jeudi 28 février 2013

Au fil du Journal de l'abbé Mugnier (1/3)


Journal de l'abbé Mugnier au Mercure de France
L'abbé Mugnier survit dans les lettres françaises sous mille-et-un surnoms dont le plus connu reste celui de « confesseur du Tout-Paris »*. Les mauvaises langues, qu'il croisait dans sa paroisse ou dans les salons, disent « le confesseur des duchesses »... Sous la plume de Huysmans il est « le fol abbé ». Ou « l'aumônier général de nos lettres » pour Maurras, un « charmant et vénérable chanoine » pour Valéry, « l'apôtre de la mèche qui fume encore » selon Jammes, celui « des lettres et du pardon » pour Descaves, « le seul homme chez qui l'Esprit soit l'esprit » écrit enfin Cocteau, qui le connaissait bien.

Arthur Mugnier vient au monde en 1853 à Lubersac, en Corrèze, où son père supervise depuis treize ans la restauration du château pour son nouveau propriétaire, Ernest de Chabrignac. Un père qui meurt alors qu'Arthur est encore un tout jeune enfant. Il part alors vivre à Paris avec sa mère. Vers 1870 se confirme sa vocation religieuse et, après une courte expérience à la Société de Jésus, il entre au séminaire de Nogent-le-Rotrou sur la recommandation d'Ernest de Chabrignac qui continue à aider de loin les enfants de son régisseur. Il achève sa formation au séminaire Saint-Sulpice et enseigne un moment au séminaire Notre-Dame-des-Champs en 1876 avant de devenir vicaire de la paroisse Saint-Nicolas-des-Champs, dans le quartier des Halles, en 1879.

L'abbé Mugnier commence alors à tenir un journal** dans lequel il rend d'abord compte de l'actualité politique et de sa « pauvre vie » de vicaire dans ce quartier populaire. « Ici, nulle trace de vie intellectuelle. L'industrie absorbe tout », constate-t-il le 12 novembre 1879. En 1881 il est nommé à Saint-Thomas d'Aquin, quartier plus bourgeois mais où il ne trouve là encore que « l'égoïsme, l'avarice, l'accaparement des âmes, la légèreté, le succès injustifié, la bêtise des dévots, la vulgarité décorée »... Il donne bien quelques conférences où il mêle la religion à sa passion de toujours pour la littérature, mais il doit se l'avouer : « Je suis triste parce que je me suis lancé dans une direction où l'on n'aboutit pas intellectuellement. »

Mugnier cherche un passage de l'Eglise vers la littérature. C'est alors qu'il croise Huysmans qui fait le chemin inverse... L'abbé accompagnera la conversion de l'auteur d'A rebours. Peu à peu, de déjeuners de gendelettres en dîners mondains, il devient la coqueluche des salons grâce à sa simplicité, son ouverture d'esprit et son sens de la répartie. Quelques-uns de ses bons mots sont restés célèbres. A celui qui lui demande s'il a vu la croix de diamants dans le décolleté décati d'une femme sur le retour, il répond : « Non, je n'ai vu que le calvaire... ». Une autre fois un convive lui reproche d'être plus souvent derrière une table que derrière l'autel :
- L'abbé, vous serez enterré dans un nappe !
- Avec vos miettes... répond Mugnier.

Gide, qui n'a pas ce sens de la répartie dans les dîners en ville et l'admire, ne fera d'ailleurs qu'une allusion à l'abbé Mugnier dans son Journal, le 27 juin 1932, justement pour citer l'une de ces « saillies » :

De la puissance du mot. Dès qu'on a trouvé « sex appeal », à l'abri de ce mot toutes les pornographies sont admises.
Cela me fait penser à une saillie de l'abbé Mugnier ; exquise à mon sens, mais qu'il faut une certaine finesse d'esprit, je crois, pour entendre. Cela se passe à je ne sais quel dîner mondain. L'abbé se penche vers son élégante voisine :
- Pouvez-vous me dire, je vous en prie : qu'est-ce qu'on vient de nous servir ?
- Mais c'est un rôti de bœuf, cher abbé.
- Ah : Dieu soit loué ; je craignais que ce ne fût du Chateaubriand.

Notons qu'en décembre 1931, la Petite Dame recueillait un autre mot de Mugnier cité par Gide dans une conversation sur le catholicisme, Claudel, Copeau et les Martin du Gard :

Ici Bypeed, je me souviens, cite un mot de l'abbé Mugnier. Dans une conversation qu'il a eue avec lui, il y a quelques années, à Gide qui lui disait : « Dans le catholicisme c'est Saint-Paul qui me gêne », il répondit : « Oui, c'est l'arête du poisson. »

L'esprit plus brillant que l'habit – on recousait sa cape trouée pendant qu'il dînait – l'abbé Mugnier est bien vite de toutes les soirées chez la comtesse de Castries et la princesse Marthe Bibesco qui deviendront ses « nièces » choisies et légataires, chez la comtesse Greffulhe, la princesse Soutzo, la comtesse Anna de Noailles ou encore dans le célèbre salon de Jeanne Mülhfeld, la veuve de l'ancien secrétaire de la Revue Blanche, fréquenté entre autres par Gide et Valéry qui surnomment l'hôtesse « la Sorcière ». C'est dans ces milieux où les Académies côtoient les avants-gardes, en politique comme en littérature, que l'abbé Mugnier va faire les nombreuses rencontres qu'il verse presque chaque soir dans son Journal.

En 1912, l'année où l'abbé fait la rencontre de Cocteau avec qui il restera lié tout au long de sa vie, la princesse Bibesco lit des pages de Gide à l'abbé Mugnier : les Nourritures terrestres. Et le 7 février 1918 les deux hommes se rencontrent :

Été déjeuner au restaurant Lucas avec Mme Wharton, la princesse Lucien Murat, la baronne de Brimont, Berenson, Saint-André, Mac Lugan, André Gide. André Gide était à côté de moi. Une figure rasée, une tête déplumée, avec des cheveux qui tomberait [sic] plutôt par derrière. L'air d'un prêtre professeur, d'un protestant qu'il est, car la marque austère subsiste. Après avoir travaillé depuis la guerre, à de bonnes œuvres, il est maintenant en Normandie. Il est marié et ne semble pas le regretter. Il a été, avant la guerre, à Constantinople, en Asie Mineure. Il préfère, il aime l'Algérie, le désert, les Arabes, les parfums... Il n'a pas été en Perse. Je lui ai demandé si la guerre modifiait ses idées d'avant. A quoi il a répondu qu'elle les enfonce plutôt, qu'il n'y a pas eu interruption de courant. Gide a connu Jammes qu'il trouvait délicieux, moins depuis sa conversion (et c'est Claudel qui en est le promoteur), il n'est plus en communion d'idées avec lui. Claudel et Jammes lui ont écrit, à l'occasion des Caves du Vatican, des lettres comminatoires. Jammes a une façon de mettre Dieu dans sa poche qui déplaît à Gide. Il ne peut plus le suivre.
Gide a parlé de Picasso citant le mot d'Apollinaire mais non pour l'approuver : « Picasso et Raphaël ». Il dit Apollinaire spirituel mais fumiste.
[...]
Comme je faisais profession de tolérance religieuse, André Gide m'a demandé si c'était par esprit évangélique. Gide constatait qu'il n'y a pas de péché dans la littérature de Péguy.

Deux jours plus tard, lors d'un dîner chez Edith Wharton (la romancière américaine qui a fondé les American Hostels for Refugees et aida au fonctionnement du Foyer Franco-Belge où Gide a travaillé pendant la guerre), l'abbé Mugnier croise l'historien de l'art Bernhard Berenson, l'architecte Jean Naville (frère d'Arnold Naville autre proche de Gide), l'éditeur Georges Charpentier et l'écrivain et traducteur Alfred de Saint-André :

Dîné chez Mme Wharton, avec Berenson, Naville l'archi­tecte, Saint-André et Charpentier. Berenson dit que la figure de André Gide ressemble à celle de George Eliot. Naville a été élevé, à l'école alsacienne, avec lui. On y appelait Gide « le Crispatif » car il parlait les dents serrées. Mme Wharton trouve l'auteur de L'Immoraliste timide. Comme j'avais cru remarquer de l'austérité sur le visage de Gide, Berenson a ajouté : « De l'austérité féminine, non masculine.»

_________________________

* Voir l'étude de Ghislain de Diesbach : L'Abbé Mugnier, Le Confesseur du Tout-Paris, Perrin, 2003
** Qui ne sera publié qu'en 1985 et d'où sont extraits les passages donnés ici : Journal de l'abbé Mugnier (1879-1939), coll. Le Temps retrouvé, Mercure de France, 1985.

mercredi 27 février 2013

Excursion à Cuverville


Excursion de l'AAAG à Cuverville samedi 8 juin 2013

23 ans après, grâce à Nicolas Chaine qui a la grande gentillesse de nous recevoir et de nous offrir un buffet, nous revenons à Cuverville pour une journée où nous espérons réunir le plus grand nombre d'Amis d'André Gide.

L'AAAG se propose, pour cette occasion exceptionnelle, de prendre financièrement en charge le voyage en autocar depuis Paris (Porte d'Auteuil). Il n'en coûtera à chacun que 15 euros.

Les membre de l'Association des Amis d'André Gide intéressés voudront bien renvoyer au secrétaire général leurs nom, prénom, adresse mail, nombre de participants, le tout accompagné d'un chèque à l'ordre de l'AAAG pour ceux qui voyageront en autocar, avant le 15 mars 2013.

lundi 25 février 2013

Etiemble cravaté


Voici encore un article du Nouvel Obs (n°1216 du 26 février 1988) où il est cette fois question d'Etiemble et de ses "mémoires", toutes pleines de Paulhan et de Gide. De quoi donner envie, après l'amusant avertissement de Guy Dumur, de lire ou relire ces Lignes d'une vie (Arléa, 1988) en prolongement du Thésée qu'Etiemble prétendait avoir totalement réécrit... Affaire à laquelle Claude Martin et Céline Dhérin ont donné une belle conclusion avec leur édition critique Pour une histoire du Thésée publiée l'an dernier par l'AAAG.



"Les Mémoires littéraires d'Etiemble

Gide, Paulhan, et moi
et moi, et moi...

Comment la vie d'Etiemble a été marquée du sceau des papes de la « NRF », impitoyables, inoubliables

Chaque fois que je lis Etiemble, et plus que jamais avec ces « Lignes d'une vie », me vient l'envie de parodier le mot de Cocteau sur Victor Hugo : «Etiemble est un fou qui se prend pour Etiemble.» Pas seulement par ce qu'il y a d'excessif en lui, mais à cause de ses obsessions, de ses complexes d'infériorité, vite compensés,  on s'en doute, par leur contraire. Au seuil de ces pseudo-Mémoires, il raconte qu'au temps où il commençait à fréquenter la «NRF», il faisait de l'escrime la porte à côté. Etiemble est un bretteur mais qui se bat souvent contre des moulins à vent.

Orphelin de père, difficilement élevé par une mère ouvrière, puis modiste Etiemble a été ce petit Mayennais qui, première contradiction, fréquentait en pays chouan une école laïque. Venu à Paris comme boursier il fait de brillantes études, mais ses copies, frappées souvent au coin de l'extravagance, méritent vingt sur  vingt ou zéro pointé. A l'époque de son service militaire comme officier, il peut se vanter, en plus de son titre de normalien et d'agrégé de grammaire, d'avoir fait deux ans de droit et de langues orientales (en chinois), de savoir l'anglais, l'allemand, l'espagnol et de posséder des rudiments d'arabe... C'est dans les Vosges, en faisant de la marche, qu'il rencontre un professeur de Nancy, communiste, qui l'envoie à Aragon, en 1933. Le poète de «Hourrah l'Oural !» le recommande à André Gide, qu'admire le jeune Etiemble, qui lui ouvre les portes de la « NRF » via son directeur, Jean Paulhan.

A partir de ce moment fatal, les souvenirs d'Etiemble sont obnubilés par l'image de ce «père impitoyable»  que fut pour lui, pendant près de quarante ans, l'auteur des «Fleurs de Tarbes». Une bonne moitié de «Lignes d'une vie» est consacrée à ces rapports absurdes — on ne trouve pas d'autre épithète — avec Paulhan qui joue avec lui, comme le chat avec la souris. Passe encore que le premier essai qu'il lui soumet, sur Gide, soit publié dans la «NRF» amputé des deux tiers. Commence ensuite une partie de cache-cache ou de colin-maillard, jalonnée par plus de deux cents lettres que l'épouse d'Etiemble à d'ailleurs publiées, chez Klincksieck, comme «Contribution à l'étude du mouvement littéraire, 1933-1968».

Veut-on un exemple de ce jeu cruel ? En 1947, Etiemble, alors professeur en Egypte, envoie à Paulhan un essai sur les «Mots d'enfant», qui présage ce que Michel Leiris développera plus tard dans «la Règle du jeu». Paulhan lui écrit aussitôt pour lui demander certaines corrections. Etiemble s'exécute. Un an plus tard, Paulhan trouve enfin «les Mots» : «épatants», selon son adjectif favori. Il va publier l'essai dans «les Cahiers de la Pléiade» qui remplacent alors la «NRF», interdite pour avoir paru sous l'Occupation. «Les épreuves seront peut-être longues à venir, écrit Paulhan : les vacances.» Le petit jeu durera... huit ans. Jusqu'en 1954, date à laquelle Etiemble se résoudra à publier son texte dans une autre revue.

Mais Etiemble continue de croire en Paulhan. «Ce qui me gêne chez Paulhan, écrit-il, c'est que je me sens idiot devant lui, complètement idiot.» Aujourd'hui encore, il écrit inlassablement sur son bourreau, s'efforçant de réfuter brillamment ses théories sur le langage. A propos de savoir si les pensées préluderaient ou non aux mots exprimés, il finit par accuser Paulhan de romantisme, de spiritualisme, les pires injures dans sa brochure, consommant ainsi «le meurtre du père».

A côté de Paulhan, Gide occupe une grande place dans ces «Mémoires». En plus de l'essai sur le communisme de Gide, traqué jusque dans sa pièce «le Roi Candaule», qu'Etiemble peut enfin nous faire lire en entier il extrait de son «Journal intime» — quand le publiera-t-il ? —les passages concernant un séjour que fit Gide en Egypte en 1946. Ces pages, elles aussi, avaient été refusées par Paulhan après la mort de Gide, sous prétexte d'une scène irrespectueuse (?). C'est très drôle. A la fin de son séjour, Gide, dont  l'avarice était connue, se rend dans un magasin chic d'Alexandrie pour acheter des cravates. Il en offre une à Etiemble, qui lui paraît d'un goût atroce. Obligé de la mettre, Etiemble souffre mille morts, dont il se souviendra encore des années plus tard, au point d'y voir de sa part une preuve incommensurable d'amitié. «J'ai su ce jour-là, conclut-il en 1946 sans rire, que je l'aimais encore plus que je ne croyais. » Et en 1984, devant l'Association des Amis de Gide : «Pour faire ce jour-là ce que je fis en Alexandrie, il fallait vraiment que j'aimasse l'auteur de "l'Immoraliste"...»

Les nerfs toujours à vif, Etiemble ressasse regrets et ressentiments à l'égard des autres comme de lui-même. Il souffre pour des broutilles, comme, par exemple, d'avoir orthographié «Wang Ping-hong le nom du peintre Houang P'ing-hong, faute d'avoir vu ce jour-là ou gardé le souvenir de son cachet. J'en rougis
encore
».

Mais on aurait tort de sourire. Ce pourfendeur du «franglais» (il écrit «boumerangue» pour boomerang et même «Charles Marx» pour Karl Marx) a un tel amour de la langue française et des autres langues que, de la Chine au Mexique, il veut tout embrasser. Et de Stendhal à Supervielle, de Confucius à T. E.Lawrence, il est capable de tels enthousiasmes qu'on lui pardonne de se perdre dans tant de vaines querelles. Son livre fait penser à ces pamphlets que le temps a rendu obscurs et que l'on trouve dans les oeuvres complètes des écrivains du passé. On le lit avec amusement et sympathie.

Guy DUMUR

« Lignes d'une vie », par Etiemble, Editions Arléa, 336 pages, 120F"


lundi 18 février 2013

Au hasard du Journal

(encadré donné à la suite d'un article sur Ne jugez pas, dans le Nouvel Observateur n°262 du 17 novembre 1969 pour les cent ans de Gide)


Au hasard du "Journal" de Gide

Contemporains

VALERY
• « Valéry ne saura jamais toute l'amitié qu'il me faut pour écouter sans éclat sa conversation. J'en sors meurtri. Hier, j'ai passé avec lui près de trois heures. Plus rien, ensuite, ne tenait debout dans mon esprit. »

CLAUDEL
• « Jeune, il avait l'air d'un clou ; il a l'air d'un marteau pilon. Front très peu haut, mais assez large ; visage sans nuances, comme taillé au couteau ; cou de taureau continué tout droit par la tête, où l'on sent que la passion monte congestionner aussitôt le cerveau. [..] Il me fait l'effet d'un cyclone figé. »

COCTEAU
• « Lu « le Livre blanc », de Cocteau... Que d'agitation vaine dans les drames qu'il raconte! Que d'apprêt dans son style ! De souci de la galerie dans ses attitudes !... Que d'artifices !... Pourtant certaines obscénités sont racontées d'une manière charmante. Ce qui choque, et beaucoup, ce sont les sophismes pseudo- religieux. »

MAURIAC
• « Comme il est angoissé, et que je l'aime ainsi ! Mais de quel profit ces angoisses ? Puisse un temps venir pour lui où celles-ci lui paraîtront aussi vaines et aussi chimériques, aussi monstrueuses qu'elles me paraissent à moi aujourd'hui. Mais chez lui, désormais, le pli est si fort qu'il se croira perdu s'il se délivre. L'habitude de vivre la tête en bas force de contempler tout à l'envers. »

MARTIN DU GARD
• « Martin du Gard incarne à mes yeux une des plus hautes et nobles formes de l'ambition : celle qu'accompagne un constant effort de se perfectionner soi-même et d'obtenir, d'exiger de soi le plus possible. Je ne sais si je n'admire pas; plus encore que les plus beaux dons, une obstinée patience. »

GUEHENNO
• « Il parle du cœur comme on parle du nez. »

FREUD
• «Ah ! que Freud est gênant ! et qu'il me semble qu'on fût bien arrivé sans lui à découvrir son Amérique ! Il me semble que ce dont je lui suis le plus reconnaissant, c'est d'avoir habitué les lecteurs à entendre traiter certains sujets sans avoir à se récrier ni à rougir. Ce qu'il nous apporte surtout, c'est l'audace ; ou, plus exactement, il écarte de nous certaine fausse et gênante pudeur. Mais que de choses absurdes chez cet imbécile de génie ! »

PROUST
• « Longtemps j'ai pu douter si Proust ne jouait pas un peu de sa maladie pour protéger son travail (ce qui me paraissait très légitime) ; mais hier et déjà l'autre jour, j'ai pu me convaincre qu'il était réellement très souffrant. Il dit rester des heures durant sans même pouvoir remuer la tête ; il reste couché tout le jour, et de longues suites de jours. Par instants il promène le long des ailes de son nez le tranchant d'une main qui parait morte, aux doigts bizarrement raides et écartés et rien n'est plus impressionnant que ce geste maniaque et gauche, qui semble un geste d'animal ou de fou. »

MALRAUX
• « ...Deux heures durant, je m'émerveille de son éblouissante et étourdissante faconde (oh ! je ne donne aucun sens péjoratif à ce mot — qui, originairement du moins, n'en avait point. J'ajoute pourtant qu'il est naturel qu'il en ait pris un — que les auditeurs-victimes lui en aient donné un ; par revanche). André Malraux, de même que Valéry, sa grande force est de se soucier fort peu s'il s'essouffle, ou lasse, ou « sème » celui qui l'écoute et qui n'a guère d'autre souci (lorsque celui qui l'écoute, c'est moi) que de paraître suivre, plutôt que de suivre vraiment. »

DE GAULLE
• « L'accueil du général de Gaulle [26 juin 1943, à Alger] avait été très cordial et très simple ; déférent presque à mon égard, comme si l'honneur et le plaisir de la rencontre eussent été pour lui. On m'avait parlé de son « charme ». On n'avait rien exagéré. Pourtant, on ne sentait point chez lui comme à l'excès chez Lyautey, ce désir ou souci de plaire qui entraînait ce dernier à ce que ses familiers appelaient : « la danse de la séduction ». Le Général restait très digne et même un peu sur la réserve, me semblait-il, comme distant. [...] il est certainement appelé à jouer un grand rôle et semble « à la hauteur ». Nulle emphase chez lui, nulle infatuation ; mais une sorte de conviction profonde qui inspire la confiance. Je ne ferai pas de difficulté pour raccrocher à lui mes espoirs. »

Morale

• « J'ai été plus courageux dans mes écrits que dans ma vie, respectant maintes choses qui n'étaient sans doute pas respectables et faisant cas beaucoup trop important du jugement d'autrui. »
• « Mon esprit n'est que trop enclin, par nature, à l'acceptation ; mais dès que l'acceptation se fait avantageuse et profitable, j'entre en garde ; un instinct m'avertit ; je ne puis accepter d'être avec eux « du bon côté » ; je suis de l'autre. » (1940.)
• « Les extrêmes me touchent. »
• « Il se passe en mon être intime ce qui se passe pour les « petits pays » : chaque nationalité revendique son droit à l'existence, se révolte contre l'oppression. Le seul classicisme admissible, c'est celui qui tient compte de tout. Celui de Maurras est détestable parce qu'il opprime et supprime et rien ne me dit que ce qu'il opprime ne vaut pas mieux que l'oppresseur. La parole aujourd'hui est à ce qui n'a pas encore parlé. » (1921.)
• « Je méprise de tout mon coeur cette sagesse à laquelle on ne parvient que par refroidissement ou lassitude. »
• « Le monde ne sera sauvé, s'il peut l'être, que par des insoumis. Sans eux, c'en serait fait de notre civilisation, de notre culture, de ce que nous aimions et qui donnait à notre présence sur terre une justification
secrète. Ils sont, ces insoumis, le « sel de la terre » et les responsables de Dieu. Car je me persuade que Dieu n'est pas encore et que nous devons l'obtenir. » (1946.)
• « Mon tourment est plus profond encore ; il vient également de ce que je ne puis décider avec assurance
: le bien est ici, de ce côté ; le mal est là. Ce n'est pas impunément que, toute une vie durant, mon esprit s'est exercé à comprendre l'autre. J'y parviens si bien que le « point de vue » où il m'est le plus difficile de me maintenir, c'est le mien propre. »
•  « Les discours du « rat qui s'est retiré du monde », qu'il soit artiste ou philosophe, sentent toujours un peu son fromage. » (A propos de Montherlant, 1941.)
•  « Toute théorie n'est bonne que si elle permet non le repos mais le plus grand travail. Toute théorie n'est bonne qu'a condition de passer outre... »
• « Se maintenir du moins... Mais non, dès que l'on n'est plus tendu vers un progrès, l'on retombe. »
• « L'on ne peut pourtant pas parvenir à me faire croire à Dieu, en me persuadant qu'il est plus hygiénique d'y croire, ou plus confortable ! C'est, au contraire, précisément dans le dédain du confort que je m'affermis et je m'affirme. Et c'est là ce qui me fait rejeter de dessous ma tête le mol et doux oreiller de Montaigne. C'est peut-être aussi bien pour ce qu'il m'enlèverait de confort que je souhaite le communisme ; comme aussi c'est pour cela qu'eux le craignent. » (1932.)
• « Je me laisse aujourd'hui persuader que l'homme même ne peut changer que, d'abord les conditions
sociales ne l'y invitent et ne l'y aident — de sorte que ce soit d'elles qu'il faille d'abord s'occuper. Mais il faut s'occuper des deux. »
• « Il faut suivre sa pente : mais en montant ! »
• « Connais-toi toi-même : maxime aussi pernicieuse que laide, une chrysalide qui se regarderait vivre ne deviendrait jamais papillon. »

Moeurs

• « Socrate et Platon n'eussent pas aimé les jeunes gens, quel dommage pour la Grèce, quel dommage pour le monde entier ! »
• [...] Les pédérastes, dont je suis [...], sont beaucoup plus rares, les sodomites beaucoup plus nombreux que je ne pouvais croire d'abord. J'en parle d'après les confidences que j'ai reçues, et veux bien croire qu'en un autre temps et dans un autre pays, il n'en eût pas été de même. Quant aux invertis, que j'ai fort peu  fréquentés, il m'a toujours paru qu'eux seuls méritaient ce reproche de déformation morale ou intellectuelle et tombaient sous le coup de certaines accusations que l'on adresse communément à tous les homosexuels.
« J'ajoute ceci, qui pourra paraître spécieux, mais que je crois parfaitement exact : c'est que nombre d'hétérosexuels, soit par timidité, soit par demi-impuissance, se comportent en face de l'autre sexe comme des femmes et, dans une conjugaison en apparence normale, jouent le rôle de véritables invertis. L'on serait tenté de les appeler des lesbiens. Oserai-je dire que je les crois très nombreux ?
« Il en va comme pour la religion. Ceux qui en ont, tout ce qu'ils peuvent faire de plus aimable pour ceux qui n'en ont pas; c'est de les plaindre. »
• « [...] On nous admet plaintifs : mais si nous cessons de l'être, on nous taxe aussitôt d'arrogance. Mais non, mais non, je vous assure. Nous sommes simplement ce que nous sommes ; nous nous donnons pour tels,  sans nous targuer, mais sans nous désoler non plus.»

mardi 12 février 2013

Ne jugez pas... (ou Gide jugé par l'année 1969)


Plongé dans les archives de presse je retrouve encore cet article du Nouvel Observateur n°262 du 17 novembre 1969 qui déplore : « Gide aurait cent ans cette semaine. Cet anniversaire n'aura pas le même éclat que celui de Claudel, auquel toute une année avait été consacrée. » L'hebdomadaire donnait la parole à André Fermigier à l'occasion de ce centenaire et d'une nouvelle parution de Ne jugez pas (Gallimard, 1969).

La lecture enthousiaste et la critique savoureuse du spécialiste de la peinture ne méritaient peut-être pas à elles seules d'être archivées ici, même si elles concernent un livre de Gide injustement méconnu. Mais que l’hebdomadaire fît appel au chroniqueur des expositions de peinture, ou ne trouvât que lui pour défendre Gide en 1969, cela devait figurer parmi d'autres documents de cette année déjà donnés dans ce blog. 

«C'est que, dix-huit ans après sa mort, Gide n'appartient plus à l'univers des jeunes intellectuels et que, si l'on relit son œuvre, il a tout pour décourager les commémorations officielles, qu'elles viennent des puissances établies ou des non-conformistes.» En effet, souvenons-nous par exemple des témoignages publiés au même moment dans la Quinzaine Littéraire : celui d'une étudiante de mai 1968, de Patrick Modiano, de Philippe Sollers ou de Nathalie Sarraute.




"Gide devant 
la cour


• Gide aurait cent ans cette semaine. Cet anniversaire n'aura pas le même éclat que celui de Claudel, auquel toute une année avait été consacrée.
C'est que, dix-huit ans après sa mort, Gide n'appartient plus à l'univers des jeunes intellectuels et que, si l'on relit son œuvre, il a tout pour décourager les commémorations officielles, qu'elles viennent des puissances établies ou des non-conformistes.
Avec lui, s'est probablement éteinte la grande lignée des humanistes sceptiques née avec Montaigne. Gide appartient désormais au passé. Mais s'il peut être lu et étudié comme n'importe quel grand classique, on ne peut s'empêcher de retrouver dans son œuvre nombre de questions qui nous touchent encore de très près.
André Fermigier vous parle ci-dessous d'une réédition de l'œuvre de Gide « fait diversier » et nous publions, d'autre part, un ensemble de citations tirées du. « Journal » que Gide a tenu entre 1889 et 1949 [qui seront données dans un prochain billet du blog]. Choisies parmi mille autres qu'on aurait pu faire, elles devraient exciter les lecteurs, jeunes ou moins jeunes, à renouer avec une œuvre d'une diversité sans exemple dans notre littérature et animée par une intelligence et une curiosité qui ne sont plus si courantes aujourd'hui.


Si l'envie vous prend

de revenir à Gide, c'est en lisant

"Ne jugez pas" qu'il faut faire

la première étape

NE JUGEZ PAS
par André Gicle
Gallimard, 266 pages, 19 F

« De tout temps, les tribunaux ont exercé sur moi une fascination irrésistible. En voyage, quatre choses surtout m'attirent dans une ville : le jardin public, le marché, le cimetière et le Palais de Justice. » Ainsi commencent les Souvenirs de cour d'assises que Gide fit paraître en 1914 après avoir été — sur sa demande (1) — juré, pendant deux semaines de l'automne 1912, à la cour d'assises de la Seine-Inférieure. En 1930 il inaugure à la N.R.F. une collection qu'il intitule : « Ne jugez pas », par la publication d'un volume où il relate deux affaires étranges entre toutes, qui laissèrent à l'époque pantois criminalistes et psychiatres : l'affaire Redureau et celle de la séquestrée de Poitiers. Le tout vient d'être édité à nouveau et il me semble que l'on ne pouvait mieux rappeler, célébrer le centenaire de la naissance de Gide.

Les Souvenirs de la cour d'assises ne rapportent presque rien en apparence que de très banal : petits voleurs, petits escrocs, pauvres petits filous de campagne, aussi niais que pitoyables, mais presque tous suffisamment « anormaux » ou irresponsables pour que le jugement à porter sur eux ne soit jamais simple.
On est surpris moins par le nombre des affaires de mœurs (les fillettes violées devaient être légion à cette époque, en Normandie) que par l'indulgence que manifestent en ce domaine les jurés, pour la plupart issus du milieu rural, où l'on ne badine pas avec les voleurs et les incendiaires, mais où « l'attentat aux mœurs » n'éveille aucune espèce d'indignation particulière. A propos d'un accusé, qui, atteint de blennorragie, avait pris certaines précautions pour ne pas contaminer sa victime, Gide lui-même note avec une curieuse bonne humeur que, dans un tel cas, les circonstances atténuantes, après tout... Voilà, en quelques pages, un tableau de mœurs qui rappelle le meilleur Maupassant et apporte d'excellents documents au dossier de l'ethnographie française.

« Hideux applaudissements »

Un crime passionnel : un cocher, non de fiacre mais de maison, excellent homme qui ne gronde pas, ne jure pas, ne boit pas (les cochers passaient pour être d'épouvantables ivrognes, aussi leur faisait-on boire du beaujolais, vin considéré à l'époque comme particulièrement sain, léger, diurétique et que l'on appelle encore parfois, dans la région lyonnaise « le vin du cocher », ce cocher donc tue sa patronne de cent coups de couteau parce que celle-ci lui avait à deux reprises, selon l'expression duprésident de la cour d'assises, « refusé ses avantages ».

Pourquoi cent coups de couteau ? demande Gide, qui remarque que le cocher, robuste gaillard, aurait pu expédier la chose en un tournemain, et s'étonne que « la majorité des jurés pense avec le président qu'on cherche plus à tuer quand on donne cent coups de couteau que lorsqu'on en donne un seul ». Ces coups de couteau n'ont d'ailleurs déterminé que des blessures superficielles, peu profondes comme- si le cocher avait voulu accomplir une sorte de crime rituel, mutiler sa victime, la marquer plutôt que la tuer.
« Je ne cherchais pas à la tuer », proteste le cocher. Mais voilà, il l'a quand même tuée, en lui sectionnant la carotide (la « cariatide », dit le président) et un témoin (la logeuse), accouru sur les lieux à ce moment précis, déclare avoir entendu le bruit du couteau retourné dans la plaie, et que cela faisait « Crrac ! ». Le témoin variera dans ses déclarations mais de toute l'enquête on ne retiendra que ce « crrac ! ». Ce « crrac ! » emporte tout et le tribunal condamne le cocher aux travaux forcés à perpétuité, sous « les hideux applaudissements » de l'assistance.

On pourrait croire que Gide s'indigne, met en cause la justice. Non. Il souligne au contraire que les magistrats, les assis et les debout, les jurés, les avocats, tout le monde fait très consciencieusement son travail, mais que, presque toujours, le jugement est impossible, que l'on ne sait pas, que l'on ne parvient pas à doser les « circonstances atténuantes » et que lorsque l'on se décide vraiment, c'est presque toujours sous la pression de l'opinion ou de la presse. Ainsi, dans l'histoire du cocher, c'est un article vengeur paru dans un journal local qui semble avoir incliné les jurés à la sévérité et, inversement, Jean-Marie Deveaux a peut-être dû en partie son acquittement à la condamnation et au suicide de Gabrielle Russier.

« Le grand fond Malempia »

Tout le monde se rappelle plus ou moins l'histoire de la « séquestrée de Poitiers », de cette folle que l'on découvrit un jour dans une maison très bourgeoise de la ville (le père de la séquestrée avait été doyen de la faculté des lettres) où elle était enfermée depuis vingt-cinq ans, couchée nue sur un grabat « d'une saleté repoussante » où « courent des insectes et de la vermine prenant leur nourriture dans les déjections... de cette malheureuse », pour reprendre les termes du rapport de police, chef-d'œuvre de comique involontaire, qui se termine ainsi : « L'air est tellement irrespirable, l'odeur qui se dégage de l'appartement est tellement fétide qu'il nous est impossible de rester plus longtemps pour procéder à d'autres constatations... Nous nous retirons et interrogeons les deux bonnes ».

Car le plus étrange dans cette histoire, c'est qu'il y avait des bonnes (deux évidemment) pour s'occuper, sans répugnance particulière, semble-t-il, de la malheureuse séquestrée, qui d'ailleurs n'était pas tellement malheureuse puisque, lorsqu'elle fut à l'hôpital, peignée, lavée et largement pourvue d'air pur, elle ne cessa de protester, de demander à retourner chez elle et à retrouver sa chambre qu'elle appelait « Sa chère petite grotte » ou son « cher grand fond Malempia ». L'expression est justement devenue célèbre : nous avons tous notre « cher grand fond ».

Impossible d'entrer dans les détails de cette affaire où les obsessions scatologiques (et anales et alimentaires) des protagonistes prennent les proportions d'un symbole révélateur d'une certaine classe sociale et d'une certaine province d'autrefois. C'est ce que Gide en tout cas suggère et il a pris un plaisir évident à tracer le portrait du frère de la victime, un ancien sous-préfet cultivé et myope, ahurissante ganache qui semble n'avoir jamais pris de plaisir à vivre que son pot de chambre à la main.

Quant à la mère, la veuve de l'ancien doyen, personnage redoutable mais classique de mère abusive et de bourgeoise obsédée de respectabilité, elle ne manifestera aucun regret au cours des interrogatoires: Sa fille était folle, pourquoi aurait-il fallu qu'on le sût ? Elle n'était d'ailleurs pas malheureuse, se trouvait très bien là où elle était, ne manquait de rien. On lui faisait même souvent monter de bons petits plats commandés au meilleur traiteur : des foies gras, des poulets en sauce, des huîtres, dont on retrouva les coquilles en quantité dans le « cher grand fond ». Car la folle était aussi gourmande que sale : « Je veux me régaler, je veux me régaler » s'écria-t-elle lorsqu'on lui apprit la mort de sa mère. Car la mère mourut, chez elle. La séquestration avait été volontaire. Tout le monde fut acquitté mais mourut plus ou moins vite d'avoir quitté son « cher grand fond », ses pots de chambre, son grabat et ses bonnes.

Sensible an mystère

J'ai gardé pour la fin « l'affaire Redureau ». Là il ne s'agit plus de rire et l'on n'imagine rien de plus atroce et pathétique que l'histoire de ce petit paysan de 15 ans qui, en 1913, dans une ferme de Charente, tua « sauvagement » avec une serpe à-pressoir le fermier, sa femme, la bonne, la grand-mère et les trois enfants, en s'acharnant sur le plus jeune d'entre eux « avec tant de férocité que c'est sur le berceau de cette dernière victime qu'il brisa le manche du couperet. »
Pourquoi ? Une simple réprimande du fermier puis, le premier coup porté, le désir de faire disparaître les témoins. Aucune hérédité, aucun « antécédent » ne pèse sur le jeune criminel. Ce n'est pas un personnage de Genet, mais un gentil enfant, doux, réservé, un peu sournois peut-être selon certains témoins, mais docile, « bien sage », ni paresseux ni boudeur, « un bon élève qui me donnait toute satisfaction », déclara son instituteur.

Le milieu familial est parfait (« honnêtes travailleurs », etc.) et Marcel Redureau adorait ses parents, auxquels il écrivit, au moment de sa condamnation, une lettre que Gide dut recopier avec des sanglots et qui est, en effet, si émouvante qu'elle arrache des larmes aux yeux les plus secs. Le petit valet de ferme fut condamné au maximum de la peine que comportait son âge, vingt ans de détention. Sa conduite dans la colonie correctionnelle où il était enfermé fut exemplaire et il mourut tuberculeux en février 1916, trois ans après son crime.

Bien que Gide, plus sensible au mystère qu'à l'horreur de l'acte, ne cache pas la sympathie que lui inspire l'enfant criminel, tout cela est dit sans emphase, sans cris, sans complaisance morbide, à partir seulement des pièces du procès. 

Mais quel art, quelle force ! Comme Truman Capote paraît, comparé à lui, prolixe et creux ! Quelle
modestie de grand écrivain capable de s'effacer entièrement devant les faits, de nous les faire suivre dans leur stupéfiante et presque intolérable brutalité ! Dans son désir d'aller toujours plus loin dans l'exploration du possible et de l'interdit, dans sa volonté de détacher l'individu de ses attaches, de ses supports traditionnels, qu'ils soient psychologiques ou moraux, Gide s'est parfois laissé aller à des fantaisies esthétiques, décoratives à la manière de Wilde (l'acte gratuit, etc.) qui ont aujourd'hui perdu beaucoup de leur vraisemblance et de leur attrait. Mais c'est le meilleur Gide que nous retrouvons ici, celui de tous les écrivains français qui a su le mieux lire Dostoievski, qui aurait tout aussi bien pu lire Freud, s'il ne l'avait abordé trop tard et à travers l'interprétation passablement littéraire, hystérique et mondaine de la psychanalyse qui avait cours à Paris entre les deux guerres.

On me dit qu'on ne le lit plus guère, que les écrivains à la mode parlent de lui avec condescendance. C'est bien possible et nous voyons mieux les défauts de son œuvre depuis qu'elle a perdu son pouvoir de scandale. Il ne fut peut-être qu'un écrivain mineur, riche de patience et de soins plutôt que génie et il n'avait certainement pas le souffle des grands romanciers (mais qui l'a eu en France,
en dehors de Proust ?).

Alors qu'il se voulait classique, nous sommes surtout sensibles aujourd'hui à ses manières, à ses chichis, à ce côté « asiatique et déhanché » que lui-même reprochait à Barrès. Mais le fond demeure solide, superbe de courage et d'intelligence, et si l'envie vous prend de revenir à Gide, c'est avec « Ne jugez pas » qu'il faudra faire la première étape du voyage.
ANDRE FERMIGIER



(1) Légalement, les jurés sont tirés au sort ; comme il s'agissait de Gide, « on » s'est arrangé pour qu'il soit désigné."


jeudi 7 février 2013

Du côté d'Uzès


A l'issue de la Biennale SUDestampe 2012, le Musée d'Uzès a enrichi ses collections consacrées à André Gide de trois des œuvres exposées :

Illustration de Louis Jou (1927)
En auto, vers Marseille, livre d’artiste par Jean-Charles Legros d’après André Gide, don de l’artiste
-  Série de gravures, par Eva Demarelatrous, d’après Si le Grain ne meurt d’André Gide, don de l’artiste
Autour des Nourritures terrestres, livre d’artiste par Edith Schmid, 2012, achat des Amis du Musée

Le blog du musée nous apprend aussi que d'autres récentes acquisitions ont rejoint le fonds Gide comme un portrait d'André Gide, par B. Willem (XXème) ou un exemplaire des Nourritures terrestres illustré par Louis Jou (1927).

Il faut aussi saluer le travail de sa conservatrice Brigitte Chimier qui dans l'un des derniers numéros du bulletin de l'association des Amis du Musée a consacré un long article sur "André Gide au Maghreb, entre désir et désert" (Uzès musée vivant, n°45, juin 2012, pp.20-28). A l'aide de nombreux extraits des récits trop méconnus que sont El Hadj et Amyntas, l'auteur prolonge la réflexion engagée en 2004 au musée avec l'exposition "Désir du Sud. André Gide, Rudolph Lehnert et le Maghreb".

Plus récemment Brigitte Chimier revenait sur l'exposition en marge des Journées Charles Gide qui donnait à redécouvrir le talent secret de l'oncle d'André. Dans son article intitulé "Charles Gide dessinateur, le jardin secret de l'économiste" (Uzès musée vivant, n°46, décembre 2012, pp.7-14), elle revient sur la vocation artistique première de l'économiste, ses probables apprentissages du dessin et ses influences.

Rendez-vous en février


Jeudi 7 février à 17h15, dans le cadre de ses Modern French Seminars, la Maison Française d'Oxford accueille Alain Schaffner (Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3) sur le thème "Le romanesque dans Les Faux-Monnayeurs d'André Gide".


Samedi 9 février à 15h, conférence avec projection "Port-Cros, l'île de la Nouvelle Revue Française" par Claire Paulhan à la Médiathèque d'Hyères Les Palmiers (auditorium/entrée libre). "Illustrée par un riche diaporama, cette conférence nous permettra de revivre une page prestigieuse mais peu connue de l'histoire culturelle du XXe siècle, dont la région hyéroise a été le cadre.
Claire Paulhan présentera au public de la Médiathèque son futur ouvrage sur Les Vacances de la NRF à Port-Cros , où les figures de Jean Paulhan, Marcel Arland, Gaston Gallimard, André Gide et Saint-John Perse seront, entre autres, évoquées et illustrées."


Samedi 9 février à 20h30, "La séquestrée de Poitiers" par la compagnie Les Jacquinots à la Maison de la Gibauderie à Poitiers. "En 1901, on découvre dans un hôtel particulier de Poitiers une femme qui serait restée 25 ans enfermée dans sa chambre. Librement inspirés par les écrits d'André Gide, Jean-Marie Augustin ainsi que des archives de presse, les Jacquinots imaginent ici que l'histoire se déroule en 2012. Ils nous proposent un spectacle où vérité, légende, théâtre et vidéo s'entremêlent. Entrée : 3,50 €, 5 €, et 7 €"



Lundi 11 février s'ouvre l'exposition "André Gide. Visages d’un Nobel engagé" aux Archives Départementales de Gironde à Bordeaux. Une exposition dont nous avons déjà parlé ici, à voir jusqu'au 26 avril du lundi au jeudi de 8h30 à 17h et le vendredi de 8h30 à 16h (entrée libre). Des conférences et animations ponctueront le temps de l'exposition, comme par exemple jeudi 21 février une lecture théâtralisée des Nourritures Terrestres par la comédienne Sonia Vollereaux et une conférence de Pierre Masson sur le thème "Gide, des amitiés aux engagements".

 
Du 11 février au 17 juin des lectures et des expositions de correspondances de personnalités célèbres sont programmées à l’espace culturel Louis Vuitton à Paris. Freud, Beauvoir, Sartre, Genet, Joyce ou Duras feront l'objet de rencontres avec des lectures par des comédiens, une vingtaine de lettres issues des collections de l'IMEC seront exposées, tout comme une collection de tableaux du lettrisme. Enfin, une centaine d'ouvrages seront mis à disposition avec, parmi cette "bibliothèque épistolaire" la Correspondance d’André Gide et de Paul Valéry.


Le 26 février le Musée du Jeu de Paume rouvre ses portes avec une rétrospective "Laure Albin Guillot (1879–1962), l’enjeu classique". Un ensemble de 200 épreuves et livres originaux de Laure Albin Guillot, ainsi que des magazines et documents d'époque issus de collections privées et publiques. Parmi lesquelles celles de l’agence Roger-Viollet pour qui la photographe est allée trouver Gide au Vaneau, donnant notamment l'autre célèbre image de Gide sous le masque de Léopardi...