jeudi 25 juillet 2013

Saint Jean d'été (3)


Poursuivant la lecture estivale du Journal d'un journaliste de Robert de Saint Jean (entamée ici et ), nous voici pour deux soirées au théâtre. Celle du 20 janvier 1932 n'a laissé qu'une trace pâle dans le Journal de Gide : il est dans un café, attendant l'ouverture des portes du Vieux Colombier où l'on montre le Sang d'un poète, et « écrit pour écrire » quelques considérations banales sur « la chair moins exigeante, tandis que l'âge vient »... Ce soir-là, il se trouvait entre Green et Saint-Jean. Ce dernier recueille ses impressions :

Janvier 1932

Au Vieux-Colombier, hier soir, où Jean Cocteau présentait le Sang d'un poète. Gide entre Green et moi. Derrière nous Maritain et, plus loin, Moyse (le Bœuf sur le toit) ainsi que Lifar, etc.
Plantes vertes, palmiers, fusains en bordure de scène, au-dessus desquels apparaît un Jean Cocteau tout en angles, les cheveux ébouriffés des grands jours, l'étincelle au coin de l'œil. Il s'excuse, fait l'enfant.
— Voilà... mes amis... vous l'avez voulu ainsi... Nous autres poètes nous sommes là dès qu'on nous appelle... Les poètes doivent mourir pour que leur œuvre vive... J'ai pris la poésie avec un appareil de télévision, comme on « attrape » les fauves, ou les enfants... J'ai lancé une cloche dans la mer, je vais vous livrer ma pêche...
Il arpente la scène, baisse parfois les yeux l'espace d'un dixième de seconde, reprend sa promenade sur les tréteaux. Il lit la fin de son allocution, regarde vers le ciel, salue ; revient sous les applaudissements, se recourbe en deux pour remercier « son ami le public ». On éteint les lumières car la projection va commencer et, dans le noir, on entend une dernière fois la voix de Jean :
— Je n'avais pas parlé en public depuis dix ans... J'ai bafouillé, je m'en rends compte, pardonnez-moi !
Gide murmure qu'il y a des poètes exhibitionnistes, qui n'ont que la poésie à la bouche, comme il existe des patriotes qui proclament à tout bout de champ leur patriotisme.
Pendant le film, voix de Cocteau, enregistrée avec la bobine. Poème célébrant les étoiles, la branche de houx, le vieux tableau noir de l'école, etc. Gide dit tout bas que ces vers lui rappellent ceux de Maurice Rostand.
Le film fini, Gide :
— Toute cette représentation a été i-nou-ïe, le discours du début surtout. Dans le film lui-même il y a de belles choses, la bataille de boules de neige, les collégiens... mais pas mal d'emprunts, aussi.
(En 1931, j'avais vu l'œuvre au studio de Billancourt, lors de sa vraie première. Elle me plaît davantage cette fois-ci.)
Oublié de noter plusieurs choses dans l'allocution de Jean : Il prononce « Cherlok Eulme », « Nov yorque taïme », « Olioude », etc. Il affirme qu'il a choisi ses interprètes « pour leur beauté physique ». Il explique quelques-uns des trucs auxquels il a eu recours, notamment pour la traversée du miroir. Mais pas de mention du dessin de Tenniell (dans Through the looking glass) dont il s'est inspiré.


Le 18 février 1932, Gide est cette fois nettement plus impliqué puisque c'est sa pièce, Œdipe, que Pitoëff monte pour la première fois à Paris après l'avoir présentée dans plusieurs villes en Europe. Et pourtant... La petite bande composée des Allégret (Marc, André, Yves et sa femme), de la Petite Dame et de Gide retrouve Paul Verbrughe, Green et Saint-Jean déjà attablés à une terrasse du Rond-Point des Champs-Elysées. Personne n'est resté pour voir la seconde pièce, Le Miracle de Saint-Antoine de Maeterlinck.

Février 1932

Jeudi soir première de l'Œdipe de Gide au théâtre de l'Avenue, Pitoëff en péplum écarlate dans le rôle principal. Après le spectacle je retrouve Gide au café du Rond-Point, et Marc Allégret. Gide prédit à sa pièce un très bref avenir, et plaisante là-dessus.
— Diriger le travail des acteurs n'est pas dans mes cordes... Je suis bien venu aux répétitions, mais je n'avais à décerner que des éloges à mes interprètes !
En tête du programme d'Œdipe on peut lire une « Lettre de M. André Gide à M. Georges Pitoëff » ainsi conçue :
« Mon cher ami,
Non, je vous en prie, n'annoncez pas mon
Œdipe comme une tragédie. Ce n'est pas une comédie non plus. C'est un drame. Je veux dire que le bouffon s'y mêle étroitement au tragique. J'espère émouvoir, mais serais bien déçu si tout de même l'on n'y rit pas. Ce que je crains par-dessus tout, c'est la déclamation, la morne emphase, tout ce qui n'engendre qu'ennui. Vous aussi, je le sais ; de sorte que votre jeu sans faste ni pompe sait rester humain à travers le surhumain de votre rôle. Je sais aussi que les acteurs (...) font comprendre aux spectateurs qu'ils n'aient pas à craindre, s'il leur plaît, de s'esclaffer. »
Gide : « Mon Œdipe a été promené en Belgique par les Pitoëff. Il n'a guère frappé le public. Meilleur accueil en France, à Dijon, sans doute parce que cette ville compte beaucoup de refoulés. »

« Je sens très bien que la simplicité, le détachement avec lesquels Gide parle de la soirée étonnent ceux qui ne le connaissent pas bien », note la Petite Dame en rentrant au Vaneau*. « Cette nouvelle confrontation de Gide avec le théâtre est exemplaire de ses réactions : après l'enthousiasme des débuts, le désappointement et l'amertume, le très vif sentiment d'être mal compris », commente le spécialiste du théâtre gidien, Jean Claude, dans sa notice de la dernière édition de la Pléiade**.

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* Maria Van Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, t.2, NRF, Gallimard, 1974, p.217
** André Gide, Romans et récits, Œuvres lyriques et dramatiques, t.2, Gallimard, 2009, p. 1296. Voir aussi l'intervention de Jean Claude lors d'un colloque à l'occasion de la parution de cette nouvelle édition dans la Pléiade.

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