dimanche 3 août 2014

Une mort ambiguë (2/3)




Suite de l'extrait d'Une mort ambiguë, de Robert Mallet (NRF, Gallimard, 1955). Mallet revient sur l’enterrement de Gide à Cuverville, où il s'était rendu en compagnie de Léautaud.



Je regardais la grande maison aux lignes sobres, aux couleurs grises, qui servait de fond de décor à ce débat : autant de distinction que d'austérité, une volonté de renoncer à toute coquetterie. Elle était bien à l'image de celle qui en avait été la maî­tresse. La porte centrale par laquelle on avait fait passer le cercueil était restée grande ouverte. Elle paraissait pourtant très étroite. On comprenait qu'une telle demeure, dans son cadre de végétation régulière qui l'abritait du vent de la mer tout en la privant de quelque clarté, eût pu servir de cadre à une histoire où le sentiment religieux poussé à son paroxysme pouvait mettre une vie à l'abri des passions déréglées, non sans lui retirer de son enso­leillement naturel. On comprenait aussi que cette porte qui menait à la sainteté était celle qui donnait envie de fuir, — en l'empruntant dans l'autre sens. Gide avait aimé ces lieux, puis il les avait redoutés. Il les avait abandonnés avec soulagement. Mais sou­vent sa pensée y revenait rôder. Un jour en me mon­trant une photographie de Cuverville, il m'avait dit :
C'est un lieu qu'on ne peut oublier. Eh oui !... du ton qu'il avait dû mettre à répondre à la question : « Quel est pour vous le plus grand poète du XIXe siècle ? » par son fameux : « Victor Hugo, hélas. » II ne pouvait se défaire du charme de Cuver­ville parce que pour lui Cuverville s'identifiait tout à la fois à sa vie conjugale, à son amour de la nature, à son horreur de l'emprisonnement, à son besoin d'ascèse, à son besoin de fuite. Cuverville éveillait aussi en lui la nostalgie de ce foyer que l'enfant pro­digue ne peut pas rayer de sa mémoire. Il y avait préparé son évasion. C'était là qu'il avait senti mûrir sa passion de sincérité, aux côtés d'une épouse dont le mysticisme évangélique l'avait subjugué puis alarmé, car il supportait mal de jouer matrimonialement le rôle du démon auprès de l'ange : l'ange n'affichait pas sa réprobation mais sa seule présence et son silence pourtant magnanime devenaient des reproches. Gide voulait se donner librement à ses instincts sans ce continuel contact avec un cristal dont il fuyait l'éclat parce qu'il risquait encore de s'y refléter. Soucieux de refuser l'angélisme qui avait pris le visage de sa femme, il continuait d'admirer en celle-ci une soif d'absolu qui risquait de retarder son propre étanchement dans la diversité des sources. Mais Cuverville était une fontaine à laquelle il avait puisé. Tout cela le poussait souvent à rêver de cette demeure et de ce passé avec lequel, peut-être, s'il mourait à Paris, il aurait l'occasion — le prétexte — de relier son avenir, en laissant faire les choses, en laissant dire les gens.

La fille de Gide, avec le tact dont elle était l'héri­tière, s'était écartée du groupe pour permettre à Drouin de s'exprimer sans contrainte. Elle me dit :
— C'est bien ce que je craignais. En n'empêchant pas l'enterrement de se faire ici, on risquait ces initiatives discutables. S'il était mort en Afrique, les choses auraient été tellement plus simples !
Le pasteur demeurait silencieux. Il écoutait atten­tivement Drouin et Martin du Gard, qui ne semblaient pas plus disposés l'un que l'autre à baisser pavillon et montraient chacun le visage de la bonne foi offensée.
Drouin continuait d'affirmer qu'il y avait « des nécessités locales auxquelles on ne pouvait échapper, et que son oncle aurait sûrement admises. » Martin du Gard répétait une fois de plus : « S'il les avait admises, ces nécessités, il aurait exprimé le désir d'y être soumis. »
II était évident que cette discussion n'aboutirait à rien. La fille de Gide haussa les épaules :
— A quoi tout cela sert-il ?
Quelqu'un répondit sentencieusement :
— Cela sert à mettre les choses au point. Ce qui était sans la moindre signification, car chacun juste­ment restait sur ses positions, et l'on ne changerait pas plus les faits que l'on ne changerait Gide de cimetière.
Gide avait été toujours très méticuleux pour ce qui lui importait spirituellement. Il avait voulu laisser le moins possible d'initiative au hasard. Combien de fois m'avait-il dit qu'il redoutait les publications posthumes. Cela l'avait incité à envi­sager, dès son vivant, l'édition de ses principales Correspondances.
— Je me méfie des survivants bien intentionnés. Ils suppriment, ils édulcorent, ils « arrangent ».

A plus forte raison avait-il dû songer à ce que feraient de son corps ceux qui vis-à-vis de lui se réclameraient de devoirs faciles à confondre avec des droits. On était donc amené tout naturellement à supposer que ce n'était pas par négligence mais par calcul qu'il avait tout accordé au hasard dans ce qui pourrait advenir de lui après la mort. Il avait en somme compté avec le hasard, il l'avait pris pour règle de son dernier jeu.
Sa secrétaire, dont les pensées avaient dû suivre le même cheminement que les miennes, me rappe­lait la phrase qu'il avait laissé échapper devant elle, comme devant moi — (si toutefois nous sommes en droit de dire qu'il a laissé échapper un propos dont le caractère délibéré pouvait se dissi­muler, nouveau jeu, derrière une apparence hasar­deuse) :
— Je laisserai mes héritiers dans l'embarras.

Il était évident que ceux qui avaient fait venir le pasteur s'étaient avant tout préoccupés de la façade. Gide, à Cuverville — et c'était là le risque que n'avait pas prévu Martin du Gard — rede­venait le membre d'une famille bourgeoisement assise, et respectable. La respectabilité ne per­mettait pas qu'on le mît en terre « comme un chien ». La communauté qu'il avait abandonnée le récupérait inespérément. Il rentrait dans le rang. Tout rentrait dans l'ordre. Le pasteur faisait partie du protocole. Et comment aurait-on pu refuser la participation aux obsèques des conseillers muni­cipaux, des anciens combattants, et des enfants des écoles ? (d'autant plus que Gide avait été le premier souscripteur du village lors de l'achat du drapeau dont le déploiement avait paru si insolite en tête de son convoi). Cela n'était pas plus évitable « loca­lement » que le transport du cercueil par ses quatre principaux fermiers (car Gide possédait encore des terres à Cuverville). Cette cérémonie mettait à découvert des détails auxquels il n'attachait plus d'importance mais qui n'en existaient pas moins. A travers eux, on reprenait contact avec le Gide « citoyen rural », très peu connu, très vite oublié, qui avait accepté en 1896 d'être maire de sa com­mune du Calvados, — un des plus jeunes maires de France et non l'un des moins consciencieux.
Il était évident qu'on avait fait passer la loi de la tribu avant celle de l'individu, qu'on avait songé à la famille plutôt qu'au défunt. On avait voulu empêcher un scandale social. Et ce que Martin du Gard déplorait, c'était, en agissant ainsi, de n'avoir pas hésité à causer un autre scandale, beaucoup plus grave à ses yeux : la trahison de la pensée d'un mort par ceux-là même en qui ce mort avait placé sa confiance. Gide aurait compris les raisons des uns, non moins que l'indignation des autres. Peut-être même avait-il si bien prévu ces réactions contra­dictoires qu'il n'avait pas voulu prendre parti et s'en était rapporté au plus ou moins grand zèle de ses différents exécuteurs testamentaires. Il ne m'ap­partient pas de chercher à savoir qui prit l'initiative d'appeler un pasteur, ni si cette démarche n'impli­quait pas, finalement, au delà des considérations de respectabilité locale, une conviction sincère. Que l'accord de la fille de Gide ait été obtenu, malgré ses réticences, et de quelle manière, ce n'est pas à moi de le raconter. Je m'intéresse d'ailleurs aux faits, non à leur origine. Ce qui s'est passé, ce qui a pu se passer compte seul pour moi. Mais si l'on m'obligeait à donner le nom d'un responsable, je désignerais Gide lui-même.

[...]

Songeant au conflit provoqué par la soucieuse incurie de Gide, je regagnais l'auto où Léautaud m'attendait pour rentrer à Paris. Je lui racontai la discussion à laquelle j'avais assisté. Son émotion s'était déjà atténuée en même temps que son indi­gnation. Il retournait naturellement aux sarcasmes. Il conclut en ricanant :
— En somme, Gide, même mort, n'a pas changé : un pas en avant, un pas en arrière !...
Ce fut pourtant lui qui, dès le lendemain, au télé­phone, prit une initiative à laquelle je ne m'atten­dais guère :
— Vous savez, j'ai réfléchi à la journée d'hier : nous n'avons pas été assez recueillis, aussi bien vous que moi. On ne pouvait pas penser à Gide dans cette foire, on finissait par oublier qu'on était à son enterrement. Il faudra réparer cela. Nous retournerons sur sa tombe, tous les deux seuls quand seront revenus les beaux jours.

Une mort ambiguë, Robert Mallet
NRF, Gallimard, 1955, pp. 148-156

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