dimanche 16 février 2014

Gide et Picasso, les coulisses de la rencontre


Il y a quelques jours nous découvrions des extraits d'une rencontre entre Gide et Picasso donnés sur le site des John Huntley Archives.



En commentaires, Lucien Jude nous signalait que les coulisses de cette rencontre, en marge du film La vie commence demain de Nicole Védrès, étaient décrites par Françoise Gilot (la jeune femme que l'on voit à la plage avec Picasso) dans son livre Vivre avec Picasso. Merci à Lucien pour cette précision et sa générosité qui va jusqu'à nous donner l'extrait en question :

« Nicole Védrès avait fait des études de philosophie à Heidelberg, passé son doctorat, et, après avoir écrit plusieurs romans, s'était tournée vers le cinéma. Elle avait eu beaucoup de succès avec Paris 1900, une sorte de panorama des années 1900-1914, qu'elle avait monté avec des bobines d'actualités de l'époque. C'était fait avec beaucoup d'esprit, le scénario était excellent et l'accompagnement musical composé par un ami, Guy Bernard, était parfait. Pablo avait vu le film et l'avait apprécié. Un jour, Nicole vînt le voir à Valloris pour lui dire qu'elle désirait entreprendre un autre film, celui-ci tourné vers le futur. Elle voulait y faire figurer des personnalités contemporaines marquantes, significatives pour la postérité et capables de donner des aperçus sur l'avenir. Elle avait pensé, entre autres, à Joliot-Curie pour la physique nucléaire, à Jean Rostand pour la biologie, à Sartre pour la philosophie et à André Gide pour la littérature. Elle voulait Picasso pour la peinture. Elle connaissait Gide depuis longtemps ; par contre, non seulement Gide et Picasso ne s'étaient jamais liés, mais ils nourrissaient l'un pour l'autre une certaine aversion.

Pablo reprochait à Gide de n'avoir aucun sens pictural parce que ses goûts, influencés par ses amitiés. Je conduisaient à apprécier des peintres comme Jacques-Emile Blanche. Gide, par contre, pensait que Pablo ne comprenait pas les « valeurs intellectuelles », ou n'y tenait pas vraiment.
Pablo accepta de paraître dans le film, Gide avait alors plus de quatre-vingts ans, et Pablo soixante-huit. Chacun savait que l'autre participait au film, mais aucun des deux n'imaginait que Nicole Védrès les mettrait face à face. Cependant, c'est ce qui arriva, et les deux Achille sortirent de leur tente pour se rencontrer sur un terrain qui était neutre, tout en ne l'étant pas, le musée d'Antibes. Pendant toute une séquence, Gide posait à Pablo des questions sur les céramiques du musée, et Pablo lui dévoilait les mystères de l'art du potier. Le scénario n'avait rien d'exceptionnel. Ce qui était historique, c'était la rencontre, que l'un et l'autre avaient acceptée.

Le visage de Gide avait la fixité crispée d'un masque de théâtre chinois ; la seule animation venait des yeux, qui avaient un éclat extraordinaire. Nous allâmes déjeuner avec lui, un jour, sur le port. Il était accompagné de Pierre Herbart, qui était en train de préparer l'étude qu'il devait publier peu après, et d'un jeune homme, brun et très beau. Gide dit à Pablo au cours du repas : « Nous avons tous deux atteint l'âge de la sérénité », puis, désignant le jeune nomme et moi : « et nous vivons entourés de nos bergers d'Arcadie. »
Naturellement, Pablo rejeta cette interprétation esthétique de la vie : « II n'y a aucune sérénité pour moi, dit-il, et, en plus, je ne trouve aucune figure charmante. »
Une autre fois, Gide vint nous voir à la maison. Lui et moi nous entendions très bien, ce qui contribuait à émousser l'agressivité de Pablo. En partant, Gide se tourna vers Pablo : « Une chose me plaît chez Françoise. Elle aura toujours des remords, mais jamais de regrets. — Je ne sais pas ce que vous voulez dire, dit Pablo ; j'ai l'impression que Françoise ne connaît pas le regret mais je crois qu'elle ignore absolument le remords. » Gide rétorqua : « Je vois bien qu'il y a une dimension de sa vie intérieure qui vous échappe totalement. » Ce fut la fin de leur amitié, leur dernière rencontre. Pablo ne pouvait admettre que Gide eût découvert quelque chose en moi que lui, Pablo, n'avait pas vu.

Pour le film, je devais aller au-devant de Pablo sur les marches du musée d'Antibes ou accomplir d'autres banalités peu convaincantes. Il fallait recommencer le tournage des scènes plusieurs fois parce que Pablo et moi ne pouvions nous empêcher de rire. D'habitude, nous restions ensemble toute la journée, ou bien nous travaillions chacun de notre côté, mais je n'allais jamais le chercher au musée, comme la petite ménagère attend son mari à la porte de l'usine ou du bureau, après sa longue journée de travail.
Une autre séquence montrait Pablo à la poterie. Elle fut particulièrement difficile à filmer parce qu'une quinzaine d'amis, qui n'avaient rien à faire ce jour-là, s'étaient attroupés pour regarder les prises de vues. Jacques Prévert faisait le pitre, mettant chacun des plats de Pablo devant sa figure, comme un masque. Il fallut refilmer plusieurs fois. En outre, les plombs sautaient continuellement. Tout le monde s'amusa énormément sauf les techniciens. »

Françoise Gilot, Vivre avec Picasso, 10/18,  pp. 253-255


 Affiche du film « La vie commence demain »
docu-fiction de Nicole Védrès, 1949

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