brouilles, candidatures, prix, fauteuils, coulisses, ambassades. La tête haute, la seule femme, à ses pieds une cour d'éminences et d'utilités, elle conseille, prône, condamne, rit, donne à chacun son rôle, sa chance, s'imposant avec une vaillance si charmante qu'on la croirait grande. Il ne faut pas la voir debout, on l'y voit peu du reste, ni marcher surtout, car elle est petite et plus que cela, très inégale, oui c'est cela, très inégale à sa beauté. Les dents d'un éclat î mais qui ne mordent pas les présents ni même les absents ; avec cet esprit, cette lucidité, cette taille malheureuse, la vestale pourrait être cruelle ; elle a de quoi être méchante, comme écrit Saint-Simon de Mme de Caylus, mais très bonne, généreuse et chrétienne, elle l'est devenue pour de bon, après qu'un Révérend Père bénédictin, naguère, la convertit. Plus secrète que son rire, longtemps à la merci de la vie difficile, le dévouement qu'on lui sent et lui voit à la gloire de ses fidèles ainsi qu'aux départs incertains qu'elle travaille à décider, serait-ce un regret qui l'inspire ? Ce qu'elle souffrirait de plus sincère, ne serait-ce pas le regret de n'avoir pu s'accomplir en faveur du mari disparu à trente ans au début du siècle ? D'un impeccable et tenace entregent, comme elle eût favorisé cette carrière qui s'annonçait brillante dans le roman, dans la critique dramatique où Lucien Mühlfeld venait, à l'Echo de Paris, de reprendre à Henry Bauer ce qu'on nommait alors un sceptre ! La familiarité qui distrait et fortifie la veuve de l'auteur de l'Associée et la belle-sœur du fastueux Paul Adam, lui fait donner du prénom aux personnages qu'entretient le salon de la rue Georges-Ville, ce que souligna Forain avec plus de malignité qu'il n'eût convenu à l'occasion justement des première pas dans l'Eglise d'une fille d'Israël qui eût pleuré la mort du Christ : « Madame Mühlfeld ne connaît la Sainte Vierge que depuis une semaine, dit-il, et déjà elle l'appelle Marie ! » La comtesse de Noailles, la perle de son amitié et de son théâtre, il va sans dire qu'elle l'appelle Anna, mais point si exclusive qu'elle ne puisse ajouter : notre Anna, et encore plus souvent : notre merveilleuse Anna ! L'hyperbole ici étant la moindre des choses.
La première fois que j'y fuis, Paul Valéry citait des mots de Philippe Berthelot et en faisait lui-même, assortis de calembours et de contrepèteries. Saint-Léger-Léger revenait de Chine, Claudel las de Copenhague, travaillait pour avoir le Japon et il y partirait, il était prêt, avec une montre de Rimbaud achetée très cher à Paterne Berrichon, et grâce à laquelle il ne pourrait plus manquer son train, son paquebot, ni la messe ; Valéry, en jouant du monocle, jetait cela dans son bredouillis avec une assurance et une frivolité mondaines qui figeaient un acteur anglo-saxon habillé d'une opulente cheviote à grands carreaux, un veston croisé qui lui descendait presque jusqu'aux genoux, un peu clair pour la ville et la saison, et dont je n'avais pas encore entendu la voix. Où avais-je la tête ? un comédien ! comment ne l'avais-je pas reconnu ? C'est lui que j'avais vu chez Adrienne Monnier qui, dans sa librairie conventuelle, rue de l'Odéon, dessert le culte de cet insaisissable esthète, c'est lui qui chez elle, il y a deux ans, récita la Pythie par hoquets sublimes, ce fameux soir d'avril où Fargue nous révélait la Soirée avec Monsieur Teste, Adrienne elle-même Aurore et le Cantique des Colonnes : mais c'était Gide ! Qu'il fréquentât les salons et supportât les flatteries à bout portant où Mme Mühlfeld est sans rivale, était si loin de sa doctrine que j'étais excusable d'avoir hésité à le voir là. Son personnage d'ailleurs, il ne l'avait pas tellement quitté, j'allais m'en apercevoir à cette irritation morose devant laquelle cédait l'air de désinvolture où, comme pour passer inaperçu, il venait de se contraindre. Valéry, vraiment, avait un ton qu'il ne connaissait pas à son ami de jeunesse ; et comme un applaudissement général accueillait le distique que le poète de la Jeune Parque avait consacré à Jeanne Mühlfeld ou, plus exactement — car ces vers nous demeuraient secrets — la grâce toute italienne avec laquelle il venait de glisser un petit papier dans l'échancrure de son corsage, André Gide attaqua brusquement le marquis de Castellane dont le front dressé restait aux anges de cette galanterie de Rambouillet. Et ayant reniflé deux fois avec une sorte de gourmandise :
— Assez imprudemment, je dois dire, je me suis engagé à établir pour un prochain numéro de la Revue de Genève le bilan de l'Europe actuelle. Et j'ai grand souci, là-dessus, de connaître votre pensée !
Boni de Castellane, me trompe-je ? eut un sourire de surprise à la nouvelle qu'on avait demandé à l'auteur de l'Immoraliste une étude à laquelle il aurait eu plus de titres, lui, le petit neveu de Talleyrand ; mais vite enchanté que cet homme de lettres, confessant déjà son incompétence, ses limites, par l'hésitation de sa parole, semblât solliciter l'encouragement et plus encore, comme un élève lent met son espoir dans son professeur et croit qu'il va lui traiter son sujet, le marquis de Castellane reprit le fil de ce léger discours qu'il commençait sur la Paix de Versailles lorsque Paul Valéry était entré et dont personne ne se souvenait plus, si ce n'est Gide. Boni ne se consolait pas de ne plus appartenir à la Chambre où ses redingotes de couleur, non moins que son camélia et ses conquêtes, avaient écarté son sérieux, ce qui fut plus d'une fois regrettable ; ses conseils depuis l'armistice, pendant la conférence, n'avaient pas été mieux reçus des Excellences étrangères qu'il traitait rue de Lille aux bougies comme s'il était plénipotentiaire au Congrès de Vienne : il connaissait sa vieille Europe aussi bien que la nouvelle qui l'effrayait, qu'il trouvait absurde et « pleine de guerres », ce qui amusa beaucoup Gide.
— La plus grande victime de la Paix, c'est l'Autriche ! conclut Castellane.
Et Gide, qui n'avait jusque-là pas beaucoup parlé, n'interrompant que pour s'instruire, fit une sorte de grimace approbative qui était bien à l'opposé de ce qu'il devait penser, car en politique extérieure le règne des protestants était arrivé, tout le montrait, et rien ne pouvait davantage lui plaire que le recul de Rome. Que la catholique Autriche fût cette victime sur laquelle Boni pleurait intelligemment, Gide n'en souffrait point du tout, et du reste la Revue de Genève n'était pas fondée pour cette désolation, au contraire.
René Boylesve, bourgeois de sa Touraine, Français rare, le plus vrai à entendre, mêlé de charme et d'austérité, tête pensante et fine, grand front, nez long, les yeux attentifs, la barbe resserrée et allongée sous des lèvres raffinées, le Clouet le plus honnête à voir, savourait avec une modestie malicieuse Gide et Castellane ensemble. C'était un spectacle assurément.
La jeunesse ne me créait qu'une obligation : admirer en silence et sourire discrètement ; elle me laissait tout le loisir d'écouter et d'observer, c'est d'ailleurs ce qu'à tous les âges on peut faire de plus raisonnable et aussi de plus amusant. Raisonnable, le marquis de Castellane eût été désolé, dans sa soixantaine frisée, de passer pour tel, et s'il se portait à la défense des idées religieuses, il avait été difficile aux gens d'Eglise de lui en montrer de la gratitude à cause du romanesque de sa vie ; Rome qu'il servait encore dans ce salon avec une chaleur brillante qui n'entamait point Gide, n'avait marqué aucun empressement à annuler son mariage avec la protestante américaine dont il avait cru faire le bonheur en jetant sa fortune aux antiquaires, dans les fêtes, dans les palais. Boni de Castellane n'avait pas seulement gaspillé avec autant d'art et de style qu'il était possible un or payé d'un grand nom de France et du plus brillant prénom de Paris ; il s'était gaspillé lui-même. Il s'était cru tout permis, il pouvait tout se permettre. Il eût été supérieur au Quai d'Orsay, à l'Armée et à l'Institut mais il aimait trop le plaisir. Né prodigue, léger, insouciant, avec de soudaines violences, étalant son cynisme avant d'avoir réussi ce qu'il entreprenait de sérieux, d'utile et de laborieux en politique sans se masquer d'un air de travail et de suite ; ayant au fond de son cœur la mémoire et l'amour des traditions de sa race sans consentir a. ce respect tranquille et un peu bourgeois qu'il eût fallu pour le prouver publiquement à un monde qui les oubliait et faire prévaloir leur nécessité dans une Assemblée démocratique qui ne pouvait que railler un gardien si désinvolte, parmi tous les torts qu'il se reconnaissait avec enjouement, le plus grave était celui de manquer d'hypocrisie. Il s'était beaucoup amusé. Aux huissiers et aux chansonniers abandonné par Anna Gould qui s'était injurieusement remariée avec ce cousin Hélie, prince de Talleyrand, rejeté sans crédit auprès des fournisseurs qu'il avait comblés, faisant face avec courage à la pauvreté, au soir d'une vie qui avait fait scandale, Boni de Castellane s'amusait toujours d'avoir été et d'être ce qu'il était. A sourire des vieillards qui se laissaient brimer par une civilisation mécanique et terne, il se croyait jeune. Debout, la tête rejetée en arrière, guindé, veto plus sobrement, marchant d'un pas ferme encore qu'un peu saccadé, il semblait ne retenir que l'automatisme de son ancienne ostentation, mais dans son regard une humanité polie faisait encore une sorte de grand homme, indifférent à l'oubli. » (Maurice Martin du Gard, Les Mémorables, Flammarion, 1957)