jeudi 31 janvier 2013

Il y a quarante ans : les Cahiers de la Petite Dame

Il y a quelques mois paraissait un Cahier inédit de la Petite Dame, Maria Van Rysselberghe. C'est en 1973 - il y a quarante ans, pour reprendre le titre d'un autre livre de la Petite Dame - qu'a paru le premier volume de ces Notes pour l'histoire authentique d'André Gide, et force est de constater que ce document assez exceptionnel dans l'histoire de la littérature n'a pas tout de suite été tenu pour tel.
Voici par exemple deux articles du Nouvel Observateur n°438 du 2 avril 1973. Si Monique Lange perçoit bien l'auteur qui se cache derrière l'historiographe, Michel Cournot en reste au trivial des Cahiers de la Petite Dame. Ces articles permettent aussi de se rappeler des étonnants arguments de la préface d'André Malraux, dans son style définitivement pâteux, et d'apporter un éclairage amusant sur la passion de Gide pour le cinématographe...



"TEMOIGNAGE

La seule femme à qui l'auteur de « Corydon » pouvait parler le connaissait depuis vingt ans quand elle a commencé à tenir son Journal. « Il est tout un monde dont je ne voudrais rien laisser perdre », écrit-elle. Elle a tenu la gageure et, tout en peignant un portrait plein d'humour et d'amour, elle a fait vivre toute une époque. Monique Lange et Michel Cournot ont lu ce livre, chacun à sa manière.



Gide
à la maison
« Je n'ai eu qu'un souci,
dit «la petite dame» à son ami mourant, vous
peindre dans votre intégrité »
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LES CAHIERS DE LA PETITE DAME 1918-1929
Cahiers Gide, n° 4, préface d'André Malraux.
Gallimard, 462 p., 42 F.
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Maria Van Rysselberghe, « la petite dame », pensait qu'il était de son devoir d'être le « témoin » d'André Gide. En vérité, elle l'adorait, savait rire avec lui et, surtout, le regarder. Il est rare que les « témoins » des grands hommes s'oublient. Or la petite dame s'oublie toujours et le récit de sa vie quotidienne avec Gide est aussi plein d'humour que d'amour : « Il est tout un monde dont je ne voudrais rien laisser perdre », dit-elle. Son seul souci est la vérité objective, l'honnêteté intellectuelle. Et l'amitié, loin de l'aveugler, l'éclaire.
La petite dame connaissait déjà André Gide depuis ving ans lorsqu'elle ouvrit « par devoir » son premier cahier à elle. Elle en a rempli dix-neuf. Elle a été « la femme à qui Gide a pu parler ». Il ne le pouvait pas avec Madeleine, sa propre femme, à qui il avait fait trop de mal : « J'ai fondé mon bonheur sur le malheur d'autrui. » Et ce qui est étonnant, au fil de ce Journal, c'est la délicatesse avec laquelle elle évoque la silhouette meurtrie de Madeleine. Il n'y a pas l'ombre d'une perfidie dans l'image qu'elle, qui -comprend-tout, trace de celle qui-n'a-pas-pu-comprendre. Quelle admirable façon elle a de relater la douleur disproportionnée de Gide lorsque Madeleine brûle ses lettres. « Si j'étais catholique, gémit Madeleine, j'entrerais au couvent. »

Admirable aussi le récit de la décision de Gide de donner à Elisabeth (la fille de la petite dame) un enfant : «Je n'aimerai jamais d'amour qu'une seule femme (Il pensait à Madeleine), lui écrit-il, et je ne puis avoir de vrais désirs que pour les jeunes garçons. Mais je me résigne mal à te voir sans enfant et à n'en pas avoir moi-même. » « Et c'est ainsi qu'un dimanche de juillet, ajoute la petite dame, au bord de la mer, dans la solitude matinale d'un beau jour, fut conçu l'enfant que nous attendons. » L'enfant naît ; c'est une fille. « Déroute absolue devant cette chose inattendue. » Elle s'appelle Catherine.
Et puis, dans ces « Cahiers », contrepoint au « Journal » de Gide, il y a aussi les voyages, les lectures, le thé quotidien, Dieu, Valéry, Cocteau, la musique, le domestique « annamite », l'hypocrisie, le cinéma, l'Afrique du Nord, Martin du Gard, Rivière. André Malraux écrit dans sa préface que ces « Cahiers » sont « un miroir un peu déformant ». Il est amusant de vérifier, à la lecture de cette préface aussi bien qu'à là lecture du «Journal» de Gide, combien ces deux grands hommes, catalyseurs d'une époque, se sont mal aimés, au point même d'être allergiques l'un à l'autre. Malraux relève, par exemple, que « Gide n'a parlé dans son «Journal» ni de Jeanne d'Arc, ni de Napoléon, mais — ce qui est plus troublant — pas davantage de Lénine». Et il souligne, un peu dans l'optique de ceux qui refusent aux homosexuels un engagement politique, que Gide — qui l'a d'ailleurs écrit lui-même — ne s'est jamais intéressé qu'à la religion et à la pédérastie.

Valéry va trop vite

Gide aussi a ses impatiences contre Malraux (et Valéry dont il a du mal à suivre les éblouissants discours). Durant cette fameuse année 1936, il note rageusement : « Toute conversation avec ces deux amis (Malraux et Valéry) reste, pour moi du moins, quelque peu mortifiante, et j'en ressors plutôt accablé qu'exalté. »

Mais revenons à la petite dame, à sa morale libre et généreuse, et au monde qu'elle décrit, anachronique et si moderne — dans le beau sens du terme. Elle ne triche jamais. La littérature et la vie littéraire sont leur pain quotidien et c'est un régal d'entendre Gide s'écrier : « J'ai cinquante et un ans, j'entends me démasquer. » Le malaise où les plonge Proust leur interdit de voir qu'il a tout dit, et Gide se lamente naïvement de ne pas avoir encore publié « Corydon ». Il aurait voulu être le premier.

Un air « en exil »

Le soir, la petite dame et Gide se lisent interminablement des livres qui n'ont pas fait basculer le monde. Malraux n'a pas tort de dire que « le Vaneau » (ainsi le surnomme-t-il) eût publié « la Princesse de Clèves tous les mois, et certainement préféré Schlumberger à Claudel ». Mais leur bonheur littéraire est si grand qu'il leur sera beaucoup pardonné. Il faut les voir vivre sous la plume de la petite dame : « J'avais été frappée du groupe étrange que nous formions : Elisabeth et Marc étaient assis sur mon lit, le dos appuyé au mur, enveloppés d'un grand châle ; Gide, dans ses manteaux, leur faisait face, dans un fauteuil : pour combattre le froid, il avait glissé ses pieds sous le matelas et, pour réchauffer les miens, il était assis dessus. Nous avions je ne sais quel air en exil. »

Parmi les perles de cette vie quotidienne, les rapports avec les « domestiques ». Gide avoue à la petite dame, un soir où le domestique noir a découché : « J'aurais été un excellent maître pour des esclaves; avec des domestiques, je suis toujours embarrassé.» Mais il lui parle aussi de l'amour, de ses amours. et de sa bonne humeur lorsque de jeunes scouts campent dans le jardin.

Au-delà du comique quotidien, ces « Cahiers » nous apportent un regard étonnant sur une époque et une intelligentsia. Ils s'arrêtent malheureusement en 1929. On reste sur sa faim, avec l'envie de suivre la petite dame jusqu'à la mort de Gide. Celui-ci feignait de ne pas savoir qu'elle tenait ce Journal. Elle le lui murmura pourtant sur son lit de mort : « Vous avez toujours déploré de vivre au milieu de muets. Eh bien, sachez que je tiens un Journal de votre vie où j'ai mis tout ce que j'ai pu, n'ayant qu'un souci : vous montrer dans votre intégrité. » Il n'entendit jamais cela, il était trop tard, mais sans doute le savait-il. Quant au lecteur, il devine, à travers ce portrait d'un autre, une personnalité si attachante — celle de la petite dame — qu'il aimerait bien, un jour, lire un livre sur elle.
MONIQUE LANGE


Oncle André
au Marbeuf.
« Gide, pourquoi aimez vous
tant le cinéma ? — Parce que je
l'estime peu »

Dans les remarquables « Notes pour l'histoire authentique d'André Gide », que Maria Van Rysselberghe a écrites de 1918 à 1951, figurent quelques réflexions sur la cinéphilie de Gide.

Que Gide ait été un maniaque du cinéma, nous le savions déjà par son « Journal ». Mais, dans ce «Journal», Gide s'amuse souvent, à propos du cinéma comme à propos de bien des choses, à dévier la conversation. Il évite l'essentiel. Il joue même, en quelque sorte, le dadais très subtil : ainsi, on croirait à première vue que le cinéma a posé à Gide, dans les mois d'hiver surtout, des problèmes d'habillement. Le caleçon long Rasurel de chaud pilou, que portait volontiers Gide par temps très froid afin de ne pas se geler les fesses lorsqu'il parcourait le boulevard Saint-Germain à pas lents, le nez plongé dans un Montaigne, devenait trop calorifère; pour un peu trop encombrant, dès que Gide se retrouvait assis dans la salle chauffée du Marbeuf ou des Ursulines. Tel film de Murnau se résumait alors à la difficulté que rencontrait Gide à ôter son caleçon long autant que possible en catimini sans trop émouvoir les proches spectateurs.
Maria Van Rysselberghe apporte, dans ses « Notes », un témoignage plus posé, moins gamin, et aussi beaucoup plus simple. Lorsque par exemple un film était interdit par la censure, Gide ne trouvait rien de mieux à faire que de louer une salle, de louer une copie du film et d'organiser des projections. Conduite aussi utile que de signer une pétition, conduite en tout cas complémentaire. On voit aussi que l'attachement qu'éprouvait Gide pour Marc Allégret l'incitait à réfléchir sur les valeurs particulières de la création cinématographique. Maria Van Rysselberghe nous dit que Marc Allégret a noté alors, sous la dictée de Gide, des pages que je ne me rappelle pas avoir lues, qui mériteraient sans doute d'être publiées, ou bien republiées si elles n'ont paru que dans une revue.
Surtout, nous apprenons par Maria Van Rysselberghe que Gide cédait à l'habitude si unanimement partagée de tenir, à la sortie du cinéma, ou plus tard, d'interminables conversations au sujet des films, y compris les plus médiocres. Cela est important. Même un homme aussi difficile, aussi réfractaire que Gide subissait la très mystérieuse incubation du cinéma, qui fait que les esprits les plus exigeants se lancent à corps perdu dans des conversations presque dramatiques, à propos de tel acteur, de tel décor ou de tel épisode policier ou sentimental qui, à tout prendre, ne les concernent aucunement.

Autour d'un chocolat

Maria Van Rysselberghe note : « Ce matin, au petit déjeuner, grande discussion entre Gide et Elisabeth au sujet d'un film, « le Chant du prisonnier », qu'ils ont vu chacun de son côté et sur lequel ils sont d'un avis totalement opposé. Gide ne peut admettre ça et je les entends défendre leurs points de vue. Je ne puis m'empêcher de dire à Gide que je n'arrive pas à me rendre compte du tout du critérium de ses jugements quand il parle du cinéma; tantôt il n'envisage que les côtés techniques, éclairage, présentation, etc., tantôt il a des exigences de littérateur et, le plus souvent, il se laisse prendre par le sujet et le jeu des acteurs et consent à être ému et à admirer un film qu'il trouverait détestable comme pièce.
C'est vrai, accorde-t-il, et c'est sans doute la preuve de la piètre estime en laquelle je tiens le cinéma et tout art populaire en général. »
Maria Van Rysselberghe raconte un peu plus loin : « ... Soirée au cinéma. « Le Patriote », grand film avec le fameux acteur allemand Jannings, puis inévitable discussion autour d'un chocolat dans un café des Boulevards. Gide, qui logiquement devrait être le plus intransigeant, est celui qui l'est le moins, sans doute parce qu'il n'attend rien du cinéma. »

Passons sur le négligé apparent de ces notes que Maria Van Rysselberghe écrivait à la va-vite : l'essentiel est qu'elle a vu très bien le fondement du prodigieux engouement du public pour le cinéma — et cela, on ne le dit jamais assez : c'est que, pour parler tant et tant du cinéma, il faut ne pas l'aimer. Il faut le tenir en mépris. La chose est assez inévitable, puisqu'un grand nombre de cinéastes méprisent le cinéma, eux aussi.

Si les gens ne tenaient pas, comme dit clairement André Gide, le cinéma « en piètre estime », jamais ils n'emploieraient leur temps et leurs facultés, comme ils font, à disserter violemment d’œuvres navrantes. Et même, ces œuvres, ils n'en supporteraient pas la vision cinq minutes. S'ils entendaient une fois au théâtre un dialogue aussi mauvais que celui qu'ils admettent au cinéma, ils quitteraient leur fauteuil. S'ils lisaient dans un livre le même dialogue, ils fermeraient le livre. Je ne donne le dialogue que comme élément parmi d'autres. Mais, dans neuf films sur dix, tous les éléments sont du même acabit.

Pourquoi, alors, les admettre, et surtout en discuter si passionnément par la suite ? Pour une raison que ni André Gide ni Maria Van Rysselberghe ne notent : parce que, tout talent mis à part, toute valeur de réflexion ou de création mise à part, la projection d'images discontinues sur l'écran accompagnée de sons d'une nature particulière (et même du temps du muet il y avait, dans la salle, des sons d'une nature particulière qui se mariaient à l'image), cette projection cinématographique envahit l'être entier par des itinéraires que même les techniciens américains ou soviétiques du conditionnement par l'audio-visuel reconnaissent n'avoir pas encore définis et va attaquer des zones décisives qui ne sont pas connues non plus. L'immense décalage de l'estimation du cinéma par rapport aux autres arts repose sur cette action cachée, sur ce mystère.

L'opération Rasurel

Cet exemple du cinéma permet d'autre part de situer respectivement le « Journal » d'André Gide et les «Notes» de Maria Van Rysselberghe. Ce que Maria Van Rysselberghe énonce ouvertement, André Gide

l'a déjà avoué, de son côté, à sa manière, c'est-à-dire par une mise en jeu maligne de la «psycho-pathologie de sa vie quotidienne». Car Gide aurait très bien pu, avant de sortir de chez lui pour aller voir Emil Jannings au cinéma, s'habiller comme il fallait, et prendre un taxi jusqu'au Marbeuf pour ne pas s'enrhumer ; mais non, il prenait soin de mettre un Rasurel long bien trop chaud, à seule fin de se soustraire, par l'ablation rocambolesque et si piquante du Rasurel dans le noir, à l'emprise fort déplaisante de cette lanterne magique que, dans son for intérieur, il n'estimait pas. Puis, s'étant rhabillé, et le Rasurel une fois roulé en boule, ayant payé son tribut au goût et à la raison, André Gide, comme tout un chacun, s'abîmait dans les délices de l'abominable septième art populaire, quitte à s'assommer à la sortie, devant un chocolat pas bon, dans une discussion idiote, avec délices aussi.

A propos, Marlon Brando, dans « le Tango », vraiment génial, non?
MICHEL COURNOT"

mercredi 30 janvier 2013

Du 11 février au 26 avril à Bordeaux



EXPOSITION André GIDE – Visages d’un Nobel engagé

Cette exposition est le fruit d’une étroite collaboration entre la Fondation Catherine Gide et le Conseil général de la Gironde. Conçue et réalisée par Jean-Pierre Prévost représentant la Fondation Catherine Gide, avec le concours des Archives départementales, elle se parcourt comme un album souvenirs, offrant au visiteur une scénographie originale réalisée autour de la vie et de l’oeuvre de cet intellectuel majeur du XXème siècle, Prix Nobel en 1947. Elle sera présentée en salle des voûtes du 11 février au 26 avril 2013, 72/78 cours Balguerie-Stuttenberg à Bordeaux.

Plus de 200 photographies, des textes, des documents d’archives, des vidéos, retracent dans un parcours en trois espaces, la vie peu banale de cet étonnant personnage aux multiples facettes, de cet écrivain influent :

"André Gide et les siens" ou l'esquisse des contours de la singulière famille de l’écrivain : 50 ans de sa vie intime, entouré de ses proches et de ses amis.

"Les engagements d’André Gide" : ses prises de position affirmées dans les domaines politique et social : La Nouvelle Revue Française, la réflexion sur l’homosexualité, l'anticolonialisme, l'antifascisme et la critique des idéologies, les réfugiés...

"André Gide et ses liens amicaux avec la Gironde" : ses affinités littéraires (Montaigne, Montesquieu ...), mais aussi des relations privilégiées avec d'éminentes personnalités bordelaises et du département comme Jacques Rivière, Gabriel Frizeau, Jean-Gustave Tronche, François Mauriac, André Lhote, Alexis Leger..., et ses séjours à Bordeaux.

Une conférence de Pierre Masson, Professeur émérite de l’Université de Nantes, directeur du « Bulletin des amis d’André Gide », éditeur de plusieurs oeuvres de Gide chez Gallimard, dans la collection « La Pléiade », est programmée le 21 février dans l’auditorium des Archives départementales. À cet événement seront associées des lectures de textes théâtralisées interprétées par la comédienne Sonia Vollereau. D’autres animations sur le site le sont prévues pendant la durée de l’exposition.



EXPOSITION André GIDE
Visages d’un Nobel engagé

Entrée libre et gratuite
11 février - 26 avril 2013
72/78 Cours Balguerie-Stuttenberg à Bordeaux
Tél. 05 56 99 66 00
du lundi au jeudi 8h30 à 17 heures
le vendredi de 8h30 à 15 heures

lundi 21 janvier 2013

"Les yeux ouverts" ou la lettre de Serge à Gide


"Bruxelles, mai 1936.

Cher André Gide,

Vous avez présidé naguère à Paris un congrès international d'écrivains réunis pour la défense de la culture, où la question du droit de penser en U.R.S.S. ne se posa qu'à mon propos et, semble‑t‑il, contre la volonté de la majorité des congressistes. J'apprends que vous avez tenté à cette époque certaines démarches pour sauver mes manuscrits retenus à la censure de Moscou. Ils y sont encore avec tous mes papiers personnels, tous mes souvenirs, tous mes travaux ébauchés, tout ce qu'on amasse de papiers précieux en une vie… Du peu que vous avez fait pour moi, comme de l'impartialité dont vous avez fait preuve à l'égard des amis qui me défendaient et auxquels on refusait la parole, je vous remercie. Si mon cas personnel vous intéresse, vous trouverez quelques renseignements à ce sujet dans une lettre à Magdeleine Paz, dont je vous joint copie. Je me tiens d'ailleurs à votre disposition.

Il s'agit peu de vous et moi en réalité dans le grand drame auquel nous participons. Vous êtes venu prendre place parmi les révolutionnaires, André Gide, permettez qu'un communiste vous parle en toute franchise de ce qui nous domine du plus haut. Je me souviens des pages de votre Journal, dans lesquelles vous notiez en 1932 votre adhésion au communisme parce qu'il assure le libre développement de la personnalité. (Je reconstitue de mémoire votre pensée, plus un livre ne me reste et le loisir me fait défaut pour rechercher votre texte.) Je lus ces pages à Moscou avec un sentiment bien contradictoire. Je fus d'abord heureux de vous voir venir au socialisme, vous dont j'avais suivi – d'assez loin – la pensée depuis mes enthousiasmes de jeunesse. Puis, je fus navré du contraste entre vos affirmations et la réalité dans laquelle j'étais plongé. Vos pages de journal me tombaient sous les yeux à une époque où personne autour de moi ne se fût risqué à tenir un journal, dans la conviction que la police politique fût infailliblement venue le chercher quelque nuit… Je dus éprouver à vous lire un sentiment assez analogue à celui des combattants qui, dans la tranchée, recevaient les gazettes de l'arrière et y trouvaient des proses lyriques sur la dernière guerre du droit et cætera… Se pouvait‑il, me demandai‑je, que vous ne sachiez rien de nos luttes, rien de la tragédie d'une révolution ravagée à l'intérieur par la réaction ? Dès lors pas un travailleur ne pouvait émettre une opinion, quelle qu'elle fût et fût‑ce à voix basse, sans être aussitôt chassé du parti, du syndicat, de l'atelier, emprisonné, déporté… Trois années se sont passées depuis, quelles années ! Marquées par les hécatombes qui ont suivi la fin de Kirov, par la déportation en masse d'une partie de la population de Leningrad, par l'emprisonnement de plusieurs milliers de communistes de la première heure, par le surpeuplement des camps de concentration qui sont à coup sûr les plus vastes du monde…

Si je vous comprends vraiment, cher André Gide, votre courage a toujours été de vivre les yeux ouverts. Vous ne pouvez pas les fermer aujourd'hui sur cette réalité – ou vous n'auriez plus le droit moral de dire un mot aux ouvriers pour lesquels le socialisme est bien plus qu'un concept : l'œuvre de leur chair et de leur esprit, le sens même de leur vie.

Condition de la pensée ? Une sèche doctrine, vidée de tout son contenu, durement imposée dans tous les domaines ; et réduite dans tout ce qui s'imprime, sans exception, à la répétition mot à mot ou au plus plat commentaire des propos d'un seul. L'histoire remaniée à fond chaque année, les encyclopédies refondues, les bibliothèques épurées pour rayer partout le nom d'un Trotski, supprimer ou salir d'autres compagnons de Lénine, mettre la science au service de l'agitation du moment, lui faire dénoncer hier la Société des Nations comme un bas instrument de l'impérialisme anglo‑français, lui faire révérer aujourd'hui en la S.D.N. un instrument de paix et de progrès humain… Condition de l'écrivain, c'est‑à‑dire en définitive de l'homme qui fait profession de parler pour beaucoup d'autres qui sont sans voix ? Nous avons vu Gorki remanier ses souvenirs sur Lénine pour faire dire à Lénine, dans la dernière édition, le contraire exactement de ce qu'il disait dans certaine page de la première… Une littérature dirigée dans ses moindres manifestations, un mandarinat littéraire admirablement organisé, grassement rétribué, bien‑pensant comme il sied. Quant aux autres… Qu'est devenu le frère en esprit de notre grand Alexandre Blok, l'auteur d'une Histoire de la pensée russe contemporaine, Ivanov‑Razoumnik ? Il était en prison quand j'y étais, en 33. Est‑il vrai, comme on l'affirme, que le vieux poète symboliste Vladimir Piast ait fini par se suicider en déportation ? Son crime était grand : il versait dans le mysticisme. Mais voici des matérialistes de nuances diverses : qu'est devenu Herman Sandormirski, auteur d'ouvrages réputés sur le fascisme italien, condamné à mort sous l'ancien régime ? Dans quel pénitencier, dans quelle déportation chemine‑t‑il et pour quoi ? Où est Novomiski, lui aussi forçat sous l'ancien régime, initiateur de la première encyclopédie soviétique, condamné récemment à dix ans de camp de concentration – pourquoi ? Ces deux là sont des vétérans anarchistes. Souffrez que je vous nomme aussi des communistes, combattants d'Octobre et intellectuels de grande classe (je souffre assez d'avoir à les nommer) : Anychev, à qui nous devons le seul Essai d'histoire de la guerre civile honnête et clair qu'il y ait en russe ; Gorbatchev, Lélévitch, Vardine, tous les trois critiques et historiens de la littérature. Ces quatre, suspects de sympathie pour la tendance Zinoviev. Camp de concentration. Les suivants sont des trotskistes, les plus durement traités parce qu'ils sont les plus fermes, emprisonnés ou déportés depuis huit ans : Fédor Dingelstedt, professeur d'agronomie à Leningrad, Grégori Yakovino, professeur de sociologie ; notre jeune et grand Solntsev est mort en janvier des suites d'une grève de la faim… Je me borne à nommer ici des écrivains, André Gide, ou il faudrait remplir des pages qui seraient émaillées de noms de héros. Il m'humilie un peu de faire cette concession à l'esprit de caste des gens de plume, pardonnez‑la moi. Qu'est devenu l'exemplaire Bazarov, pionnier du socialisme russe, disparu depuis cinq ans ? Qu'est devenu le fondateur de l'Institut Marx et Engels, Riazanov ? Mort ou vivant après ses longues luttes dans la prison de Verkhnéouralsk, l'historien Soukhanov qui nous a donné une monumentale histoire de la révolution de février 17 ? De quel prix paie‑t‑il le sacrifice de sa conscience qu'on exigea de lui et qu'il eut la faiblesse de consentir ?

La condition humaine ? Vous sentez bien qu'il faut s'arrêter. Aucun péril intérieur ne justifie cette répression insensée, sinon celui qui s'invente dans les ténèbres pour les besoins de la Sûreté Générale. Il est même frappant que le fonctionnement en quelque sorte gratuit d'un formidable appareil policier, faisant des multitudes de victimes, institue dans les pénitenciers soviétiques de véritables écoles de contre‑révolution où les citoyens d'hier se trempent en ennemis de demain. On n'y voit qu'une explication et c'est qu'apeurée devant les conséquences de sa propre politique et habituée à l'exercice d'un pouvoir absolu sur des masses sans droit, la bureaucratie dirigeante a perdu le contrôle d'elle‑même. Il faudrait toucher ici au problème des salaires réels tombés en général extrêmement bas ; à la législation ouvrière dans laquelle la contrainte intervient scandaleusement ; au système des passeports intérieurs qui prive la population du droit de se déplacer ; aux lois spéciales instituant la peine de mort contre les travailleurs et même contre les enfants ; au système des otages qui fait frapper impitoyablement toute une famille pour la faute d'un seul ; à la loi qui punit de mort le travailleur qui tente de franchir la frontière de l'U.R.S.S. sans passeport (retenez qu'il lui est impossible d'obtenir un passeport pour l'étranger) et ordonne la déportation de tous ses proches.

Nous faisons front contre le fascisme. Comment lui barrer la route avec tant de camps de concentration derrière nous ? Le devoir n'est plus simple, vous le voyez, et il n'appartient plus à personne de le simplifier. Nul conformisme nouveau, nul mensonge sacré ne saurait empêcher le suintement de cette plaie. La ligne de défense de la révolution n'est plus uniquement sur la Vistule et à la frontière mandchoue. Le devoir de défendre la révolution à l'intérieur contre le régime réactionnaire qui s'est installé dans la cité prolétarienne, frustrant peu à peu la classe ouvrière de la plus grande partie de ses conquêtes, n'est pas le moins impérieux. En un sens seulement, l'U.R.S.S. demeure la plus grande espérance des hommes de notre temps : c'est que le prolétariat soviétique n'a pas dit son dernier mot.

Il se peut, cher André Gide, que cette lettre amère vous apprenne quelque chose. Je l'espère. Je vous conjure de ne point fermer les yeux. Voyez derrière les nouveaux maréchaux, les propagandes ingénieuses et coûteuses, les parades, les défilés, les congrès – vieux monde, vieux monde que tout cela ! – la réalité d'une révolution atteinte dans ses œuvres vives et qui nous appelle tous à son secours. Concédez‑moi qu'on ne la sert pas en taisant son mal ou en se voilant la face pour l'ignorer.

Nul mieux que vous ne représente cette grande intelligentsia d'Occident qui, si elle a beaucoup fait pour la civilisation, a beaucoup à se faire pardonner du prolétariat pour n'avoir pas compris ce qu'était la guerre de 1914, pour avoir méconnu la révolution russe à ses débuts, dans sa grandeur, pour n'avoir pas assez défendu les libertés ouvrières. Maintenant qu'elle se tourne enfin avec sympathie vers la révolution socialiste incarnée par l'U.R.S.S., il faut bien qu'elle choisisse en son for intérieur entre l'aveuglement et la lucidité. Laissez‑moi vous dire qu'on ne peut servir la classe ouvrière et l'U.R.S.S. qu'en toute lucidité. Laissez‑moi vous demander, au nom de ceux qui, là‑bas, ont tous les courages, d'avoir le courage de cette lucidité.

Victor Serge"

vendredi 18 janvier 2013

Portrait et buste aux enchères


Le 8 février à Londres, Christie's propose une vente d’œuvres impressionnistes et modernes. Le volumineux catalogue donne à voir une sélection d'artistes à découvrir ou a redécouvrir : c'est le principe de cette vente de South Kensington que de permettre aux amateurs de débuter une collection et aux connaisseurs de débusquer des œuvres mineures ou des études de grands noms de l'art.

Théo Van Rysselberghe est représenté - aux côtés de ses amis Signac ou Cross - avec deux œuvres qui nous intéressent tout particulièrement : un portrait peu connu daté de 1915 offert par l'artiste à Jean Shlumberger et l'un des cinq petits tirages en bronze du buste de Gide réalisé par Théo en 1920 (il en existe une version plus grande (51,5cm) qui se trouve au Musée d'Uzès).




Lot 188
THEO VAN RYSSELBERGHE (1862-1926)
André Gide



Bronze avec patine brun foncé,
monté sur une base en marbre,
marque de fondeur "a.rudier. fondeur paris" au dos.
Hauteur : 31cm.
Tiré à cinq exemplaires offerts par l’artiste à ses amis proches
dont André Gide, Jean Schlumberger et Jacques Copeau.

Estimation : 1.700-2.800€








Lot 190
THÉO VAN RYSSELBERGHE (1862-1926)
Portrait d’André Gide


Signé du monogramme de l'artiste 
et daté de "1915" (en bas à droite), 
avec l'inscription "pour Jean Schlumberger, 
ce croquis d’après André Gide" (en bas au centre). Crayon sur papier, 22.3 x 21.3 cm.

Estimation : 3.400-5.600€






Vente Impressionist/Modern
Vendredi 8 Février 2013 à partir de 10h30
85 Old Brompton Road, London

Exposition les 2 et 3 février de 11h à 17h 
et les 4, 5, 6 et 7 février de 9h à 17h

jeudi 17 janvier 2013

Quand Gide refusait de se taire (2/2)

Suite de l'extrait de l'essai de Herbert Lottman intitulé La Rive Gauche (Seuil, 1981) donné dans Le Nouvel Observateur du 29 août 1981. 



"QUAND GIDE REFUSAIT DE SE TAIRE

Dans ses Mémoires, Gustav Regler note qu'en Espagne Malraux lui révéla que Gide lui avait envoyé les épreuves de « Retour » pour avoir son opinion. Malraux répondit — tout au moins à Regler — qu'à son avis il eût mieux valu retarder la publication du livre jusqu'à la fin de la guerre d'Espagne. Gide déclara à Serge qu'Ehrenbourg avait manifestement lu le texte, alors même que l'imprimeur avait été prié de le garder secret ; à quoi Serge répliqua qu'Ehrenbourg était un agent secret soviétique, ou un collaborateur d'agents secrets. (Gide avait demandé à Magdeleine Paz de tenir secrète sa rencontre avec Serge, afin que nul ne pût l'accuser de subir l'influence de Serge. « Tâchez de ne pas être filé », avait recommandé Paz à Serge.)

Serge nota dans son Journal ses impressions de la visite : « Rue Vaneau, un appartement négligé, plein de livres dédicacés, d'objets d'art flottant dans une sorte d'abandon. Tentures et le reste, tout a vieilli, on vit là sans bien voir ce qu'on a, avec de l'attachement pour des souvenirs et des idées dont les choses ne sont plus que des signes ternis... » Serge vit en Gide « une silhouette point alourdie, brune et comme feutrée aussi, une sorte de cape sur l'épaule. Le teint basané, me semble-t-il, la chair vieillie mais lisse et soignée, des épaules larges ».

Pendant tout ce temps, Gide continuait à effectuer de petits changements dans son livre et, avant que Schiffrin ne vienne chercher les dernières épreuves pour les porter chez l'imprimeur, il ajouta une petite phrase à la fin du livre, exprimant l'espoir que l'aide soviétique à l'Espagne républicaine apporterait un changement dans le système soviétique. Lorsque la préface de Gide parut dans « Vendredi », Aragon téléphona pour dire : « Je suis attristé non tant de la réaction probable de nos ennemis que de celle de nos amis. »

Même le fidèle Herbart, qui partageait les sentiments de Gide sans être d'accord avec ses conclusions (il était membre du Parti communiste français), intervint alors. Gide se préparait à accompagner en Espagne une délégation de personnalités françaises, de droite comme de gauche, dans l'espoir de mettre un terme aux combats. Herbart suggéra que Gide aurait davantage d'influence en Espagne si son livre ne paraissait pas avant son voyage. Gide accepta finalement de retarder d'une semaine la publication. Mais la délégation ne quitta jamais Paris (3).

« Retour de l'U.R.S.S. » parut le 5 novembre 1936, dédié à Eugène Dabit (comme « reflets de ce que j'ai vécu et pensé près de lui, avec lui »). Dans l'avant-propos, que Chamson publia dans « Vendredi », Gide expliquait qu'il avait, trois ans auparavant, proclamé son admiration pour l'Union soviétique ; et que, en mars 1936 encore, la « Nouvelle Revue française » avait publié des pages où il disait de nouveau ses sympathies prosoviétiques tout en condamnant ceux qui critiquaient l'U.R.S.S. Mais à présent il devait reconnaître son erreur. Etait-ce lui qui avait changé, ou bien l'Union soviétique ? Dans un cas comme dans l'autre, l'homme lui paraissait plus important que l'Union soviétique elle-même; c'était pour le bien de cette nation qu'il la critiquait. Il déplorait que leurs ennemis communs dussent utiliser ses observations, mais il ne les aurait pas formulées s'il n'avait pensé que l'U.R.S.S. finirait par surmonter ses erreurs.

Le petit livre — soixante-treize pages seulement, si l'on excluait la préface et les annexes — s'ouvrait sur une brève vision des aspects idylliques de son voyage ; les maisons de repos, la chaleur de l'accueil, la beauté naturelle du pays.

Ensuite vient le choc, à la vue des longues files de gens attendant leur tour devant les magasins pour acheter de la marchandise de mauvaise qualité. Même le proverbe persan — qu'il citait en anglais — « Women for duty, boys for pleasure, melons for delight » (Les femmes pour le devoir, les garçons pour le plaisir, les melons pour l'extase) ne s'y justifiait pas, car le melon était mauvais. Il évoquait l'indolence des travailleurs et mettait en doute les statistiques officielles sur la vie dans les fermes collectives. Partout il n'avait trouvé que conformisme des comportements et vantardise. Mais il voyait bien les taudis et la population sous-alimentée derrière les modèles exhibés ; il découvrait une véritable classe sociale inférieure. Il lui semblait qu'en Union soviétique, c'était l'esprit révolutionnaire que l'on jugeait contrerévolutionnaire. Il ne pensait pas que nulle part ailleurs, même en Allemagne nazie, l'esprit fût moins libre. Il racontait comme ses propres déclarations publiques avaient été censurées, relatait les louanges supplémentaires à l'égard de Staline que son interprète avait absolument tenu à insérer dans son télégramme de salutations au dictateur soviétique. La loi personnelle de Staline, poursuivait-il, contredisait absolument les principes communistes. Il avait vu comment l'art était subordonné à l'Etat ; en passant, dans une note en bas de page, il attaquait la législation réprimant l'avortement et l'homosexualité. Il avouait qu'il n'avait pas su comment traiter la réalité soviétique. Ce texte fort bref était suivi du texte des discours qu'il avait prononcés en Union soviétique et d'observations particulières.

On procéda à huit réimpressions de l'ouvrage entre sa publication et septembre 1937, ce qui représentait une diffusion à cent quarante-six mille trois cents exemplaires. D'un jour à l'autre, ce fut une explosion dans la presse, la droite exprimant une joyeuse surprise (bien que, dans « l'Action française », Thierry Maulnier déplorât que la critique de la vie soviétique fût faite au nom d'un « niais égalitarisme... un individualisme anarchisant... »). Le moment venu, Gide allait désavouer l'acclamation que lui prodiguèrent les  conservateurs ; il le fit dans une déclaration intitulée « Il va de soi » et publiée dans « Vendredi », dont les rédacteurs, soulagés, proclamèrent leur « grande joie » à la publier. Trotski félicita Gide pour son honnêteté intellectuelle, le comparant à Malraux, qu'il jugeait « organiquement incapable d'indépendance morale ». Malraux insistait pour qu'on oubliât tout au nom de l'Espagne. « L'intérêt pour la révolution espagnole, cependant, déclara Trotski, n'empêche pas Staline d'exterminer des dizaines de vieux révolutionnaires.»

Bien entendu, la « Pravda » à Moscou et « l'Humanité » à Paris dénoncèrent vigoureusement Gide. Romain Rolland écrivit une lettre à des étrangers qui travaillaient aux Forges Staline, à Magnitogorsk, et que « l'Humanité » publia : « Ce mauvais livre est, d'ailleurs, un livre médiocre », et ainsi de suite.

Et Gide devint ainsi une non-personne. Son nom disparut des publications contrôlées par les communistes et des comités de leurs organisations. On engagea des polémistes pour le vilipender dans les réunions des maisons de la culture, dans les colonnes des organes du Parti et dans divers journaux. Un groupe des Amis de l'Union soviétique l'attaqua et l'invita à répondre — mais lors d'une réunion limitée à la direction de l'organisation, afin que Gide ne pût contaminer la base ; Gide refusa. Aragon demanda à Louis Guilloux, rédacteur littéraire de « Ce soir », de répondre au livre de Gide. Guilloux répondit qu'il ne le pouvait pas, car il était allé en U.R.S.S. sur l'invitation de Gide, et que de toute façon il avait peu de chose à raconter. En lui-même, Guilloux faisait certaines réserves quant à l'attitude de Gide, estimant que son ami aurait dû quitter l'Union soviétique dès qu'il avait eu conscience de la désapprouver. « Pourquoi a-t-il accepté les cadeaux jusqu'à la fin ?» Et puis ce télégramme de louanges adressé à Staline... Jugeant Herbart et Last antistaliniens, Guilloux se demandait même (dans son Journal) si le revirement d'opinion de Gide n'avait pas été prémédité.

Mais Guilloux tint bon. Jean-Richard Bloch, codirecteur avec Aragon de « Ce soir », tenta également de lui faire désavouer Gide. Guilloux confia à son journal que, si Bloch insistait encore, il lui répondrait qu'il ne le ferait pas, précisément parce que Bloch et Aragon souhaitaient tant le lui voir faire. Quelques jours plus tard, il fut licencié ; et Paul Nizan le remplaça. Les conséquences pour Gide étaient prévisibles. Guéhenno le trouva soudain seul. « Cette chaleur des foules dont il s'était senti pendant quelques années environné, cet amour commandé peut-être, mais enfin cet amour qui l'avait un instant porté, il sentait que, sur un ordre encore, il se retirait de lui. » Ce qui blessait Gide, nota Guéhenno dans son Journal, c'était « le silence de ses amis d'hier, la consigne de silence qu'ils observaient ». Guéhenno s'entendit dire par un communiste : « Nous allons laisser Gide mariner un peu. »

Gide confia à Victor Serge que, dès le Congrès international des écrivains, en juin 1935, et en particulier quand il avait eu connaissance de l'affaire Serge, il avait compris que les communistes le trompaient. Serge nota dans son propre Journal que les deux grands actes de courage de Gide avaient consisté dans sa justification de l'homosexualité dans « Corydon » et sa rupture avec l'Union soviétique. Il savait aussi combien Gide avait apprécié le contact avec la foule pendant sa phase communiste. Apercevant Gide sur l'autre trottoir, un jour, Jean Cassou traversa pour le saluer. « Vous osez me serrer la main, quand tout le monde m'attaque ? », s'étonna Gide. Et Cassou, qui se préoccupait uniquement de l'Espagne et voyait dans l'Union soviétique l'unique pays qui aidait l'Espagne, répondit : « Si j'ai le moindre reproche à vous faire, c'est que vous vous êtes préféré », entendant par là que Gide se souciait davantage de sa propre conscience que de leur cause. Gide sourit, ils se serrèrent la main et se séparèrent.

Lors d'un voyage en Espagne lié au projet d'une délégation pour la paix, Pierre Herbart avait emporté un jeu d'épreuves de « Retour de l'U.R.S.S. ». Il les fit lire à Malraux et à Regler, mais aussi à l'agent de propagande soviétique Koltsov. Pendant ce temps, le livre apparaissait à la vitrine des librairies parisiennes : le scandale avait déjà commencé. Et en Espagne, où des déviationnistes qui en avaient bien moins dit ou fait que Gide étaient arrêtés et sommairement exécutés par des agents soviétiques ou des Espagnols commandés par des officiers soviétiques, Herbart se sentit en danger. Il parvint à voir Malraux discrètement, puis à regagner la France. Plus tard, quand Last revint en France, il dut voir Gide en secret, car il se sentait surveillé par ses camarades communistes, pour qui le seul fait de fréquenter Gide constituait un crime (4).

Nulle part la controverse relative au livre de Gide ne fut plus farouche que sur le champ de bataille de « Vendredi », qui représentait un terrain d'entente entre les communistes et leurs amis du Front populaire. De même que le gouvernement de Front populaire s'était formé sans aucun ministre communiste mais bénéficiait du vote communiste à la Chambre des députés, « Vendredi » avait été conçu sans le Parti mais n'aurait pas pu exister sans le soutien de la base (et de la direction) communiste. L'avant-propos de Gide occupait les trois colonnes du milieu de la première page du «Vendredi » du 6 novembre 1936. Le 20 novembre, « Vendredi » publia une lettre de Pierre Herbart se dissociant de certaines déclarations de Gide. Et puis, pendant deux mois complets au cours desquels le petit livre reçut des louanges et des malédictions partout ailleurs, « Vendredi » observa un silence absolu. Pourtant, la publication dans «Vendredi » du texte de Gide avait mis les communistes en rage. Les abonnements et les ventes en kiosques accusèrent une chute alarmante. Si la bataille dont Gide était l'objet n'apparaissait guère dans les pages du journal, elle provoquait des tempêtes dans les bureaux rédactionnels (Paul Nizan et André Wurmser conduisant l'assaut) et la consternation dans les bureaux administratifs. Chamson commençait à se rendre compte qu'en publiant la préface de Gide il avait signé l'arrêt de mort du journal. En publiant d'abord le texte de Gide, ensuite des interventions de ses détracteurs, « Vendredi » avait perdu le soutien d'un camp puis de l'autre, au lieu de les cumuler.

La bataille faisait toujours rage. Car Herbart et Last avaient écrit des articles définissant leur position, qui n'était ni vraiment celle de Gide ni vraiment celle de communistes orthodoxes. Gide en personne porta leurs manuscrits à « Vendredi ». Le jour même, les trois directeurs de « Vendredi », Chamson, Guéhenno et Andrée Viollis, se rendirent chez Gide ; ils lui expliquèrent qu'ils souhaitaient voir leur journal demeurer l'organe du Front populaire ; que les articles d'Herbart et de Last irriteraient non seulement les communistes mais aussi la plupart des membres de l'équipe du journal. On s'entendit sur un compromis : dans un numéro, Gide lancerait un appel à l'aide en faveur de l'Espagne et, en passant, dirait quelque chose de bienveillant à l'égard de l'Union soviétique. Ce devait être le « Il va de soi » du 22 janvier 1937. Et l'article d'Herbart — légèrement mais significativement modifié — paraîtrait la semaine suivante. Quant à la contribution de Jef Last, combattant hollandais de la cause républicaine espagnole et compagnon de Gide, elle ne serait pas publiée du tout. Le moment venu, l'article d'Herbart fut publié sur une page bien clairement divisée en deux : d'un côté, Herbart défendait le livre de son ami et affirmait qu'il était de l'intérêt de la révolution de réfléchir au problème que soulevait Gide ; de l'autre, Nizan démolissait poliment mais fermement « Retour » ; il jugeait Gide contaminé par la notion trotskiste de révolution permanente. Herbart publia ensuite son propre compte rendu de ses expériences soviétiques, « En U.R.S.S. 1936 », pages où il se révélait plus proche encore de son ami (5).

Il y eut un dernier round — ou bien deux ? Lorsque parurent dans « Vendredi » les articles d'Herbart et Nizan, Gide préparait déjà sa propre suite à « Retour ». Il appela ce second opuscule « Retouches à mon Retour de l'U.R.S.S. ». A sa publication, en juillet 1937, « Vendredi » garda de nouveau le silence, et Gide y vit un geste d'amitié, confia-t-il à la « petite dame » car, si le journal avait réagi, c'eût été de façon hostile. Gide présentait le nouveau livre comme sa réponse à ceux qui avaient critiqué son premier livre en toute bonne foi. Nizan lui avait reproché de voir l'U.R.S.S. comme un pays qui ne changeait plus ; bien au contraire, Gide estimait qu'il changeait d'un mois sur l'autre, et pour le pire. Il traçait un parallèle entre les attaques lancées contre « Retour » et les réactions exprimées à ses livres précédents concernant les territoires coloniaux de la France ; ceux qui visitaient l'Union soviétique avec un guide, disait-il, ressemblaient aux voyageurs « accompagnés » de l'Afrique-Equatoriale française. Il avouait n'avoir lu Trotski et Serge qu'après avoir terminé la rédaction de son « Retour de l'U.R.S.S. ». Il confirmait qu'Eugène Dabit avait partagé sa déception concernant l'Union soviétique — ce que les partisans du régime soviétique avaient contesté. Un appendice aux « Retouches » contenait des précisions nouvelles sur les insuffisances économiques et sociales du régime. Il reconnaissait en effet avoir délibérément atténué les coups dans le premier livre.

Et Gide aggrava encore son crime. Il se joignit à Georges Duhamel, Roger Martin du Gard, François Mauriac et Paul Rivet pour adresser un appel télégraphique au gouvernement républicain de l'Espagne, demandant que les prisonniers politiques aient droit à de vrais procès. En vérité, ces prisonniers politiques étaient des militants révolutionnaires de gauche, d'inspiration anarchiste ou trotskiste, que les républicains liquidaient — nous l'avons déjà dit — sur l'ordre de leurs conseillers soviétiques, au nom de l'orthodoxie communiste. Dans les « Izvestia », Ilya Ehrenbourg publia une violente attaque contre ceux qui défendaient « les fascistes et les provocateurs du P.O.U.M. » (mouvement communiste dissident). Très précisément, sa cible était « le nouvel allié des Marocains et des Chemises noires », le « méchant vieillard », le « pleureur de Moscou ».

Gide demanda de pouvoir répondre dans « Vendredi » à l'attaque personnelle d'Ehrenbourg. La direction refusa. Gide donna son texte à la revue indépendante de gauche « la Flèche », que dirigeait Gaston Bergery — politicien non conformiste qui termina ensuite sa carrière comme ambassadeur du gouvernement de Vichy. Gide écrivait dans sa réponse que, si lui et ses camarades écrivains avaient demandé au gouvernement espagnol d'accorder un jugement véritable et juste aux dissidents, c'était parce qu'ils continuaient à respecter le gouvernement. Ils n'auraient pas adressé une pareille requête à Franco. « Vendredi » entra tout de même dans l'arène. Dans une lettre ouverte à Gide, publiée dans le numéro du 17 décembre 1937, Jean Guéhenno accusa Gide de ne voir la politique qu'en relation avec sa propre personne ; à « Vendredi », poursuivait-il, la révolution venait en premier. Ils avaient refusé de publier la réponse de Gide au nom de la responsabilité et du Front populaire. En faisant leur journal, expliquait-il, ils n'écrivaient pas leur biographie mais servaient une cause.

Cette fois, Gide répondit à Guéhenno, et « Vendredi » ne put refuser de publier son texte. « Dans sa lettre un peu longue mais si révélatrice, commençait Gide, Guéhenno parle beaucoup trop de sa personne et de la mienne ; et trouve le moyen, en quatre colonnes, de ne parler pas du tout de ce dont il s'agit. » (6).

HERBERT LOTTMAN


(3) Entretien avec M. et Mme André Chamson. André Gide, « Journal (1889-1939) », Paris, 1948 ; Jean Guéhenno, « Journal d'une "révolution" (1937-1938) », Paris, 1939 Louis Guilloux, « Carnets (1921-1944) », Paris, 1978 ; Lucie Mazauric, « Vive le Front populaire ! », Paris, 1976 ; Gustav Regler, « le Glaive et le Fourreau », Paris, 1960 ; Maria van Rysselberghe, « les Cahiers de la petite dame » (1929-1937), « Cahiers André Gide 5 », Paris, 1974 ; Victor Serge, « Mémoires d'un révolutionnaire (1901-1941) », Paris, 1978, et « Pages de Journal », « les Temps modernes », Paris, juin 1949.
(4) Entretien avec Jean Cassou. André Gide, « Retour de l'U.R.S.S. », Paris, 1936 ; Jean Guéhenno, « Journal d'une "révolution" (1937-1938) », Paris, 1939 ; Louis Guilloux, « Carnets (1921-1944) », Paris, 1978 ; Fred Kupferman, « Au pays des soviets : le voyage français en Union soviétique (1917-1939) », Paris, 1979 ; Maria van Rysselberghe, « les Cahiers de la petite dame » (1929-1937), « Cahiers André Gide 5 », Paris, 1974 ; « les Cahiers de la petite dame » (1937-1945), « Cahiers André Gide 6 », Paris, 1975 ; André Wurmser, « Fidèlement vôtre », Paris 1979 ; Victor Serge,
« Pages de Journal », « les Temps modernes », Paris, juin 1949. Dossiers Gide (coupures de presse), bibliothèque Jacques Doucet, Paris.
(5) Entretien avec M. et Mme André Chamson. Maria van Rysselberghe, « les Cahiers de la petite dame » (1929-1937), « Cahiers André Gide 5 », Paris, 1974. « Vendredi », Paris, 1936-1937. Dossiers Gide (coupures de presse), bibliothèque Jacques Doucet, Paris.
(6) André Gide, « Littérature engagée », Paris, 1950; André Gide, « Retouches à mon Retour de l'U.R.S.S. », Paris, 1937; Jean Guéhenno, « Journal d'une "révolution" (1937-1938) », Paris, 1939 ; Maria van Rysselberghe, « les Cahiers de la petite dame » (1937-1945), « Cahiers André Gide 6 », Paris, 1975."

mercredi 16 janvier 2013

Quand Gide refusait de se taire (1/2)


Poursuivons l'exhumation de documents autour de l’engagement de Gide pour la révolution communiste jusqu'à son Retour de l'U.R.S.S. Ce sont justement les conditions de la publication de ce livre qui faisaient l'objet d'un article du Nouvel Observateur du 29 août 1981 signé Herbert Lottman, à l'occasion de la parution de son étude sur La Rive Gauche (Seuil, 1981).


Quand Gide refusait de se taire, de Herbert Lottman
Le Nouvel Observateur, n°877, 29 août 1981
avec un dessin de Wiaz, alias Pierre Wiazemsky



"QUAND GIDE REFUSAIT DE SE TAIRE


Du jour où André Gide se déclara communiste de cœur, admirateur et défenseur volontaire de la patrie des travailleurs, il se donna tout entier à la cause de l'Union soviétique, ne refusant aucune pétition, aucune réunion, aucun mouvement. Né en 1869, Gide était le plus souvent l'aîné, que ce soit sur les tribunes ou dans les comités de patronage. Ses livres, son influence représentaient dans les milieux intellectuels un attrait autrement fort que les œuvres de célébrités pâlissantes telles que Romain Rolland ou Henri Barbusse. Gide était de nature délicate, et son aversion pour les courants d'air donnait lieu à de nombreuses anecdotes, lui valait des cadeaux — robes de chambre et bonnets. Les communistes étaient fort satisfaits de compter Gide parmi les leurs ; par l'intermédiaire de Paul Vaillant-Couturier et d'Ilya Ehrenbourg, ils maintenaient une liaison permanente avec lui, ainsi que, de manière plus indirecte, par le biais de tout un réseau de compagnons de route.

C'était la décennie des pèlerinages en Union soviétique : Gide figurait alors le visiteur le plus convoité. Depuis des années, il envisageait ce voyage : en 1933, par exemple, il avait tenté d'inciter son ami Roger Martin du Gard à l'y accompagner, mais Martin du Gard demeurait évasif, et se révéla finalement inébranlable. Gide lui-même trouvait de bonnes raisons pour retarder son projet, l'annuler : ses rhumes, et les courants d'air de Moscou, et puis aussi, comme il s'en ouvrit à sa confidente, la crainte d'avoir à prononcer des discours et de se laisser entraîner à en dire plus qu'il n'aurait voulu ; la traduction en russe et puis encore en français ne ferait que rendre les choses pires encore, « et tout l'effort que je fais pour maintenir dans le communisme mon point de vue personnel sera perdu ». Cela se passait en octobre 1935. Ilya Ehrenbourg fit observer à André Malraux que la santé n'était pas tout, et que Gide avait contracté des devoirs envers le Parti, et aussi la situation politique : on considérait à l'époque comme vital de consolider le rapprochement franco-soviétique de mai 1935. Gide se demandait dans quelle mesure Ehrenbourg trouvait son intérêt personnel à l'amener à Moscou. Puis l'ami de Gide, Pierre Herbart, qui allait devenir le mari d'Elisabeth, fille de la « petite dame », Maria van Rysselberghe, et mère de la fille de Gide, partit travailler à Moscou comme rédacteur de « Littérature internationale ». Elisabeth l'y rejoignit au début de 1936.

Gide prit sa décision en mai de la même année. Il eut d'abord un nouvel entretien avec Malraux, puis avec Ehrenbourg, sur ce qu'il pourrait dire en U.R.S.S. et sur la manière dont seraient transmises ses paroles. Il souhaitait parler du sort réservé aux homosexuels soviétiques : l'écouterait-on ? Il pouvait tout au moins choisir ses compagnons de voyage. L'un d'eux était Jacques Schiffrin, qui suivait ses livres chez Gallimard et dirigeait la collection de « la Pléiade » ; Schiffrin était intelligent et ouvert, homme de gauche sans être communiste, et présentant cet atout irremplaçable : il parlait le russe comme le français. Né en 1894 à Bakou, sur la mer Caspienne, Schiffrin avait été étudiant en Suisse pendant la Révolution russe. Etabli en France, il avait fondé la collection de « la Pléiade » et en était resté directeur lors de la fusion avec Gallimard. Gide invita également Eugène Dabit, Louis Guilloux et l'écrivain hollandais Jef Last, alors âgé de trente-huit ans, que la confidente de Gide décrivait ainsi « Marin hollandais, écrivain, emballant, savoureux,
ironique, à travers un français impossible » ; il allait participer à la guerre d'Espagne, puis à la résistance hollandaise pendant la Seconde Guerre mondiale.

Aragon annonça à Moscou que Gide se mettait enfin en route, avec Schiffrin pour interprète. Un télégramme arriva : Herbart revenait à Paris cette nuit même et souhaitait s'entretenir avec Gide en privé ; écrire était impossible. Car les hôtes soviétiques s'inquiétaient d'apprendre que Schiffrin servirait d'interprète à Gide : cela semblait un acte de méfiance de la part de Gide. Herbart avait tenté d'apaiser les Soviétiques en faisant observer que Schiffrin était juste un ami. Gide appela Aragon pour lui dire qu'il trouvait toute l'affaire stupide : refuser Schiffrin quand tout le monde savait qu'il allait partir aurait un effet déplorable. De toute façon, Schiffrin et ses autres compagnons de voyage devaient arriver une semaine après Gide, et aucun d'eux n'accompagnerait Gide dans les réceptions officielles. Aragon répondit qu'il allait tenter de résoudre le problème. La « petite dame » observa qu'Herbart se montrait évasif, réticent pour parler de ses expériences à Moscou. On l'entendit commenter l'absence de liberté des artistes et des écrivains -là-bas : « Il faut utiliser Moscou comme une expérience, non comme un exemple. »

Herbart révéla également que l'Union soviétique avait imprimé trois cent mille cartes postales avec le portrait de Gide. « Mais tout le monde va me reconnaître, alors ! », s'exclama Gide, éperdu. « Littérature internationale » publia un épais numéro essentiellement consacré à Gide, l'université de Moscou présenta une exposition consacrée à sa vie et à son œuvre.

Comme Gide se préparait à partir, la nouvelle lui parvint que la santé de Gorki devenait plus alarmante encore : le vieil écrivain était moribond. Si c'est uniquement pour assister à ses funérailles, s'inquiétait Gide, mieux vaut ne pas y aller du tout. Ehrenbourg lui annonça que Gorki allait mieux. Gide et Herbart s'envolèrent donc le 16 juin 1936, de l'aéroport du Bourget, à bord d'un appareil allemand. Ils devaient faire escale à Berlin. Schiffrin, Dabit, Guilloux et Last s'embarquèrent sur un paquebot à destination de Leningrad.

Gide arriva à Moscou dans les meilleures dispositions, son Journal en fait foi. S'il avait naguère cru que l'homme devait commencer par se changer lui-même, il était désormais (octobre 1935) convaincu que les conditions sociales devraient changer avant l'homme. Les attaques perfides dont l'Union soviétique était l'objet l'avaient amené à choisir de défendre ce pays ; il lui semblait que les détracteurs commenceraient à soutenir l'Union soviétique dès que lui-même cesserait de le faire. Il espérait pouvoir mobiliser toute son attention sur les objectifs ultimes de la Révolution soviétique, afin de ne pas être amené à se détourner de l'U.R.S.S.

Il avait certainement été secoué par l'ampleur croissante des critiques justifiées à l'égard du système soviétique. Peu de temps avant son départ, Victor Serge — dont Gide avait facilité la libération un an auparavant — publia dans « Esprit » une lettre ouverte à Gide. Comment lutter contre le fascisme, demandait Serge, si nous avons nos propres camps de concentration ? « Laissez-moi vous dire que l'on ne peut servir la classe ouvrière et l'U.R.S.S. qu'en toute lucidité. » Herbart confirmait en privé la vérité de tout ce qu'affirmait Victor Serge, mais jugeait inadmissible qu'on pût écrire publiquement de telles choses. Gide en convenait. « Ah que je voudrais pouvoir dire là-bas, à Staline, tout ce que je pense là-dessus ! »

Envisageait-il de parler à Staline de la répression soviétique à l'encontre de l'homosexualité ? Ehrenbourg l'affirme dans ses Mémoires, mais Ehrenbourg écrivait alors dans l'intention d'attaquer Gide. L'argument selon lequel Gide s'était laissé influencer par les mauvais traitements infligés à ses « frères » allait servir à discréditer son témoignage (1). Gide arriva trop tard. Il rendit hommage à Gorki sur son lit de mort et, ce soir-là, assista à une représentation de « la Mère » avant que le public eût connaissance du décès de l'auteur un acteur s'avança sur le devant de la scène et l'annonça. Le lendemain, Gide se tint aux côtés du cercueil avec Herbart et Aragon (qui passait un long été en Union soviétique). Le 20 juin, Gide prononça un discours d'éloge à Gorki sur la place Rouge, puis se joignit aux écrivains soviétiques dans la procession funèbre. « Le sort de la culture est lié dans nos esprits au destin même dé l'U.R.S.S., affirma-t-il dans son allocution. Nous la défendrons. » Mais il ne put se retenir d'aborder le thème qui lui tenait tant à cœur : l'individualité à laquelle avait droit l'être créatif et dont il ne pouvait se passer. « J'ai souvent écrit que c'est en étant le plus particulier qu'un écrivain atteint l'intérêt le plus général, parce que c'est en se montrant le plus personnel qu'il se révèle, par là même, le plus humain. » Il fit également cette remarque : « Aucun écrivain russe n'a été plus russe que Maxime Gorki. » Il déclara enfin que, si les écrivains avaient toujours écrit en opposition avec leurs gouvernements, pour la première fois, en Union soviétique, l'écrivain n'avait plus besoin de s'opposer.

Partout où il allait, on le traitait avec déférence. Quand il visita l'exposition Gide, à l'université
de Moscou, il s'adressa aux étudiants rassemblés. A Leningrad, où il était allé accueillir Schiffrin.et les autres membres de son groupe d'amis venus par bateau, on lui demanda également de prendre la parole ; mais, là, il fit connaissance avec la lourde poigne de la censure : il fut prié d'ajouter le mot « glorieux » avant « l'avenir de l'U.R.S.S. » et de supprimer « grand » devant « monarque ». Tandis que le groupe visitait le port de Sébastopol, en Crimée, Eugène Dabit tomba malade, apparemment atteint du typhus. Les autres regagnèrent Moscou, et Dabit mourut seul à Sébastopol le 21 août, à l'âge de trente-huit ans. La dernière notation dans son Journal intime était un cri de prémonition, car il voyait venir une nouvelle guerre mondiale. « Nous sommes traqués, nous sommes perdus. La vie, dans ce monde, devient impensable. » De retour à Paris, Gide écrivit pour « Vendredi » un bref compte rendu de la mort de Dabit. La presse soviétique n'avait pas publié la nouvelle, afin que la famille de Dabit ne l'apprît pas ainsi. Gide rendit visite aux parents et à la veuve de son ami au vieil hôtel du Nord. Le lendemain, il appela Clara Malraux pour l'emmener au cimetière du Père-Lachaise, où avait lieu l'enterrement, et où Vaillant-Couturier et Aragon prononcèrent des discourssoulignant les sympathies de Dabit pour le communisme. Aragon évoqua même la satisfaction morale qu'avait retirée Dabit de son voyage en Union soviétique. « Hélas ! », fut le commentaire
de Gide dans son Journal.

Bien qu'il émît ici et là quelques allusions, Gide n'avait pas encore révélé les réactions qui avaient été les siennes au paradis des travailleurs. « Un immense, un effroyable désarroi », confia-t-il à son Journal. Schiffrin vint déjeuner rue Vaneau ; « violent et précis comme quelqu'un qui ne regarde que le point dont il parle », nota leur hôtesse, Maria van Rysselberghe. Gide paraissait moins assuré. Elle essayait de comprendre ces deux hommes : était-ce le communisme, la Russie, ou Staline, qui les préoccupait ainsi ? « Hélas ! lui répondit Gide, tout cela est, aux yeux de tous, si bien confondu qu'il n'y a plus moyen de parler clair ; la notion du parti est terrible et supprime toutes nuances. » « C'est-à-dire toute humanité », renchérit Schiffrin.. « Être exploité par l'homme ou par l'État, ça finit par revenir au même. » (2).

Gide avait pour habitude d'écrire sur tout ce qu'il faisait, tout ce qu'il voyait et tout ce à quoi il pensait. Il avait écrit sur son « Voyage au Congo », puis sur « le Retour du Tchad » dans les années vingt. Habituellement, il publiait des extraits de son Journal peu de temps après les événements qui s'y trouvaient écrits. Il existait également une tradition de livres sur les voyages en Union soviétique : dès 1936, on aurait pu couvrir une étagère entière de tels récits. Gide entreprit d'écrire son « Retour de l'U.R.S.S. » presque aussitôt après les funérailles de Dabit, et il termina son premier jet en quelques jours. Dans des entretiens privés, il exprimait clairement que la sévérité soviétique à l'égard des homosexuels n'était pas la seule chose qu'il reprochait au régime. Il éprouvait une certaine satisfaction à n'avoir pas vu Staline, et à ne lui avoir pas même écrit au sujet de la législation répressive que subissaient les homosexuels ; car il y avait maintenant tant d'autres choses à dire sur le régime soviétique. Ses hôtes soviétiques avaient, bien sûr, fait l'impossible pour satisfaire ses besoins. Gide raconta par la suite à Roger Stéphane qu'ils avaient rempli une piscine de beaux jeunes gens, dont il avait découvert qu'ils étaient tous des soldats de l'armée Rouge. (Après la retentissante publication du livre de Gide, les Soviétiques révélèrent que l'écrivain avait eu, au cours de son voyage, une aventure homosexuelle. Gide, apparemment, n'avait pas compris que la rencontre était manigancée.)

La confidente de Gide décrit la soirée — 23 septembre 1936 — où Gide lut à Jacques Schiffrin et à Louis Guilloux le premier jet de « Retour de l'U.R.S.S. ». Sans doute l'avait-il déjà lu à Last, car ce dernier avait séjourné dans l'appartement de la rue Vaneau avant de partir pour l'Espagne. Ses amis jugèrent le rapport de Gide dur mais clair. Ils étaient consternés par l'effet global. « Ce petit livre fera l'effet d'une bombe qui éclate », observa Maria van Rysselberghe. « II faut beaucoup de courage pour publier un pareil livre », commenta Guilloux. Dans son propre Journal, il se montre cependant moins compréhensif à l'égard de Gide : « Je commence à croire, écrivit-il alors, qu'il n'est venu en U.R.S.S. que pour y chercher l'autorité dont il avait besoin pour dire ce qu'il dit aujourd'hui. » Gide envisagea de donner son texte à « Vendredi » ; mais les rédacteurs de cette revue accepteraient-ils son verdict ? Et puis, de toute façon, il préférait assumer l'entière responsabilité de ses opinions. Il partit dans le sud de la France pour montrer son brouillon à Herbart, qui lui proposa d'utiles suggestions pour le texte définitif. Le 21 octobre, le manuscrit se trouvait entre les mains de l'imprimeur.

Gide voulait garder la surprise de ses conclusions jusqu'au jour de la publication. Mais il pensait aussi qu'il valait mieux avertir ses amis. Il commença par les communistes, comme Paul Nizan. Dans « le Figaro » du 24 octobre, un article de potins rapportait la « rumeur » suivant laquelle Gide serait revenu d'Union soviétique déçu et perturbé, refusant d'écrire sur ce voyage dans la presse de gauche. II préparait un petit livre pour la mi-novembre, et il en résulterait sans doute un certain étonnement. Finalement, il se rendit à Versailles pour s'entretenir avec André Chamson et lui demander si «Vendredi » publierait ses impressions. Comment Chamson aurait-il pu refuser ?

L'une des anecdotes qu'il relata à ses amis — Chamson et Guéhenno allaient tous deux s'en souvenir et la noter — était la manière dont, au cours de ses voyages à travers l'Union soviétique, il avait été accueilli dans les gares par des banderoles de bienvenue, alors que — il le comprit ensuite — les banderoles avaient voyagé avec lui par le même train.

A présent, les pressions commencèrent à se faire sentir. Le 26 octobre, Ehrenbourg passa rue Vaneau. A la surprise .de Gide, il semblait fort bien connaître le contenu du livre avant même sa publication. Ehrenbourg déclara à Gide qu'il approuvait son point de vue et qu'il aurait même pu en dire bien davantage ! Mais était-ce bien le moment, avec cette guerre d'Espagne qui faisait rage et l'Union soviétique qui faisait tout ce qu'elle pouvait pour aider la cause républicaine ? Gide ne devrait-il pas lui-même se rendre en Espagne ? L'idée plut à Gide, car elle suggérait un moyen de prouver qu'il ne rompait pas avec les communistes. Il essayait, après tout, de maintenir un équilibre.

Il écoutait avec une apparente sympathie les communistes lui dire qu'il avait mal choisi son moment; il recevait des télégrammes du front de la guerre espagnole l'avertissant que son livre porterait « un coup mortel » à leur cause. Son ami Jef Last lui télégraphia alors d'Espagne pour le prier d'au moins retarder la publication de « Retour de l'U.R.S.S. » jusqu'à ce qu'ils pussent en parler à Madrid. Aragon téléphona pour annoncer qu'il arrivait d'Espagne avec un message de Last : ce dernier avait donné à Gide une lettre d'approbation qui devait être publiée à la fin du livre, et il fallait à présent supprimer la lettre. Manifestement, Last avait été identifié comme le point faible de Gide. Malraux revint d'Espagne et téléphona à Gide pour lui proposer de dîner avec lui. Gide redoutait qu'il ne s'agisse encore d'une nouvelle tentative de pression. Mais Malraux demeurait lui-même un être indépendant. « On vous embête beaucoup, n'est-ce pas ? Ne vous laissez donc pas faire. » Cependant, quand Gide rencontra Victor Serge, ce dernier posa la question : que choisirait Malraux s'il lui fallait se prononcer pour ou contre Gide ?


(1) Ilia Ehrenbourg, « La nuit tombe », Paris, 1966 André Gide, « Journal (1889-1939 », Paris, 1948 ; Maria van Rysselberghe, « les Cahiers de la petite dame » (1929-1937), « Cahiers André Gide 5 », Paris, 1974 ; Victor Serge, « Mémoires d'un révolutionnaire (1901-1941) », Paris, 1978.
(2) Eugène Dabit, « Journal intime (1928-1936) », Paris, 1939 ; André Gide, « Journal (1889-1939) », Paris, 1948 André Gide, « Littérature engagée », Paris, 1950 ; Maria van Rysselberghe, « les Cahiers de la petite dame » (1929-1937), « Cahiers André Gide 5 », Paris, 1974 ; « Vendredi », Paris, 23 août 1936."

lundi 14 janvier 2013

Les Caves du Vatican sur scène


Les Caves du Vatican, d'après André Gide dans une adaptation et mise en scène de Thierry Jahn assisté de Patrick Floersheim seront à nouveau sur scène jeudi 31 janvier, vendredi 1er février, samedi 2 février à 20h30 et dimanche 3 février à 17h au théâtre Le Silo à Montoire-sur-le-Loir (Loir et Cher).

Avec Céline Ronté, Olivier Baucheron, Jean Lou de Tapia, Jérôme Ragon, Gabriel Le Doze, Sébastien Faglain. Création sonore Romain Gerome et Thierry Jahn. Décors et création lumière Paco Galan. Costumes Morgane Salvaggio.


Plein tarif 18€, réduit 13€, enfants moins 12 ans 8€.

Plus d'infos sur le site du théâtre Le Silo.

jeudi 10 janvier 2013

Claude Roy : que lit-on en 1936 ?


«Que reste-t-il, quarante ans après, du Front populaire ? », s'interroge le Nouvel Observateur n°607 du lundi 28 juin 1976. Dans un dossier spécial Jean Lacouture dépeint les vacances des ouvriers qui partent en tandem à la mer, Pascal Ory nous replonge dans l'univers du théâtre engagé, Lucien Rioux évoque les chansons de ce temps-là... Et Que lisait-on en 36 ? demande-t-on à Claude Roy. Son article brosse un tableau très intéressant, avec Gide parmi les figures centrales... 


[52]*

Mes camarades, plus jeunes, de ce journal me demandent : « Que lisait-on en 1936? » Qui ça, on ? Je serai obligé de dire souvent « je » pour répondre à leur question. C'est un « moi je » moins typique qu'il ne conviendrait et plus répandu à l'époque qu'on ne l'imaginerait. J'ai eu vingt ans à la fin de 1935. Je ne me permettrais pas de dire que ce fut le plus bel âge de ma vie. Je lisais déjà beaucoup, et tout. J'ai, somme toute, continué. J'ai bougé. Je me retrouve, quarante ans après, assez différent mais guère plus confortable que le jeune homme que décrira, cinq ans après 1936, en novembre 1941, la « Petite Dame » d'André Gide dans ses « Cahiers » (1) : « L'image de la bonne volonté et du désarroi total, nettement de droite avant la guerre, depuis son retour (prisonnier évadé) il ne reconnaît plus son idéal depuis qu'on l'applique ; mal à l'aise partout, tâtant de tous les groupements, sans pouvoir adhérer à aucun. » Mais à l'aise, Gide l'était-il davantage en 1936, en 1940, en 1950 ? Les intellectuels sont des animaux mal à l'aise.

En 1936 comme en 1930, en 1940 et toujours, quand j'entendais prononcer le mot « culture », je tendais la main. La seule suspension d'armes de la guerre intestine qui faisait rage en moi, de la guerre civile constamment sur le point d'éclater en France depuis 1934, de la guerre mondiale qui s'avançait à pas lourds, je la trouvais dans ce que j'appelais la « littérature ». Les seuls « lieux communs » de Paris, à l'époque, me semblaient être le bureau de Jean Paulhan à « la N.R.F. », lieu d'accueil œcuménique, observatoire où il maintenait une attention scrupuleusement sympathique et pointue aux littératures, et le cabinet de lecture d'Adrienne Monnier, rue de l'Odéon. Tout l'argent que je n'avais pas passait en livres d'occasion. J'étais client assidu de deux bouquinistes. René Blech était communiste ; il allait devenir mon « patron » dans la Résistance. M. Mombre était maurrassien; il allait se suicider sous l'Occupation, désespéré d'être contraint de vendre « Autant en emporte le vent » au prix du beurre au marché noir et de ne plus trouver les « bons livres », de Bainville aux surréalistes.

Lamentables Duraton

J'ai perdu, depuis, l'illusion que la culture soit ce domaine préservé où la vérité des sentiments et la force de leur expression font se retrouver les hommes au-delà des idéologies. Ou plutôt : ils s'y retrouvent, en effet, pour souvent se séparer et se déchirer aussitôt. Ezra Pound fut un prodigieux « homme de culture » et un antisémite délirant. Robert Brasillach a traduit les poètes grecs comme personne et Lucien Rebatet a « senti » Mozart ou Corot très finement. La « culture » et l'« idéologie » entretiennent souvent les mêmes rapports que le docteur Jekyll et Mr. Hyde. Il y eut des S.S. et des déportés qui aimaient également Bach ou Goethe.

Dans le programme du rassemblement populaire de 1936, il est peu question de culture. Mais la semaine de quarante heures, les congés payés ou la politique des loisirs, c'est mieux qu'un programme « culturel » c'en est la condition première. Car, pour se limiter à la « lecture », en 1936, il y a d'abord, surtout (comme maintenant), ceux qui ne lisent pas du tout. Possesseurs précaires d'une culture archaïque et qui va déjà s'effaçant, dans les campagnes. Ou dépossédés de toute « culture », livrés à Radio-Cité, au Poste parisien, etc. Lamentables familles Duraton, qui écoutent à la T.S.F. « la Famille Duraton ». Une véritable « culture populaire » est encore un combat d'avant-garde.

Il y a ensuite les livres que beaucoup lisent. Les romans à 50 centimes des éditions Tallandier, les « Delly », les policiers qui ne sont pas encore noirs mais jaunes : Agatha Christie règne sur la collection « le Masque » les auteurs de policiers français (Pierre Véry), les pionniers de la science-fiction dont Jacques Spitz est le plus brillant. Il invente « l'homme élastique », dont la taille varie grâce à une invention des biologistes : en Allemagne, la taille des Aryens est fixée en secret à 2,20 m, celle des juifs à 1,40 m; en U.R.S.S., les membres du Parti auront le droit de mesurer 2 mètres et les koulaks 1,50 m. Le Français moyen aura droit à 1,70 m, etc.

La bourgeoisie achète rituellement les prix littéraires. Le Goncourt est l'ornement mobilier de l'intérieur du Français moyen, celui que décrit François Mauriac dans une de ses chroniques du « Figaro » de 1936 : « L'électeur équilibré dont le postérieur adhère au rond de cuir mais dont le ventre en proue regarde l'avenir. » A la fin de 1935, ce n'est donc ni l'admirable « Sang noir », de Louis Guilloux, ni le « Marchand d'oiseaux », de Robert Brasillach, ni la « Zone verte », d'Eugène Dabit, ni Henri Calet, ni Paul Nizan qui auront été couronnés, mais François de Roux, Joseph Peyré et Claude Silve. A la fin de 1936, une heureuse surprise : Aragon reçoit le Renaudot avec « les Beaux Quartiers ». Céline n'a aucun prix pour « Mort à crédit ». Et le Goncourt va, bien sûr, au roman le plus gris de l'année, « l'Empreinte du Dieu », de Maxence Van der Meersch.

Il y a évidemment les livres que très peu de gens lisent sur le moment — et que beaucoup liront pendant des années. La meilleure évocation de l'Europe de 1936 est un de ces livres « sans bruit » : « le Voyage en Grande Garabagne », d'Henri Michaux. Les mœurs des Hacs, des Emanglons, des Gauss, des Nonais et des Oliabaires, telles qu'il les décrit, sont restées d'une redoutable actualité... En 1936 paraissent aussi, sans tumulte ni presse, « Sueur de sang », de Pierre Jean Jouve, et [53] « Peau d'ange », de Catherine Pozzi, sans parler des plaquettes de poèmes à tirage très, très limité : « les Yeux fertiles », d'Eluard, « Hélène », de Jouve...

Il y a les livres qui n'ont pas eu de prix, qui ne sont pas « populaires » mais qui auront de grands succès : les deux Jules Romains** et les deux Mauriac de l'année (dont « la Vie de Jésus »***), le « Journal d'un curé de campagne » de Bernanos, « les Jeunes Filles », de Montherlant, « Mort à crédit » de Céline.



Le voyage de Gide

Les portes de la guerre grincent durement sous la poussée de ceux qui sont derrière ses battants encore clos et Grasset édite, avec le même succès que Jouvet sur scène, « La guerre de Troie n'aura pas lieu ». Et quand « Marianne » publie en feuilleton la fin des « Thibault », « l'Eté 1914 », de Roger Martin du Gard, ce roman « historique » devient un livre à l'ordre (ou au désordre) du jour, et un best seller avant la lettre.

Il y a enfin les livres qu'on lit souvent sans parvenir à les croire tout à fait : « Mein Kampf », par exemple. Tout y est annoncé, précisé : la politique extérieure, les chiffons de papier grignotés comme l'artichaut, feuille par feuille, la solution finale du problème juif, la guerre. Mais le projet nazi, exposé en clair et en détail, demeure pour la plupart des lecteurs et des hommes d'Etat aussi invisible que la lettre volée de Poe, posée bien en évidence sur la table. C'est tellement énorme que cela paraît invraisemblable. Invraisemblables aussi des livres comme le « Staline » que Boris Souvarine publie alors. Etiemble, qui faisait encore un certain crédit critique au communisme soviétique, trouve le livre « d'une telle partialité » qu'on serait tenté « d'éprouver pour Staline de l'indulgence ». Quand Victor Serge, que la pression de quelques intellectuels français, dont Gide, a fait sortir d'U.R.S.S., publie « Destin d'une révolution », la critique anonyme de « la N.R.F. » écarte en deux lignes son témoignage : « Staline en sort inhumain mais invraisemblable. »

C'est pourtant en août 1936 que va s'ouvrir à Moscou le procès du Centre terroriste trotskiste-zinovieviste. Que lit-on, notamment, en août 1936? Le réquisitoire de Vychinski : « J'exige que ces chiens enragés soient fusillés tous, sans exception. » La droite française exulte, comme le constate Jean Rabaut, « de voir Staline revenir aux valeurs nationales et éliminer les révolutionnaires russes les plus virulents ». « L'Humanité » approuve. « Le Populaire » se borne, embarrassé, à reproduire les protestations de la IIe Internationale. L'extrême-gauche seule, Victor Serge, au premier rang, et les surréalistes parlent net — non sans difficulté. André Breton raconte dans ses « Entretiens » que même ses amis trotskistes français semblaient réticents. « En septembre 1936, dit-il, au meeting « la Vérité sur le procès de Moscou », je ne dus de pouvoir exprimer mon sentiment et celui de mes amis qu'à l'intercession de Victor Serge, qui venait tout juste d'échapper aux geôles de Russie. »

C'est trois mois auparavant, en juin 1936, qu'André Gide est parti pour l'U.R.S.S. En compagnie de Louis Guilloux, de Pierre Herbart, d'Eugène Dabit et de Jef Last. Le voyage s'annonce comme l'apothéose de Diderot accueilli par la Grande Catherine, comme le couronnement d'un Voltaire converti au bolchevisme, sur la place Rouge en liesse. La vieille droite se déchaîne, la jeune droite se récrie, la vieille gauche se réjouit. La gauche toute seule, des trotskistes aux « anars », se gausse, par la voix « mal élevée » de Benjamin Péret:

Monsieur le camarade Gide
entre cul et chemise chante la jeune garde communiste,
un peu, beaucoup, passionnément
pas du tout
répondent les couilles de l'enfant de cœur qu'il épile.****

Un autre voyageur est parti pour Moscou en juillet 1936. On vient d'y publier la traduction de son premier livre, « Voyage au bout de la nuit ». Il déclarait avant son départ « Le socialisme est une question de qualité d'âme, on vient au monde socialiste, on ne le devient pas. » Céline, au retour d'U.R.S.S., publie un « Mea culpa » qui va le faire glisser assez loin. Mais pour l'heure il se limite à conclure : « Trois choses marchent bien chez les Soviets : armée, police, propagande. » Pendantqu'il s'éloigne, Montherlant se rapproche : « Le communisme est vérité pour les moins de vingt-cinq ans, qui le vivront. »

Pendant que Montherlant se rapproche, Brice Parain prend congé. Il publie en 1936 « Retour à la France » : « Le bolchevisme a abouti à l'industrialisation par l'Etat, ce qui vient après le capitalisme dans l'ordre historique, comme le pneumothorax vient après le premier crachement de sang dans l'ordre de la tuberculose. » Jean Guéhenno, qui anime l'un des deux grands hebdomadaires de gauche, « Vendredi » (l'autre est « Marianne »), gêne ses alliés communistes en écrivant que « la méthode d'action qui valait pour la Russie des tsars, ce vaste empire misérable et ignorant, administré par des imbéciles et des policiers, ne saurait valoir pour la France ». Mais Maurice Thorez ne semble pas au fond d'un autre avis, qui déclare à la même époque : « Ce n'est ni à Rome, ni à Berlin, ni même à Moscou [...] que se déterminera le destin de notre peuple : c'est à Paris. » Il s'apercevra, on s'apercevra, que c'est plus facile à dire qu'a faire.

Un socialisme tricolore

J'ai décrit dans « Moi je » la polka des chaises des « générations coincées ». 1936, c'est l'année où Bernanos, qui vient de quitter « l'Action française », est aux Baléares et où ce qu'il voit, au moment du débarquement franquiste, va lui faire pousser le cri des « Grands Cimetières sous la lune ». Drieu La Rochelle, qui écrivait hier : « Le prestige qui m'a gagné au communisme, c'est quelque chose qui défie la mort », a trouvé en Doriot l'incarnation de son « socialisme fasciste ». Paul Nizan, qui, après un très très court séjour à « l'Action française », est venu au « Faisceau » de Georges Valois et de là au communisme, publie en 1936 « le Cheval de Troie ». « Qu'est-ce que tu veux faire ? », demande un personnage du roman. Un autre, Bloyé, lui répond : « Changer le monde. » Nizan mourra désespéré, dans un monde qui n'a changé que par le pire. Albert Camus est encore en 1936 (pour un an) au parti communiste. André Gide, que Maurras a séduit autrefois, écrit maintenant : « Je vois dans l'établissement de [54] la société soviétique une illimitée promesse d'avenir. »

Un socialisme qui ne serait pas « soviétique sans-soviets », un socialisme national qui tiendrait tête au national-socialisme, un communisme qui serait fort mais non dictatorial, c'était la quadrature du cercle que tous cherchaient à résoudre sous un arc-en-ciel idéologique qui s'étendait du « socialisme fasciste » de Drieu à « l'Ordre nouveau » de Robert Aron ou au « Pamphlet » de Jean Prévost, en passant par mille nuances saugrenues ou ingénieuses. Cinq ans plus tard, le coup de pied de l'histoire dans la fourmilière précipitait les uns dans la collaboration ou à Vichy, les autres à Londres ou dans la Résistance. Ils avaient tous gardé des années 1930 un mot : révolution. Mais avec des adjectifs différents : révolution européenne, personnaliste, nationale, socialiste... Dans le brûlot éphémère de 1936 plein de feu, de pétards et de fumées que dirigeaient Maurice Blanchot et Thierry Maulnier, et qui se voulait, sous le titre de « l'Insurgé » (pardon à Jules Vallès), si révolutionnaire de droite qu'à l'extrémité de la gauche, j'ai retrouvé un texte collectif qui proclamait la volonté de bâtir « un socialisme aux trois couleurs ».

Un mince livre « scandaleux »

La « pensée politique » des années 1930 en fait voir en effet de toutes les couleurs à l'historien des idées... Un exemple entre cent quand, au début de 1937, Alphonse de Chateaubriant publie son hymne à l'Allemagne nazie, « la Gerbe des forces », une partie de la presse et de revues de la gauche « non conformiste » loue beaucoup le « pacifisme » de l'auteur, tandis que Robert Brasillach attaque ce livre où il voit « l'auteur s'agenouiller, de page en page, avec un respect religieux, devant tout ce que représentent l'Allemagne et l'hitlérisme. J'ai rarement assisté à un spectacle aussi effarant. »

Mais en 1935 et 1936, dans les discussions intestines du groupe ultra-gauche Contre-attaque,
Georges Bataille se déclarait « persuadé de la perversité intrinsèque du fascisme » mais constatait « sa supériorité, dans le courant politique et historique, sur un mouvement ouvrier dévoué et sur une démocratie libérale corrompue ». C'est l'époque où Ezra Pound déclare le racisme « l'instrument de l'homme intellectuellement vaincu et du politicien de bas étage », quatre ans avant de commencer ses émissions antisémites à la radio italienne.

Mais aucun virage ne fut sans doute plus brusque que celui de Gide entre « les Nouvelles Nourritures », le discours de juin 1935 où il proclame l'U.R.S.S. « exemplaire », et le « Retour de l'U.R.S.S. », publié en novembre 1936. Le livre provoque un tumulte qui ne s'est pas éteint depuis. On ne le relit pas sans surprise ni admiration : tout est déjà dit de ce qui va être redit pendant quarante ans. La presse communiste s'indigne. La presse conservatrice se réjouit. Au milieu de la médiocrité et parfois la bassesse, des commentaires qu'inspire ce mince livre scandaleux, le compte [55] rendu de Benjamin Crémieux dans «la N.R.F. » est remarquable. Il est tenté de suspendre provisoirement certaines des critiques de Gide : le conformisme absolu, la pression policière, l'existence de castes privilégiées, la persistance d'une masse très pauvre ne sont-ils pas imputables à l'héritage russe, à « l'état de siège » endémique ? Les critiques concernant la dictature et le conformisme, demande Benjamin Crémieux (lui-même grand libéral socialisant), ne viennent-elles pas d'un « libéral impénitent et petit-bourgeois ?

« Pourquoi désespères-tu ? »

Mais l'essentiel de l'analyse de Benjamin Crémieux saisit, quand on la relit aujourd'hui, comme saisissent d'un froid incoercible ces moments où l'histoire de la pensée apparaît comme une immobile répétition, un éternel retour éternellement piétinant. Ce qu'on lisait en 1936, c'est ce qu'on a lu en 1946, en 1956, en 1976. Ce qui fut dit et redit. Etait-ce en vain ? Sera-ce toujours en vain ? Que lisait-on en décembre 1936 ? Par exemple, la conclusion tranquille de l'essai de Crémieux : « Vouloir donner à la France la Russie (fût-elle communiste et fût-on marxiste) pour modèle, c'est vouloir donner une barbarie (aussi pleine d'avenir et de promesses de civilisation qu'on voudra) en modèle à des civilisés. Une minorité agissante a imposé le bolchevisme à la Russie. [...] Une révolution minoritaire est inconcevable en France. [...] Le communisme à la moscovite, que Gide dénonce, le monde n'en veut pas plus que du fascisme auquel il ressemble comme un frère. Et le monde attend de la France qu'elle en absorbe les éléments vivants et les intègre à un régime de paix, de liberté et de joie. Lénine pensait avec raison que la révolution russe devait être un exemple, non un modèle pour l'Occident. »

Peu d'années après avoir lu « Retour de l'U.R.S.S. » et le compte rendu de Crémieux, j'entrai, sous l'Occupation, au parti communiste. J'y rejoignais le fils de Benjamin, Francis. Treize ans après, j'en suis sorti. Francis Crémieux y est resté. Je l'entends d'ici me dire : « Pourquoi désespères-tu ? Mon Parti, aujourd'hui, quarante ans après, parle enfin le langage de mon père en 1936. Et dans la Résistance, ce n'est pas un « modèle soviétique » que nous rêvions d'imiter mais un socialisme « aux couleurs de la France » que nous espérions préparer. » Oui mais c'est aussi en 1936 que Jean Grenier publia « l'Age des orthodoxies ». « Cette année, écrivait-il, tous les intellectuels sont encadrés dans des partis, des syndicats, portent des chemises de la même couleur, lèvent le bras ou tendent le poing. [...] Ce qui est urgent, ce n'est plus de se faire une foi, c'est d'adhérer à un parti cela ne va pas sans déchirements. Un parti est un mécanisme qui a besoin de mécaniciens. » Le dilemme reste posé en 1976 comme en 1936 : si, « spontanément », comme le dit Lénine, la classe ouvrière n'est jamais que trade-unioniste, « mécaniquement », les mécaniques ont toujours tendance à mécaniser les hommes, à les laminer ou à les broyer.
CLAUDE ROY

  1. « Cahiers de la Petite Dame », tome III, Gallimard.


__________________________
* Les nombres entre crochets indiquent la pagination dans la revue.
** Recours à l'abime et Les Créateurs, les deux volumes du cycle Les Hommes de bonne volonté parus en 1936.
*** En plus de l'essai cité par Roy, Mauriac fait publier le roman Les Anges noirs le 31 décembre 1936 aux éditions Grasset.
**** Ce poème de Benjamin Péret intitulé « La conversion de Gide » est paru dans la revue Le surréalisme au service de la révolution, n°5, 1933. Il a été repris en 1936 dans le recueil Je ne mange pas de ce pain-là, paru aux Editions Surréalistes et tiré à 250 ex. Le voici en intégralité :

Monsieur le camarade Gide
entre cul et chemise chante la Jeune Garde
et se dit qu’il est temps d’exhiber son ventre comme un
drapeau rouge
Communiste
Un peu beaucoup passionnément
pas du tout
répondent les couilles de l’enfant de CŒUR qu’il épile
Tel une tomate agitée par le vent
Monsieur le camarade Gide fait un foutu drapeau rouge
dont aucune salade ne voudrait
un drapeau rouge qui cache une croix
trempée dans le vitriol
et bien française comme pas un chien de concierge
qui se mord la queue en entendant hoqueter la Marseillaise
qui fait accoucher
Monsieur le camarade Gide
Oui Monsieur le camarade Gide
La faucille et le marteau vous les aurez
la faucille dans le ventre
et le marteau vous le mangerez