lundi 8 juillet 2013

Saint Jean d'été (1)


Souvenez-vous : il avait déjà été question de Robert de Saint Jean ici avec la comparaison d'une soirée entre Gide et Green relatée dans son journal et dans celui de Gide. Tout au long de l'été je vous propose de relire d'autres extraits choisis de ce Journal d'un journaliste (Grasset, 1974, repris dans la coll. Cahiers rouges en 2009). Voici pour commencer quelques échos, premières apparitions indirectes de Gide dans le Journal, qui donnent assez bien le ton de ce document « toujours intéressant, par quelque bout qu'on le prenne », selon l'avis de Julien Green.


Mercredi 30 mai 1928
[…] Gide a rendu visite à Maritain, à Meudon, et donné à son hôte un exemplaire de Retour du Tchad avec cette dédicace : « A Jacques Maritain, dans l'attente. »
[...]
Mercredi 6 juin 1928
[Chez Jouhandeau] : « Gide, dit-il, ne m'envoie que ses livres ''convenables''. »
[...]
12 juin 1928
J'ai été avant le dîner chez Mauriac, et parmi les invités le maître de maison passait, un peu crispé, le regard virevoltant dé-ci dé-là. Philippe Soupault lui demande si la lettre récemment publiée par Gide l'a indisposé.
— Non, répond Mauriac avec vivacité, j'ai pris le parti de la trouver gentille.
L'écrivain s'éloigne et Soupault me dit que la « gentillesse » de ce texte lui paraît douteuse : Gide fourre Mauriac et Rouveyre dans le même sac.
Soupault ajoute qu'il a été choqué de lire, toujours dans la même missive, une phrase où Gide déclare ne plus connaître l'inquiétude.
— Du coup, m'assure-t-il, j'ai été voir Gide et en ai obtenu une espèce de rétractation : Gide, au fond, demeure bien inquiet.
Soulagement.



A l'entrée du vendredi 23 novembre 1928, Robert de Saint-Jean évoque sa rencontre avec un certain Marc C. qui a vu Gide en Afrique, a vécu à Tahiti, passionné de Schopenhauer et inspiré par Havelock Ellis. Il n'est pas très difficile de reconnaître Marc Chadourne*, l’administrateur qui a accueilli Gide et Marc Allégret à Maroua en mars 1926 (Retour du Tchad).


Passé la soirée du 21 avec Marc C. :
« Je cherche des sujets dans Havelock Ellis... Je suis très porté sur les femmes sauf en Afrique où j'avais devant moi, là où j'étais, des chiennes immondes. J'ai préféré alors, imitant les Blancs qui m'entouraient, un "boy" et suis revenu aux femmes à Tahiti. »
Il célèbre Havelock Ellis, Freud, son dieu étant Schopenhauer. Voix veloutée et musicale. Mauriac dit qu'il a les gestes de surprise des chats. Lié à Plon il craint d'embarrasser son éditeur car l'une de ses prochaines nouvelles, inspirée d'un cas décrit par Havelock Ellis (encore !), traite de coprolâtrie. A propos « d'anomalies » sexuelles : « Tout est beaucoup plus répandu qu'on ne pense. »
Gide, que C. a vu, je crois, en Afrique, ne voulait s'entourer que de beaux nègres, simplement pour le plaisir des yeux, et les vieux, les nabots, les teigneux, les autres, durent vite renoncer à tout espoir quand furent choisis les quatre-vingts porteurs de l'expédition au Congo. Le manège suscitait chez les nègres, élus ou exclus, des rires sous cape tout à fait injustifiés.
C. parle de l'amitié qui liait Gide et Marc Allégret au cours de ce voyage, et pense que Gide se montrait parfois ombrageux.

Comme pour la soirée chez Prunier, et qui finit au Lido, Robert de Saint-Jean enregistre par la bande les rencontres Gide-Green. On y apprend par exemple que Gide aurait aimé tirer un film de Léviathan avec l'aide de Marc Allégret (trente-trois ans avant celui qui se fera finalement avec Louis Jourdan et pour lequel Julien Green écrira des dialogues) :

13 avril 1929
Green chez Gide, qui lui offre le thé chez lui. (« Le bon thé », précise-t-il à la cantonade.) Sur une assiette quatre petits-beurres.
Gide demande à Julien si Maritain l'influence... Façon de le mettre en garde, indirectement contre « les mauvaises relations ». Gide répète qu'il a des amis catholiques qui se feraient scrupule de le tirer à eux mais qu'il en connaît d'autres qui agissent à son égard « comme un monsieur qui a des intentions sur une dame ».
L'un des personnages de Léviathan qui l'intéressent le plus, c'est Mme Grogeorge ; il a moins de goût pour la pittoresque Mme Londe. Il ajoute :
« Les personnages et les péripéties d'un roman m'intéressent moins que ce que je sens derrière eux. »
Il désire beaucoup tirer, avec Marc Allégret, un film de Léviathan.

Au détour d'une longue rencontre avec Reynaldo Hahn, on trouve déjà de quoi tordre le coup à la vieille légende selon laquelle c'est Gide qui aurait refusé le manuscrit de Proust, légende que Gide contribua lui-même à propager en s'accusant de cette « erreur » pour mieux amadouer Proust et faire venir ses livres à la NRF. C'est bien Schlumberger (et tous les autres éditeurs de la place !) qui en était le premier lecteur critique, comme l'a montré Pascal Mercier :

Dimanche 14 avril 1929
J'ai été hier après-midi voir Reynaldo Hahn et lui demander des renseignements sur Marcel Proust traducteur afin de me documenter pour une conférence « Proust et Ruskin ». […] Hahn conclut : « Aucun de nous n'imaginait qu'il [Proust] deviendrait célèbre... Lorsqu'ils lurent, ou parcoururent, Swann en copie, Marcel Prévost, Schlumberger et le lecteur de Fasquelle pouffèrent de rire. »

Et pour terminer cette première salve d'extraits, cet intéressant dialogue avec Malraux, consigné le dimanche 21 avril 1929, sur Gide et plus largement l'homosexualité et son rôle dynamiteur de la bourgeoisie :

Vendredi, avant dîner, Malraux au Bar Diamant.
[…] Il me dit qu'il y a une réduction dans les grandeurs littéraires d'aujourd'hui si l'on songe aux siècles précédents.
— La célébrité de Gide, à côté de celle de Victor Hugo, ne monte pas très haut... Gide ne se place pas sur le terrain révolutionnaire, il veut faire figure de moraliste, mais dans cette famille des moralistes français il est plus court, plus prudent, moins « inquiétant » que Montaigne. Ainsi Gide a-t-il toujours évité jusqu'à présent de se situer par rapport aux régimes politiques actuels ; même rapetissement, d'ailleurs, chez les banquiers que chez les écrivains : les banquiers d'aujourd'hui sont moins dominateurs que dominés. Revient à Gide, sujet qui décidément l'occupe :
— Numquid et tu m'a paru faible et je n'ai pas caché ma déception à Gide, qui s'est d'abord rebiffé avant de me féliciter de ma franchise, et presque de m'approuver. « Votre position, lui ai-je dit, est avant tout celle d'un esthète, vous vous bâtissez un dieu d'homme de lettres, vous croyez en la divinité du Christ parce qu'à votre avis il faut, pour inspirer les Evangiles, plus que le génie humain ne peut donner. Au fond, Dieu existe pour vous parce que les Evangiles forment une œuvre dont vous auriez été incapable, vous André Gide. »
II ne s'arrête pas à la conversion de Gabriel Marcel ni aux crises religieuses de Mauriac et il dit que ces événements l'amusent autant que les saynètes de Pontigny. Quand il parle du catholicisme c'est pour en souligner l'altération et le déclin.
Quant au pamphlet de Berl, il le défend parce que ce livre lui est dédié.
Je lui dis que je trouve inexacte, dans cet opuscule, la phrase dont voici à peu près le sens : Le seul gain révolutionnaire de la littérature actuelle s'inscrit au profit de l'homosexualité, c'est peu. Réponse de Malraux :
— La pédérastie, en retranchant l'homosexuel de la bourgeoisie, permet à celui-ci de mieux voir les tares de sa classe... Oui, cela impose une vue des choses plus nettement que ne le fait un parti pris politique.
Malraux donne à plusieurs reprises cette définition : « Le bourgeois est celui qui n'obéit qu'au besoin de considération. »
Revenant sur les mœurs, Malraux me dit :
— Je ne vois pas sur quoi on peut fonder une morale sexuelle.
Le débat de Mauriac lui paraît « larvé ». Il croit que Mauriac se retient de céder à ses penchants moins par la crainte du remords que lui donnerait la religion que par la peur de la réprobation bourgeoise. Il répète que l'homosexualité est une arme redoutable contre l'esprit bourgeois mais quant à voir en elle un signe de supériorité — thèse de certains apologistes — il trouve cette prétention ridicule.


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* Sur Marc Chadourne, voir l'article Marc Chadourne : écrivain-voyageur (23 mai 1895 - 30 janvier 1975), de Lilith Pittman, in Cahier Robert Margerit, n°XIV – Décembre 2010, article 09 de la version en ligne.

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