mercredi 28 août 2013

Deux expositions


Deux expositions signées Jean-Pierre Prévost seront à voir en cette rentrée : Roquebrune « oasis
artistique »
du 4 au 28 septembre à Roquebrune Cap Martin, et la reprise de André Gide - André Malraux, 30 ans d'amitié, du 17 septembre au 16 octobre à la bibliothèque André Malraux dans le sixième arrondissement de Paris.




Roquebrune
« oasis
artistique »

Présentation de Jean-Pierre Prévost

« Cette oasis artistique de Roquebrune

était devenue pour moi une école 
de noblesse et d’indispensable vertu »

C’est en ces termes qu’André Gide exprime en 1947 son attachement à la cité, en préface à une exposition de son ami peintre Jean Vanden Eeckhoudt.
Au cours de la première moitié du 20e siècle, Roquebrune-Cap-Martin a accueilli un nombre important de personnalités du monde des arts et des lettres, du fait que des peintres, séduits par la lumière, la beauté et l’ambiance du lieu ont choisi d’y résider. C’est le cas par exemple de l’anglaise Dorothy Strachey et de son mari le peintre Simon Bussy, qui achetèrent en 1903 la villa La Souco mais encore du peintre belge Jean Vanden Eeckhoudt et de sa famille qui après avoir séjourné à Menton à la villa Sainte Lucie décida de venir s’installer à Roquebrune, d’abord à la villa l’Angélique puis de faire construire la villa La Couala.
La Souco est emblématique d’un foyer de culture exceptionnel, lieu de rencontre mais aussi d’amitié, puisqu’elle va accueillir régulièrement jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale des hôtes de marque aussi prestigieux qu’André Gide, Henri Matisse, Roger Martin du Gard, André Malraux, beaucoup d’autres.
C’est ainsi qu’André Gide, venu « en voisin » depuis Cabris ou Nice, y fera de longs séjours à partir de 1920. Ses liens avec Simon Bussy, mais surtout avec Dorothy, qui fut d’abord son professeur d’anglais avant de devenir sa traductrice attitrée, et son admiratrice fervente jusqu’à l’impossible passion. Gide avait sa chambre attitrée à la Souco, et se rendait également à la Couala chez ses amis Vanden Eeckhoudt où il pouvait jouer du piano.


C’est par l’intermédiaire de Gide que Malraux vint s’installer à la Souco, en l’absence des Bussy, et s’y installa en 1941 avec sa compagne Josette Clotis et leur jeune enfant Bimbo.
C’est l’histoire de ces lieux et de leurs hôtes que nous souhaitons raconter à travers un certain nombre de photos, portraits, tableaux et documents rares ou inédits retrouvés dans des collections privées, que nous avons restaurés, agrandis, commentés chronologiquement, et accompagnés d’extraits de témoignages, de lettres et d’anecdotes.
De chacun, nous dressons le portrait dans son contexte : celui de Simon Bussy, celui de Dorothy et de Lytton Strachey, son frère, éminent écrivain anglais lié au groupe de Bloomsbury et à Virginia Woolf, celui de Gide et de sa fille Catherine qui découvrira par hasard, en 1936 à la Souco qu’elle est la fille du grand écrivain, par une « gaffe » de Simon Bussy, celui de Maria Van Rysselberghe, dite « La Petite Dame » la confidente de Gide qui a souvent rencontré les Bussy, celui des « années bonheur » de Malraux et de Josette avant qu’un drame épouvantable n’y mette un terme, celui des Vanden Eeckhoudt, de leur fille Zoum, et celui des différents invités, des amis des uns et des autres, de Matisse à Churchill, en passant par Keynes, le fameux économiste … Sans compter tous les « voisins », d’Auguste Rodin à Gabriel Hanotaux, à Roger Martin du Gard, à Jean Cocteau…
Cette exposition, conçue dans un esprit de découverte d’un foyer de création, d’échange et d’amitié unique en son genre, est une fresque sur toute une époque à Roquebrune.








André Gide - André Malraux :
30 ans d'amitié
La bibliothèque André Malraux fête ses 30 ans ! Pour inaugurer les festivités, venez visiter l'exposition André Gide - André Malraux, 30 ans d'amitié.
A travers les portraits croisés d’André Gide et d’André Malraux pendant la période 1921-1951, Jean-Pierre Prévost, la fondation Catherine Gide et l'Association des Amitiés Internationales André Malraux proposent une exposition de photos et de documents souvent inédits provenant de collections privées. Venez (re)découvrir les deux hommes sous tous leurs aspects, et confronter leurs visions complémentaires ou contradictoires  : goûts et engagements littéraires,  artistiques, amitiés, vie privée, engagements politiques et sociaux.
Voir aussi cet ancien billet d'e-gide.


Du mardi 17 septembre au mercredi 16 octobre 2013
tous les mardis, mercredis, vendredis de 10h à 19h
Du jeudi 19 septembre au jeudi 10 octobre tous les jeudis de 14h à 19h
Du samedi 21 septembre au samedi 12 octobre tous les samedis de 10h à 18h
 accès gratuit

vendredi 23 août 2013

Vient de paraître











mercredi 21 août 2013

Valensin, encore


Au détour d'une lecture, je croise à nouveau Valensin et Gide, qui reviennent cette fois sous la plume de Pierre de Boisdeffre dans ses mémoires intitulées Contre le vent majeur (Grasset, 1994). Mémoires qui nuancent un peu celles du Père Valensin...

« Quelques jours plus tard, André Gide, que je n'avais fait qu'entrevoir chez le père Valensin, recevait le prix Nobel. C'était justice ! Il avait soixante-dix-huit ans. Il était « le contemporain capital ». Ici au moins, la France restait en tête : Gide était le huitième écrivain français et le septième Français tout court, puisqu'il y avait eu Maeterlinck à récolter le prix Nobel de littérature. Les communistes grognaient, l'Humanité parlait de « prix Nobel de la servilité », c'était bon signe !

Que pensait le père Valensin ? Lorsque j'allai le voir, il tournait sa plume dans son encrier en se demandant s'il devait féliciter l'auteur des Caves du Vatican. « C'est un bon écrivain, il a le sens, et le goût de la langue, dit-il comme à regret, vous pourriez, vous en inspirer. Mais quel piètre moraliste ! Claudel a sans doute raison. Le plaisir de corrompre est encore plus fort chez Gide que le besoin d'admirer. Que de jeunes hommes il aura pervertis ! C'est pourquoi je ne veux pas vous présenter. C'est bien assez qu'il ait rencontré, en sortant d'ici, votre ami Claude ! »

J'étais déçu. C'était bien la peine que j'aille pousser la porte du père si c'était pour me voir interdire de rencontrer Gide ou Martin du Gard !

Valensin parlait de Dieu comme d'un ami, accessible et compatissant, moins terrible que ne le peignaient mes éducateurs de Stanislas, mais pour la morale il restait implacable ! »


lundi 12 août 2013

Un don au sanatorium


L'un de nos vigilants amis du groupe gidien de Facebook nous signale la mise en vente par la Galerie Fert de Nyons d'une lettre dactylographiée signée avec trois lignes autographes (signée aussi par Luce Kaeser, secrétaire de Gide) datée de Neuchâtel le 23 décembre 1947 (1 page in8) faisant état de l'envoi d'un don de 50 000 francs à l'Association des étudiants en sanatorium de Saint-Hilaire du Touvet en Isère.

Si cette secrétaire demeure mystérieuse (à rapprocher de Henri Kaeser, l'éditeur de Lausanne ? une secrétaire de Richard Heyd chez qui logeait Gide ?) et avait à cette époque une redoutable, jalouse concurrence de la part d'Yvonne Davet, on en sait un peu plus sur le contexte de ce don. Gide, dont la santé et le moral ne sont pas très bons, passe un hiver maussade à Neufchâtel, chez son éditeur Richard Heyd.

C'est là en  novembre 1947 qu'il apprend qu'il vient de recevoir le prix Nobel. Les sollicitations financières ne tardent pas. En janvier 1948 la Petite Dame note l'une d'elles, et la réaction de Gide qu'elle juge typique dans ces cas-là :
« Pierre me raconte une petite histoire que je veux noter parce qu'elle le dépeint tellement : Edi Copeau qui est religieuse à Madagascar, qui allait souvent à Cuverville étant enfant, et qui était la préférée de Madeleine, lui écrit pour le féliciter du prix Nobel et lui demande bien simplement son obole pour la construction d'un monastère entreprise par la petite communauté religieuse dont elle fait partie, et pour laquelle il faut rassembler plus de 800 000 francs. Il va sans dire que cette entreprise ne l'intéresse pas du tout; après avoir tourné longtemps et retourné celte idée, il finit par envoyer à Edi, par l'intermédiaire de sa mère, un chèque de 100 000 francs. Et sitôt fait, il se dit : « Voilà, j'ai encore une fois gaffé et une fois de plus je vais passer pour pingre, là où on me dit qu'il faut 800 000 francs j'en envoie 100 000. » Puis il est profondément étonné de recevoir d'Agnès et d'Edi des remerciements attendris, confuses de l'énormité du don. Et ceci est typique et de sa générosité, et de son manque de mesure dans un sens ou dans un autre, de son absence de réalisme dans les questions d'argent. »*

Pour l'Association des étudiants en sanatorium de Saint-Hilaire du Touvet, Gide se souvient-il de sa jeunesse souffrante ? Ou bien que c'est dans la revue des étudiants de cet établissement, revue intitulée Existences, qu'en 1942 un article** avait paru sur son Journal, signé par un jeune enseignant victime d'une rechute de tuberculose ? Un certain Roland Barthes... Dans le numéro 42 de février 1948 de cette même revue, les étudiants remercient André Gide (mais aussi Ida Rubinstein) pour leur don.



__________________________

* Maria Van Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, t.IIII, NRF, Gallimard, 1977, pp. 81-82
** dans Existences, n°27, juillet 1942 (Revue interne du Sanatorium, "Fondation Santé des Etudiants" de Saint Hilaire du Touvet) voir ici l'article reproduit sur Gidiana et ici le fac-similé de la revue.





Souvenirs d'Auguste Valensin


Le blog de Véhesse donnait il y a quelques jours un très intéressant extrait de Auguste Valensin, textes et documents inédits présentés par Henri de Lubac et Marie Rougier (Aubier, 1961, pp. 340-342) dans lequel le Père Valensin évoque la « foi » de Gide et se souvient aussi de leur première rencontre dans des conditions tout à la fois rocambolesques et un peu dramatiques. Un extrait qui mérite d'être repris complètement ici :

« C'est d'une curieuse manière que le Père [Auguste Valensin, sj] avait fait la connaissance d'André Gide.
On l'appela un jour au téléphone:
— « Ici, André Gide. »
Etonnement. Insistance.
— « Puis-je venir vous voir, mon Père ? C'est pour une consultation grave et urgente. »

Dans une interview, le 24 décembre 1948, le Père racontait ainsi cette première entrevue:

« Vous confier l'objet précis de sa visite serait une indiscrétion. Mais je puis vous dire ceci : André Gide avait formé un plan pour soustraire éventuellement au camp de concentration une personne menacée. Le moyen comportait de sa part, à lui qui l'avait imaginé, un sacrifice énorme. Non pas d'argent, ce qui serait peu, mais d'amour-propre.
Sans obligation d'aucune sorte, pas même d'amitié, sans attrait personnel, il avait décidé d'affronter la calomnie, plus, peut-être, le ridicule... gratuitement, par charité pure.
Le projet n'était heureusement pas réalisable. L'ordre catholique, sur lequel André Gide me venait justement consulter pour le compte d'un tiers, ne le permettait pas. Il l'abandonna et eut la simplicité de s'en montrer soulagé.
— La charité, lui dis-je, couvre la multitude des péchés.
A quoi il répondit, avec un geste de la main que je revois encore:
— C'est qu'il y en a beaucoup !...
Ce jour-là, nous devînmes amis... »

Le 12 juillet 1946, on retrouve, dans un carnet du Père, la trace d'une de leurs rencontres :

« Longue entrevue avec André Gide. Conversation intime tout de suite. Il me dit qu'il est un esprit religieux, que beaucoup de ses amis se sont faits catholiques... qu'il garde précieusement trois lettres de jeunes gens entrant dans les ordres et lui disant ce qu'ils lui doivent... Nous parlons de Roger [Martin du Gard], de Catherine [Gide]..., de X. qu'il m'engage à voir pour la remonter à la suite de ses insuccès... de Valéry, des fils de Valéry... François serait remarquablement intelligent.
Parlons de la mort. Il croit qu'après la mort, il n'y a rien pour l'individu. Que concevoir les choses autrement, c'est de l'égoïsme... Vouloir satisfaire à un besoin...
Nous nous quittons très sympathiquement.
Il voudrait revoir le P. Doncœur. »

En septembre 1947, à Paris, le Père note encore :

« Vu longuement Gide, chez lui... Sujet religieux, tout de suite... Je lui dis: « Sans un au-delà, sans l'immortalité, la vie est absurde. » Il me répond: « Il dépend de nous qu'elle ne le soit pas », ce qui est la réponse existentielle orthodoxe. Puis nous lisons du Virgile, du d'Annunzio. Nous parlons de Claudel, d'Hélène et de Roger... »

Quand Gide est malade à Nice, à la clinique du Belvédère, le Père va le voir plusieurs fois. Le 18 octobre 1949, à la suite d'une longue conversation, à la Résidence des PP. Jésuites, ils s'embrassent. Ils se reverront plusieurs fois encore en 1950. Le Père passe la journée du 20 mars à Juan-les-Pins, dans la villa que Gide a loué. « Longues confidences très intimes, de Gide. » Quelques jours après, Gide demande au Père de revenir faire une partie d'échecs !

Leurs amis communs notent avec amusement la ressemblance de leur voix; on s'y méprend au téléphone : même accent, même manière d'appuyer sur les syllabes, de détacher certains mots, de les chanter. Tous deux s'intéressent aux méthodes, aux procédés, aux démarches de l'esprit. ils ont la même curiosité toujours en éveil, la même impatience juvénile, le même besoin d'avoir sans cesse l'esprit occupé par quelque problème: l'un lit Virgile dans la rue, l'autre, Dante. Même difficultés pour écrire si le papier ou la plume leur semblent rebelles. Ils sont surtout le même don d'accueil, de sympathie, de séduction.

Le Père s'amusait beaucoup de ces ressemblances. Cela ne l'empêchait pas de mesurer tout ce qui les séparait.
Au cours de l'interview dont il a été question plus haut, le Père poursuivait ainsi ses propos sur Gide :

« Je sais ce qu'on peut reprocher, très justement, à ses ouvrages et à sa vie. Je connais certains des désastres moraux qui lui sont imputés. Mais je sais aussi ce que l'on ignore d'ordinaire et qu'il a fait du bien à certaines âmes.
N'attendez pas de moi que je juge l'homme. Je n'en ai pas le droit et aussi bien je n'en ai pas l'envie.
Sans vouloir, bien sûr, rien excuser de ce qui est condamnable et si loin que je sois de le recommander à la jeunesse, je crois à sa bonne foi. Tout cela, uni à sa charité, peut peser d'un poids énorme dans la balance de Dieu.
— Mais Gide croit-il en Dieu?
— Il y a cru. Aujourd'hui, je pense que c'est fini... Dans ma dernière visite à l'homme qui m'avait dit être tiraillé entre Platon (le Platon de Phèdre et du Banquet) et le Christ, j'ai trouvé cet homme, en fait, durci et comme fixé définitivement dans son choix : incroyant et athée. Mais à l'enfant prodigue qui ne reconnaît pas son Père, son Père continue de tendre les bras. Respectons le mystère des relations de cette âme à Dieu : je crois éperdument à la Miséricorde. »

« Apôtre parmi les incroyants »*, ne rechignant pas aux « pieuses mondanités »**, Auguste Valensin plaisait à Gide. Il était aussi le directeur de conscience d'Hélène Martin du Gard et l'ami de Roger. A la lecture de son cours au Centre universitaire méditerranéen sur l'Art et la pensée de Platon, Gide lui reproche bien de tirer Platon du côté de l'Eglise et de la chasteté, mais lui reconnaît une approche de front qu'il ne s'attendait pas à trouver sous la plume d'un religieux :

« Il signe Auguste Valensin. Il lui déplaît cette sorte d'isoloir que risque de faire sa soutane, dans ses rapports avec le public, avec autrui ; et on lui sait grand gré de rester sur le plan humain le plus possible, de se mettre de plain-pied avec vous. Également gré d'aborder sans effarouchement certaines questions scabreuses. Il en parle fort bien, avec la décence que l'on pouvait attendre de sa soutane, et avec une sorte de hardiesse qu'on n'osait espérer. »***

C'est probablement pour cette ouverture d'esprit que Gide n'hésite pas à aller trouver Auguste Valensin, fin avril 1942, avec cet étonnant projet qu'évoque le religieux dans ses souvenirs, sans plus de précision. On sait par les Cahiers de la Petite Dame**** de quoi il retourne : il s'agissait pour Gide d'épouser la comédienne Claude Francis, auprès de qui Catherine prenait des cours, afin qu'elle échappe aux tracasseries et aux empêchements d'exercer sa passion du théâtre en raison de sa nationalité anglaise :

« Un vent de folie semble avoir soufflé tout ce temps du côté de l'Adriatic, provoqué par la situation inextricable de Claude qui les a tous tenus en haleine : Catherine, Gide, Elisabeth venue deux fois tout exprès de Cabris et même Martin appelé en grand conseiller. L'exaltation de Claude lui faisait tout entrevoir : le suicide (plusieurs tentatives), le couvent, et, ce qui était moins insensé, un mariage blanc qui lui aurait donné un état civil français de tout repos pour sa carrière. Tout cela pressait terriblement, d'où les démarches de toutes espèces, les entrevues sans fin. Comme l'éventuel mari ne se trouvait pas aisément, Gide eut l'idée qu'il pourrait en somme être ce terre-neuve. Catherine, pour qui Claude représente jusqu'à présent le seul guide sûr, le salut de ses entreprises, poussait de toutes ses forces à cette folle entreprise, et Martin me confiait à quel point il lui semblait qu'elle était capable d'influencer son père. Bref, il semble bien que cette extravagante solution n'ait tenu qu'à un cheveu, déjà on avait même téléphoné à un notaire ami, absent du reste. Mais quant à moi, peut-être me trompe-je, je crois qu'au dernier moment la pensée de Madeleine l'aurait retenu, et comme il ne lui en coûte jamais beaucoup de se dédire... Heureusement, par scrupule, sachant Claude très croyante, il eut l'idée d'avertir son directeur de conscience, le père Valensin (au fond cela devait avoir un côté qui l'amusait), lequel affirma nettement qu'un tel acte la mettrait au ban de l'Église. « Alors, lui dit Gide, vous êtes responsable de ce qui peut arriver », et le père Valensin s'en fut aussitôt dissuader Claude et la réconforter. Du coup, Gide échappait à cette singulière corvée assumée bien à la légère ; du reste, les sages paroles de Martin avaient fait réfléchir Gide et même Catherine sur toutes les conséquences possibles de la situation ainsi créée. Le départ de Claude fut différé deux fois pour des raisons fortuites : conférence d'Henry Bordeaux, où elle devait lire des vers (on ne peut vraiment pas faire cela à un académicien), représentation au Casino municipal, où elle avait un rôle important, mais il semble bien que plus rien ne puisse l'empêcher malgré les démarches de l'évêque, malgré une lettre pressante à Abel Bonnard devenu ministre de l'Éducation nationale, et dont Gide s'est fendu. »


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* Laurent Coulomb, Aspects du catholicisme français au XXe siècle. L’apostolat niçois d’Auguste Valensin (1935-1953), Cannes, Alandis Éditions, 2009, p.204
** Ibid. p.161
*** Gide, Journal, entrée du 11 juin 1948
**** Maria Van Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, t.III, NRF, Gallimard, 1975, p.305

jeudi 1 août 2013

Saint Jean d'été (4)

Début juillet 1937, Gide rentre de Cuverville défatigué mais il confie à la Petite Dame :  « Je me sens d'une extraordinaire vacance — trop — d'autre part, je sens qu'il faut que je me dépayse, je suis en état d'absolue incuriosité. » Il vient de publier les Retouches à mon Retour de l'U.R.S.S., Pierre Herbart son En U.R.S.S., et il a proposé à ce dernier un voyage en Afrique. Entre temps il songe à la Norvège, et puis non, il va d'abord passer une semaine en Angleterre pour travailler à la traduction d'Antoine et Cléopâtre avec Dorothée Bussy ; ensuite ce sera l'Italie et début 38 seulement l'A.O.F. C'est pendant ce séjour londonien qu'il croise Julien Green et Robert de Saint-Jean. 


« 27 juillet 1937
Déjeuner avec Gide à Londres, chez Kettner's. Green est allé le chercher chez les Bussy. Mme Bussy est la sœur de Strachey et son mari, Simon, est peintre.
Dans la dernière salle du restaurant, alors que nous allions vers la table qui nous était réservée, Gide a murmuré qu'elle était trop éclairée par le lustre tout proche et s'est assis à une autre table, au hasard, près de la porte d'entrée.
Lorsqu'on lui a servi le grape fruit dans une urne argentée, il a trouvé cela « très bien présenté ». Il avait eu, d'ailleurs, grand mal à choisir son menu, s'était réglé sur moi pour se décider (« un émincé... c'est cela, oui... un émincé »). Il nous a relaté les attaques des communistes contre son dernier livre (la suite de Retour de l'U.R.S.S. : Retouches à mon retour de l'U.R.S.S.). Celui qu'il appelle « le Maritain espagnol », Bergamin, a même parlé avec violence contre Gide*, malgré les relations très cordiales qui les unissaient l'un à l'autre.
— Ils ont barre sur moi seulement sur un point, dit Gide, quand ils affirment qu'en critiquant l'U.R.S.S. je l'affaiblis, et qu'en l'affaiblissant je fais le jeu de ses pires ennemis.
On devine chez lui une attitude très calme, intéressée, amusée aussi devant les assaillants les plus violents. Gide n'arrive pas à sortir de ses gonds.
Il est capable de contempler avec les yeux d'un étranger ce spectacle : « Gide poursuivi par une meute d'ennemis ».
Il dit :
— Ce qu'il y a de terrible, c'est qu'il faut être pour ou contre. On ne vous laisse plus la liberté d'une attitude intermédiaire.
C'est cela qui l'effraie :
— J'ai peur que la France ne soit amenée, elle aussi, à choisir l'un ou l'autre camp.
Il dit que les derniers malheurs du franc lui paraissent de mauvais augure. Et quant à l'état de l'Europe, à la dispute de la paix et de la guerre, il exprime la crainte « qu'on ne puisse se tirer de tant de récifs ».
Il m'a interrogé sur la diffusion de Ce Soir, le concurrent (communiste) de Paris-Soir ; il savait que les syndicats ont reçu ce mot d'ordre : « Achetez Ce Soir. »
Il va publier dans Marianne, sans doute, faute de trouver une autre tribune, une préface à la lettre de protestation de Thomas Mann contre l'hitlérisme.
Paris-Soir a-t-il des partis pris politiques, se range-t-il, lui aussi, d'un côté ou de l'autre? Ne croyez pas, ajoute-t-il en grimaçant un sourire, que je cherche à placer de la copie...
Parfois, son regard biais et plusieurs plis autour des lèvres, ainsi qu'une imperceptible élévation de ses pommettes mongoles, donnent à son visage quelque chose de cynique.
Un jeune officier de marine est venu le voir en U.R.S.S. et lui a dit :
— Mon cas est unique, au point d'avoir étonné le sexologue Magnus Hirschfeld : je ne recherche que les unijambistes.
Retour à Paris, Gide raconte cette visite à Victor Serge, qui lui dit :
— Ah, oui ! C'est celui qui est de la police.
— Que dites-vous ?
— Il me l'a avoué lui-même, me déclarant : « J'aime mieux que ce soit moi qui vous le dise, je travaille pour la police. »
Gide croit que tout non-conformiste sexuel en U.R.S.S. se trouve devant ce choix : aller en Sibérie ou travailler comme indic. »

(Robert de Saint Jean, Journal d'un journaliste, Grasset, 1974)

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* Du 4 au 16 juillet 1937 se tient le deuxième Congrès International des Ecrivains, à Valence, Madrid et Barcelone, et enfin à Paris. Il est présidé par José Bergamin qui prononce son discours contre André Gide qui sera publié dans l'Humanité du 17 juillet 1937 sous le titre : « Un silence accusateur. Sur le dernier livre de M. André Gide, par l'écrivain catholique José Bergamin ». Article disponible dans la base thématique de Gidiana sur les Retouches à mon Retour de l'U.R.S.S..