vendredi 30 novembre 2012

Vente aux enchères

Belle vente Artcurial de livres et manuscrits le 13 décembre avec notamment de nombreux documents de l'écrivain Joë Bousquet.


Lot 83  
Gaston GALLIMARD
5 l.a.s. à Joë Bousquet
Importantes lettres sur Gallimard à la Libération. Gaston Gallimard remercie vivement Joe Bousquet pour son intervention auprès des juges : "Comment vous remercier de votre dévouement, sans vous cette affaire ne se serait pas terminée si vite et si heureusement. C'est grâce à vous que j'ai connu M. Bataille, grâce à vous qu'il a mit tant de cœur à intervenir grâce à vos lettres qu'il a montré au Parquet que les juges ont été favorablement impressionnés. […] Je vous recommande de ne parler de cette affaire à personne. Seule Gide, Paulhan, Martin du Gard, Parrain et Fertz sont au courant. Je n'ai dit à personne qu'une enquête avait été ouverte concernant la Nrf avec inculpations…"

Estimation 900-1200€



Lot 84  
André GIDE
2 l.a.s à Joe Bousquet
5 p. In-12. Signés André Gide.
- 1er juin 40. La Conque, Vence, Alpes Maritimes. Gide est à Vence, loin de Paris, en retrait de la vie intellectuelle. Il est heureux de recevoir des nouvelles de Joë Bousquet : "Mon cœur a battu en reconnaissant votre écriture; et plus encore en lisant les nouvelles... " Se trouve triste devant la mort du père de Joë, et peiné par le désespoir de Bousquet regrettant d'être toujours en vie. André Gide livre une des descriptions de la figure de Joë Bousquet les plus intimes et remarquables qui soient : " J'ai lu de vous quelques pages sur Simenon qui m'ont ravi. […] La guerre met en grand peine deux de mes neveux et quelques jeunes amis qui me sont très chers. A l'arrivée de chaque courrier, je tremble d'appréhension… Mais c'est de vous que me vient la première nouvelle de deuil. Je songe à vous bien tristement et à cette solitude tragique où vous enfonce plus avant encore la mort de votre père, et que vous me peigniez si bien en si peu de mots. Mais que parlez-vous du scandale de votre survie?... et que dirait alors un père à qui la guerre enlève son fils unique? Je songe au doux et puissant rayonnement de votre figure et me dit qu'il faut ce fond très noir pour lui donner toute sa force d'éclairement. Croyez à ma bien profonde affection."
- 26 janv. 1941. Gide est reclus dans le silence : "Mais bien de trouver que c'est une décision de ne pouvoir exprimer, en quelques phrases, que si peu de choses de ce dont notre cœur est plein".

Estimation : 500-600€



Lot 169 
Isidore ISOU
Court texte sur Gide et Gallimard, [1947]


1 p. in-8 dos d'une couverture d'un cahier d'école de la marque "L'Incomparable". Non signé, s.d. [1947]. Concernant le refus par les éditions Gallimard d'un de ses manuscrits. Etrange texte assez violent, qui n'est pas sans rappeler certains textes d'Arthur Cravan, où déjà il était question de Gide : "Ce que j'aurais dû faire avec mon manuscrit : Une bande entière de types aller voir André Gide et l'obliger d'aller avec nous, voir Gallimard. J'aurai réussi à cet instant."

Estimation 700 - 1 000 €





Vente le 13 décembre 2012 à 14h30
Exposition les 8 et 9 décembre de 11h à 18h
et du 10 au 12 décembre de 11h à 19h

Artcurial

7, rond-point des Champs-Élysées
75008 Paris

lundi 26 novembre 2012

Actualité des parutions



Cet automne aura été riche en publications, avec pour commencer le Cahier III bis de Maria Van Rysselberghe (Cahiers de la NRF, Gallimard, 2012), que nous avons déjà évoqué ici. Le livre connaît un accueil très enthousiaste comme le montrent un récent article de Stéphane Guégan et de nombreuses réactions du côté des blogs littéraires comme dans les Carnets d'Automne.









L'occasion de noter ici que la parution en septembre dernier de la traduction en espagnol d'Il y a quarante ans, autre livre de souvenirs de la Petite Dame, avait connu une très belle réception critique en Espagne. Hace cuarenta años, traduit par Regina López, avec une postface de Natalia Zarco est paru aux éditions Errata naturae. L'occasion aussi d'encourager Espace Nord à réimprimer ce volume depuis trop longtemps indisponible en France.




L'inscription des Faux-Monnayeurs à l'agrégation de lettres 2012-2013 continue aussi à alimenter l'actualité éditoriale. Citons tout d'abord celui qui réunit sous le joli titre gidien et impertinent Tant pis pour le lecteur paresseux les études de Anne-Sophie Angelo, Alain Goulet, Thomas Verjans et Victor-Arthur Piégay, sous la direction de ce dernier, aux éditions Le Murmure.

Présentation de l'éditeur :
Ce volume regroupe trois lectures inédites des Faux-Monnayeurs d’André Gide – deux études littéraires et une étude grammaticale – précédées d’une introduction proposant un bilan de plusieurs décennies de critique du texte, à destination des agrégatifs de lettres, mais aussi de tout lecteur curieux et désireux d’enrichir sa connaissance du seul et unique roman de l’auteur de Paludes et des Caves du Vatican.





Dans la collection "Clé Concours" de l'éditeur Atlande, diffusé par Belin, Aliocha Wald Lasowski, enseignante à l’université catholique de Lille, à l’ENS, à Sciences-Po et à l’université Charles-de-Gaulle, et Joël July, professeur agrégé à l’université d’Aix-Marseille, co-signent un Gide Les Faux-Monnayeurs compilant un commentaire de l'oeuvre, une étude grammaticale et stylistique, un aperçu de l'état actuel des études sur Gide ainsi qu'une bibliographie.





Nouveau venu dans les études gidiennes, Frank Lestringant, auteur de la biographie Gide l'inquiéteur dont le deuxième tome vient de paraître chez Flammarion, ajoute sa voix à ce concert d'analyses. Aux Presses Universitaires de Rennes, il propose des Lectures des Faux-Monnayeurs autour de trois thèmes principaux: Un « premier roman », Le roman et le réel, Une poétique du roman.

Présentation de l'éditeur :
Quel est le statut des Faux-Monnayeurs ? Où situer leur esthétique ? Ce manuel propose de dessiner des lignes de partage dans l’enchevêtrement romanesque en analysant plusieurs aspects du texte : sa dimension autobiographique, religieuse, littéraire, morale ; sa dynamique d’enquête policière, son rapport à la musique et à la justice, ses intertextes. Le style de Gide et la manière dont il « travaille » et il déconstruit ses personnages et son intrigue sont ainsi étudiés.




Le douzième volume de Styles, genres, auteurs, collection consacrée aux auteurs du programme des agrégations de lettres, s'intéresse lui aussi aux Faux-Monnayeurs au travers de deux articles : "Sotie, ratage et réinvention du roman dans Les Faux-Monnayeurs d’André Gide" par François Bompaire, et "L’ambiguïté narrative dans Les Faux-Monnayeurs: dénégations romanesques et construction téléologique" de Françoise Rullier-Theuret.




Pour rappel : un billet spécial agrégation compile les publications et les liens utiles autour des Faux-Monnayeurs.


Ann Jefferson, professeur de littérature française à l’université d’Oxford, auteur de plusieurs ouvrages portant sur la littérature française, depuis Stendhal jusqu’à Nathalie Sarraute dont elle a édité plusieurs textes pour l’édition des Œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade, signe aux Presses Universitaires de France une étude très complète du genre biographique. Un chapitre entier de son Défi biographique est consacré à Gide et à Si le grain ne meurt.

Présentation de l'éditeur :
Il est d’usage que la biographie escorte la littérature, ne serait-ce que par le récit des vies d’écrivains. Mais l’idée qu’elle pourrait agir sur la conception même du littéraire a sans doute de quoi surprendre. Et pourtant, depuis qu’au XVIIIe siècle sont apparues et la notion moderne de « littérature » et le mot même de « biographie », leur relation a été on ne peut plus étroite : la pratique biographique a sans cesse remis en question, infléchi et transformé les façons d’envisager la littérature. Sous ses formes multiples, des « vitae » aux dictionnaires biographiques, de l’histoire littéraire à la presse, de la critique aux vies romancées, de l’autobiographie aux innovations d’aujourd’hui, la biographie est intervenue au cœur de tous les débats littéraires. Héritière de la tradition antique et médiévale de l’exemplarité, elle a redoublé l’incessant « qu’est-ce que la littérature ? », en lançant à celle-ci le défi permanent pour contester et réinventer ce qui la fonde et la justifie.
Ce livre propose l’histoire de cette relation complexe par l’analyse des textes où la conjonction de ces usages d’écriture est particulièrement intense, de l’autobiographie de Rousseau aux « vies » de Pierre Michon, de la biographie inscrite en poésie chez Hugo et Baudelaire à l’écriture de soi chez Roubaud.



jeudi 22 novembre 2012

La Séquestrée de Poitiers au théâtre


La Séquestrée de Poitiers
Création théâtrale d'après André Gide
par la Compagnie Les Gens d'Ici

Les 23, 24, 30 novembre et 1er décembre à 21h 
au Théâtre Boris Vian, rue Jean Rostand à Couëron (44)
 Tarifs : de 3,5 à 8 €.
Renseignements : 02 40 38 58 80 ou www.ville-coueron.fr

Présentation :
"Il se passe de drôles de choses derrière les volets d’une maison cossue de Poitiers... On entend parfois des cris, des plaintes... Ce sont pourtant des gens fort honorables qui vivent ici, mais ils semblent un peu bizarres, quand même. Et la jeune fille de la famille, on ne la voit plus.
Il s’agit d’un horrible fait divers de la fin des années 1900, qui a bouleversé le pays. Les Gens d’Ici en font revivre le procès, rapporté par André Gide, qui fut sensibilisé au problème de la justice et de la vérité par une expérience de juré à la Cour d’Assise de Rouen. Ce fait divers, d’une épouvantable actualité puisqu’elles ne sont pas rares les affaires qu’on nous présente avec des coupables déjà désignés, nous invite à reposer la question du jugement que l’on porte sur autrui. Saurez-vous alors partager la conviction de Gide et dire avec lui : «Ne jugez pas»... trop vite ?"

mardi 20 novembre 2012

Gide et Augiéras (3/3)



L'épisode vampirique d'un Gide buvant la vie au poignet du jeune Augiéras est sans doute trop belle pour être vraie. Ce qui est sûr, c'est qu'à la suite de leur première rencontre en juin 1950 à Taormina, Gide se reprochait « de l'avoir accueilli en Sicile d'une manière qu'il aura trouvée trop distante un peu... et de ne pas lui avoir laissé voir ma joie. Quel étrange souvenir je garde de cette rencontre. »*

Augiéras, de son côté, était aux anges. « Ai été reçu par Gide à bras ouverts. M'a embrassé devant tout l'hôtel ! », télégraphie-t-il à sa tante. A Jean Boyé il annonce même : « Gide fait réimprimer. » On peut imaginer qu'il se proposait de soumettre Le Vieillard et l'Enfant à Gallimard. En attendant il demande à Gaston Criel d'en faire une note pour la N.R.F. La seconde rencontre à Nice, longuement mise en scène et attendue par Augiéras pour lui donner une allure fortuite, allait encore piquer la curiosité gidienne...

Aussi lorsque début 1951 Gide envisage un voyage au Maroc, la Petite Dame note, le 24 janvier : « A propos d'un arrêt éventuel à Périgueux pour rencontrer un jeune auteur qui précisément souhaite aller travailler dans une ferme au Maroc... et qui peut-être se laisserait emmener, il nous parler du livre de ce jeune homme : Le Vieillard et l'enfant. J'y reviendrai s'il y a lieu. »** Le voyage ne se fera pas, et d'ailleurs Augiéras était déjà à Fès depuis le 22 janvier. Gide meurt le mois suivant.

Le 14 juillet 1953, Augiéras est encore au Maroc. De Marrakech il écrit à Jérôme Lindon, des Editions de Minuit, qui comme on l'a vu dans le témoignage de Jacques Brenner, veulent publier Le Vieillard et l'Enfant:

« Monsieur,

Je vous suis très reconnaissant d'envisager une option pour l'Édition du Vieillard et l'Enfant. Mon ami Criel dont le dévouement me touche beaucoup vous a sans doute appris que des pourparlers sont engagés avec la N.R.F., Fasquelle et Corréa. Monsieur Blaise Cendrars est intervenu en ma faveur auprès de Denoël ; mais il me semble que mes ouvrages réunis en un seul livre seraient davantage à leur place dans le cours actuel de vos publications. Vous avez donc mon accord.
Voulez-vous avoir la bonté de faire parvenir l'option à mon adresse de France qui fera suivre.
Vous avez sans doute entre les mains les trois tomes dans leurs meilleures versions ; éditer d'abord le tome premier permet de se servir en librairie de l'opinion de Gide qui n'a connu que cet ouvrage ; mais les trois forment une œuvre plus curieuse encore, très capable d'intéresser profondément le monde des artistes.
[…]
Quels seront les héritiers de l'art moderne qui actuellement marque le pas ; au-delà de la peinture une succession est ouverte, à laquelle Le Vieillard et l'Enfant prétend assez bizarrement ! Voici très précisément les propos de Berthelé, à la N.R.F. L'on ne sait à vous lire si l'on est en présence d'un homme déjà âgé, cultivé, et qui retrouve avec un rare bonheur le style de son enfance... ou si l'on est en présence d'un jeune sauvage qui a rencontré quelques-unes des pointes les plus avancées de la culture... mais qui reste un sauvage et éprouve quelques difficultés à écrire. C'est une position unique, un art très raffiné au meilleur sens du mot.
C'est aussi le dernier chant de l'Afrique que Gide ait entendu et auquel il répondit aussitôt avec une étrange violence. Son dernier cri de joie.

Croyez, Monsieur, à mes sentiments très respectueux et très reconnaissants. »***




L'extrait de la première lettre de Gide figurera bien en regard de la page de titre du livre. Un « dernier cri de joie » qui peu à peu, Augiéras forgeant son étrange légende – et épousant sa cousine, comme un autre écho gidien ! – deviendra une quasi épectase dans Une adolescence au temps du Maréchal (Christian Bourgois, 1968) : « Pour un peu André Gide mourait dans les bras d'Augiéras : il est de plus triste fin. »


______________________
* Lettre citée par Serge Sanchez dans François Augiéras, le dernier primitif, Grasset, 2006.
** Maria Van Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, t.4, NRF, Gallimard, 1977.
*** Lettre versée dans le dossier sur François Augiéras paru dans Masques, Revue des homosexualités, printemps 1982, n°13.


lundi 19 novembre 2012

Intelligentsia : exposition et colloque

Intelligentsia, entre France et Russie,
archives inédites du XXe siècle
















Exposition du  28 novembre 2012 au 11 janvier 2013 
École nationale supérieure des Beaux-Arts
Galerie des expositions, rez-de-chaussée, 13 Quai Malaquais – 75006 Paris
Entrée libre du mardi au dimanche de 13h à 19h (fermeture 25 décembre et 1er janvier)
Voir aussi sur le site France-Russie 2012

Présentation :
Pour la première fois depuis l’effondrement du Bloc soviétique, une exposition offre le bilan des échanges intellectuels franco-russes. Malgré les bouleversements de l’histoire, les contacts n’ont jamais cessé de 1917 à 1991. Fruit de la collaboration entre les deux pays dans la cadre de « L’année France-Russie 2012, langues et littératures », l’exposition réunit plus de trois cents pièces bénéficiant de l’ouverture exceptionnelle des archives de la Fédération de Russie et de l’accès à des fonds méconnus en France. Ces regards croisés viennent éclairer d’un jour nouveau un siècle mouvementé marqué par des idéologies antagonistes. Correspondances et manuscrits, photographies, dessins et bien d’autres documents encore racontent une histoire à la fois intime et publique, officielle et non-officielle. Ces archives évoquent des destins singuliers : émigrés ayant fui la révolution bolchévique, compagnons de route séduits par l’utopie révolutionnaire, dissidents de l’ère brejnévienne, intellectuels français revenus de leurs illusions. Ils permettent de retrouver les œuvres et personnalités de nombreux écrivains et artistes, acteurs de cette histoire partagée.


Parcours de l’exposition : 

Premiers témoignages français sur les révolutions de 1917
Le diplomate Noulens, le journaliste Londres ou le révolutionnaire Pascal sont témoins de la prise du pouvoir par les Bolcheviks : ils décrivent les événements et les principaux acteurs.

L’accueil des exilés russes en France
La Russie « hors frontières » constituée par les exilés russes compte de nombreux écrivains dont Bounine, Remizov ou Tsvetaeva mais aussi Kessel ou Sarraute qui choisissent la langue de leur pays d’adoption.

Le voyage en URSS
Après leur séjour en URSS, les écrivains livrent leurs impressions : Henri Barbusse et Céline, confortés dans leur vision positive ou négative, André Gide, bouleversé, Jean-Richard Bloch, converti.

La politique d’influence de l’Union soviétique vis-à-vis de la France
Dissimulée sous des masques variés (la foi révolutionnaire, l’idéal d’une société sans classes, la lutte contre le fascisme, le combat pour la paix), cette politique d’influence s’appuie sur des personnalités telles qu’Henri Barbusse ou Pablo Picasso.

Être écrivain et communiste
Si certains furent des militants fidèles (Aragon, Éluard), d’autres ont rompu avec le communisme (Breton, Malraux, Nizan) en réaction aux Procès de Moscou, à la signature du Pacte germano-soviétique et à la révélation de l’existence du Goulag.

Désaccords et procès
Après la Seconde Guerre mondiale, la dénonciation des crimes soviétiques divise les intellectuels français. Au point de mobiliser les tribunaux, comme en témoignent les procès de Kravtchenko et de Rousset.

La France et les dissidents
Des intellectuels français soutiennent leurs confrères persécutés en URSS. Certains, comme Galitch et Kozovoï, trouvent asile en France.


Intelligentsia, un siècle de relations
intellectuelles franco-russes 
à travers les archives (1917-1991)



Colloque franco-russe vendredi 30 novembre
Organisé par l’Institut français, l’Université Paris-Sorbonne et la Fondation Singer-Polignac. 
Inscription obligatoire www.singer-polignac.org 
Fondation Singer-Polignac - 43 avenue Georges Mandel - 75116 Paris


Présentation et programme sur le site de la Fondation Singer-Polignac


vendredi 16 novembre 2012

Gide et Augiéras (2/3)


C'est donc début 1950 que Camus confie les étranges fascicules colorés de la première version du Vieillard et l'Enfant à Gide. Il est à l'Oiseau Bleu, la villa de Florence Gould à Juan-les-Pins le 30 mars 1950, avant de partir le 15 avril pour Rome puis Taormina, lorsqu'il lance un appel pour essayer de retrouver l'auteur :


« Jusqu'au 12 avril "Oiseau bleu 
Juan les Pins
Alpes Maritime"

[encadré :] puis – 1bis rue Vaneau Paris VII

Je voudrais savoir à qui m'adresser – qui je dois remercier pour l'intense et bizarre joie que je prends à la lecture (et relecture) de ces pages remarquables entre toutes.
Je supplie l'auteur de m'en réserver un exemplaire.
"Le V. et l'En." ne peut trouver un lecteur plus attentif et plus ravi qu'
André Gide »

La lettre est datée de Juan-les-Pins et non de Taormina comme l'indique Augiéras dans ses souvenirs, Une Adolescence au temps du Maréchal. « Une étroite feuille de papier de rien du tout, signé André Gide » d'une « écriture de bonniche » que sa mère a failli jeter à la poubelle... Mais il parvient à savoir où Gide se trouve et part aussitôt le retrouver sur la côte amalfitaine en juin 1950.


Les deux rencontres de Gide et Augiéras tiennent probablement en grande partie de la légende littéraire. Alors autant laisser Augiéras les raconter lui-même. Dans le même numéro de la revue Masques, après les souvenirs de Brenner, Pierre-Charles Nivière* donne un extrait du livre qu'il voudrait consacrer à Augérias mais qui restera inédit.

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* Pierre-Charles Nivière travaillait dans l'édition médicale lorsqu'il découvrit les livres d'Augiéras. Après avoir perdu la foi, il revient vers l'Eglise orthodoxe : ce fut un point d'échange important avec Augiéras, qui avait vécu au mont Athos. Une importante correspondance s'engage alors entre eux. Nivière a écrit un livre intitulé François Augiéras ou l'extraordinaire trajectoire qui n'a jamais été publié.






« Le vieillard et l'enfant
François Augiéras
rencontre André Gide
par Pierre-Charles Nivière

« Pour un peu André Gide mourait dans les bras d'Augiéras : il est de plus triste fin. »
François Augiéras



II fouilla dans sa serviette de cuir et me tendit deux petits fascicules du Vieillard et l'Enfant de 1958.
— « Prends-les, ils sont pour toi, mais tu sais ils sont devenus rarissimes. »
L'un comportait un cahier de papier jaune, un de papier bleu, un de papier rose, un autre de papier jaune et le dernier de papier orange Sur la page de faux titres il avait déjà écrit : « pour mon cher ami, Pierre-Charles, en témoignage de ma bien sincère amitié. A. Chaamba ». L'autre fascicule, le même texte, sur papier chiffon blanc, portait cette indication manuscrite : « Pour Pierre-Charles son ami. A. Chaamba ».
Je l'en remerciais ému, avec aussi cette certitude qu'il n'allait pas me parler de Gide. Le silence s'installa entre nous. Au bout d'un moment, il reprit :
— « Gide, c'est simple. J'avais ton âge. J'avais fait imprimer hors commerce, sur du papier de diverses couleurs, exactement comme le premier fascicule que tu as, le texte du Vieillard et l'Enfant. J'étais encore à El Goléa chez mon oncle et j'avais expédié plusieurs de ces exemplaires à des tas de gens... Tu comprends il fallait qu'on m'entende, que ma voix sorte de ce désert... Peu après j'étais revenu à Périgueux chez ma mère... et c'est là qu'une lettre de Gide, envoyée de Taormina, me dit l'intense et bizarre joie qu'il avait éprouvé à lire mon petit livre de couleur. Je partis immédiatement pour la Sicile et débarquais à Taormina sans même savoir comment j'y rencontrerais Gide. Je ne comptais que sur mon instinct que je savais capable de subtilités à l'occasion. Il me fallut peu de temps pour découvrir l'hôtel où résidait Gide. Il est parti en excursion, mais, me dit-on, ne va pas tarder à rentrer. De toute façon je n'avais d'autre solution que l'attendre. Il y a une chose dont je voulais avoir le cœur net... Je n'avais pas envoyé Le Vieillard et l'Enfant à Gide, donc quelqu'un le lui avait remis. Gide arrive, on le prévient qu'un jeune homme l'a demandé, un français (et l'on doit ajouter quelques commentaires sur ma mise peu élégante). Gide cherche sur la terrasse, je vais vers lui et lui dit mon nom. Il ne marque aucun étonnement. Nous nous asseyons. Il dépose sur la table le livre qu'il tenait à la main en rentrant de promenade. Je reconnais mon livre qu'il m'avoue avoir relu dans la journée. A ma question, il me dit que c'est Camus qui le lui a donné. Il est ému n'arrête pas de m'interroger... »

François raconte avec plus de faconde l'épisode dans Une Adolescence au Temps du Maréchal.
L'entrevue se terminant devant un parterre d'officiers de Sa Gracieuse Majesté et de leurs épouses qui horrifiés, mais dignes, voient soudain Monsieur André Gide prendre dans ses bras ce jeune homme à l'allure par trop sauvage avec lequel, quelques instants plus tôt il parlait, et l'embrasser sur les joues « plus près des lèvres que des yeux ».

— « Je revis Gide un peu plus tard, à Nice », reprit François. « Il m'avait écrit à Périgueux une nouvelle lettre pour me dire l'inoubliable souvenir qu'il gardait de notre rencontre en Sicile. Je le savais à Nice, comme la première fois je n'eus aucun mal à le retrouver. Il me dit combien il regrettait de ne pas m'avoir gardé près de lui à Taormina. Il me dit qu'il allait mourir... Puis : "J'aurais vingt ans de moins, dix ans de moins... Je te demanderais de partager ma vie...".

Dans Une Adolescence au Temps du Maréchal : « Sa main (celle de Gide) par l'échancrure de mon col, palpe mon épaule, après s'être arrêtée sur ma nuque un instant. Je suis trop ému pour y prendre du plaisir ; je suis attentif seulement à ne pas gâter sa joie par quelque niaiserie... Je suis le dernier amour de sa vie : Je voudrais qu'avec moi ce soit bien. C'est mon devoir aussi... Je me dois d'être pour Gide... qui va mourir, un ultime don de la vie. J'appuie doucement ma tête contre son épaule, en espérant qu'il verra dans ce geste de confiance, non pas seulement de l'amour pour lui, qu'un dernier écho ses rêves. »

Voilà, ce fut tout. Des gens vinrent s'asseoir près d'eux... Dans Une Adolescence du Temps du Maréchal, François termine la scène de la façon suivante : Gide a repris ses distances et tient le bras du jeune homme — « avec une force incroyable, presque sauvage, et je sens s'enfoncer lentement dans les veines de mon poignet les ongles durs de Gide, pénétrant toujours plus profondément dans ma jeune chair, cherchant mon sang, cherchant la vie. Je ne bronche pas sous cette dure étreinte, le temps passe ; soudain, il porte mes veines à ses lèvres, et s'abreuve à moi, longtemps... » Nous étions au restaurant, je comprends que François m'ait fait grâce de ce récit. Cependant, il n'était pas un fabulateur, si la scène n'avait existé il ne l'eut pas révélée dans un livre. Et d'ailleurs, Gide avait dû parler de cette ultime passion c'est ce qui explique les craintes d'Etiemble, du moins est-ce, ce que me laissa entendre François lui-même. »

(Pierre-Charles Nivière, extrait de François Augérias 
ou l'extraordinaire trajectoire,  inédit, in Masques
Revue des homosexualités, printemps 1982, n°13, pp. 38-40)

Gide et Augiéras (1/3)


 En 1954 paraissait aux Editions de Minuit* le livre d'un mystérieux Abdallah Chaamba intitulé Le Vieillard et l'Enfant, qui racontait la relation tout à la fois charnelle et mystique d'un jeune Arabe et d'un colonel français retiré dans le désert. Le nom de Gide fut mêlé à sa sortie, au point même que certains pensèrent qu'il en était l'auteur : mais ce n'était qu'une publicité, pas tout à fait imméritée d'ailleurs...

Derrière ce pseudonyme d'Abdallah Chaamba se trouve François Augiéras. Né en 1925 aux Etats-Unis – d'une père pianiste français qui meurt deux mois avant sa naissance – et d'une mère peintre sur porcelaine d'origine polonaise, il grandit à Paris puis à Périgueux. A la fin de la guerre on le retrouve dans le Sahara, chez un oncle militaire en retraite** qui abuse de lui : c'est la trame et le décor du Vieillard et l'Enfant qu'il écrit en 1949.

Il envoie la première version de son livre, imprimée sur des cahiers de différentes couleurs, à de nombreux écrivains. Mais pas à Gide. C'est par Camus que Gide découvrira ce récit. Au printemps 1982 pour la revue Masques, le critique et écrivain Jacques Brenner*** se souvient de François Augiéras, et comment il en entendit parler la première fois par Pierre Herbart. Plutôt que de le réduire aux extraits concernant Gide, je vous propose dans son intégralité ce document intéressant pour découvrir Augiéras.

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* Le Vieillard et l'enfant a fait l'objet de quatre éditions successives. La première, publiée à compte d'auteur au cours des années 50-52 sous la signature d'Abdallah Chaamba, se présentait sous forme de trois opuscules qui furent adressés à diverses personnalités de la littérature et des arts. Cette édition ne fut pas mise dans le commerce. La deuxième, reprenant en un volume le texte des trois brochures, parut aux Éditions de Minuit en 1954. La troisième, établie en 1958 et sensiblement réduite par rapport à la précédente, fit l'objet par les soins de l'auteur d'un tirage hors commerce à deux cents exemplaires. La même édition, augmentée d'une préface de 1963, sera cette fois signée François Augiéras.
** Voir ici la lettre de l'oncle reçue par les Editions de Minuit à la suite de la publication du livre.
*** Sur ce critique littéraire, écrivain, et auteur d'un Journal dont le premier tome s'intitule « Du côté de chez Gide », voir sur mon autre blog l'interview de Jacques Brenner donnée également à la revue Masques.




 François Augiéras


Rencontres avec François Augiéras,
par Jacques Brenner


« J'ai entendu parler d'Augiéras avant de le lire, mais je l'ai lu avant de le rencontrer.
Un jour de janvier 1951, Pierre Herbart me demanda : « Vous connaissez Le Vieillard et l'Enfant ? » Nous étions rue Vanneau [sic] dans son studio, lequel se trouvait encombré par tout un matériel de cinéma, car Marc Allégret finissait de tourner dans l'appartement voisin le film qu'il consacrait à Gide. Herbart m'apprit que le vieillard Gide s'était enthousiasmé pour le livre d'un inconnu qui n'était plus un « enfant », mais un adolescent de Périgueux. Gide était même si charmé par cet ouvrage qu'il avait l'intention de faire un tour dans le Périgord pour voir l'auteur. Gide aimait rencontrer les écrivains dont les livres lui avaient plu. Par exemple, il s'était rendu à Manosque après avoir lu La Colline de Giono. Mais, pour ce qui concerne Augiéras, nous savons aujourd'hui que ce jeune auteur, ayant reçu une lettre de Gide l'année précédente, avait aussitôt voulu se présenter à lui et lui avait rendu visite à Taormina. Ils n'avaient bavardé qu'un moment, mais Augiéras était allé un peu plus tard guetter Gide à Nice et l'avait à nouveau abordé, dans un jardin public. (Il raconte ces deux entrevues dans Une Adolescence au Temps du Maréchal.) Il est certain que Gide avait conservé un bon souvenir d'Augiéras puisqu'il projetait ce voyage à Périgueux. Herbart me prêta le volume du Vieillard et l'Enfant. Plutôt que de volume, faudrait parler d'une brochure, réunissant des petits cahiers de différentes couleurs — bleus, blancs, oranges, jaunes — dont le texte imprimé était abondamment raturé à la main. Sur la couverture blanche, on trouvait un nom d'auteur : Abdallah Chaamba, mais pas d'indication d'éditeur ou d'imprimeur. Je remarquai naturellement que le nom de l'auteur était fort peu périgourdin. Herbart me dit : « C'est que l'histoire est situé en Algérie et que le narrateur est un petit Arabe. Il vit auprès d'un colonel en retraite et l'on ne sait s'il le considère comme un dieu ou comme un démon. Les deux sans doute. »

Je lus Le Vieillard et l'Enfant. A mon tour j'en parlai autour de moi. Je découvris que beaucoup d'écrivains à Paris avaient reçu la brochure, et même que certains en avaient reçu plusieurs. Par « plusieurs » entendez que le récit que m'avait communiqué Herbart était le premier fascicule d'une série traitant le même sujet ou plutôt développant le thème initial.
Lors d'une visite que je rendis à Maurice Nadeau, dans son bureau des Lettres Nouvelles, nous parlâmes justement d'Abdallah Chaamba quand apparut Michel Leiris. Il nous appris que non seulement il aimait Le Vieillard et l'Enfant mais qu'il avait rencontré l'un des protagonistes du livre. Il avait, nous dit-il, visité et inspecté le petit "musée de l'homme" que le colonel Augérias, l'oncle de l'auteur, avait constitué dans son fortin d'El Goléa. Toutefois Michel Leiris ne nous dit pas quelle était la part d'autobiographie dans Le Vieillard et l'Enfant : Abdellah Chaamba pouvait être un personnage entièrement inventé par François Augiéras et non pas un simple prête-nom, choisi pour piquer la curiosité, mais aussi par mesure de prudence.
Si Gide avait vécu quelque temps encore, sans doute aurait-il fait publier François Augiéras par la N.R.F., il mourut en février 51, moins de deux mois après avoir fait le projet de se rendre à Périgueux. Cependant les brochures Vieillard et l'Enfant continuaient à circuler dans les milieux littéraires et, finalement, ce sont les Éditions de Minuit, où travaillait Georges Lambrichs, qui proposèrent un contrat au jeune auteur, à la fin de l'été 1952. Je crois que c'est également Herbart qui avait fait lire Augiéras à Lambrichs.
Les brochures du Vieillard et l'Enfant ne présentaient pas une œuvre bien composée. Plutôt s'agissait-il de morceaux mis bout à bout ; fragments divers d'une même histoire ; mais où les répétitions ne manquaient pas. Augiéras accepta d'établir un ordre nouveau et plus cohérent pour la première édition qui serait mise dans le commerce. Notons bien que, s'il avait fait imprimer ses brochures à ses frais, il n'avait nullement essayé de les commercialiser : il les avait distribuées gratuitement, par la poste. Il avait eu aussi la bonne idée d'imaginer des fascicules de format bizarre et d'impression maladroite. S'il avait singé les éditions habituelles, peut-être les écrivains auxquels il les avaient adressés les auraient-ils jetés sans les avoir lus, car on n'accorde plus aucune confiance aux « comptes d'auteur ».

François Augiéras vint à Paris en 1953 pour mettre au point le texte définitif avec ses éditeurs. Je le rencontrai donc, car j'étais employé des Éditions de Minuit (et même étais-je logé dans le petit immeuble de la rue Bernard-Palissy). Agé de vingt-sept ans, Augiéras ne ressemblait pas du tout à un « fils des steppes » – ainsi qu'il l'aurait souhaité – mais plutôt à un jeune Américain bagarreur, tel le personnage qu'incarnait Marlon Brando dans l'Équipée Sauvage, film qui venait précisément d'être présenté à Paris. Il portait un blouson de cuir et l'on n'aurait pas été surpris de le voir circuler sur une puissante moto. Mais, dans les étroits bureaux de la rue Bernard-Palissy, il avait un maintien modeste ou discret. Suivant son désir, les Éditions de Minuit ne révélèrent rien de son identité. Elles feignirent même de l'ignorer. Au dos du volume, fut posée la question : « Qui est Abdallah Chaamba? » Etait-ce vraiment le petit Arabe du récit ? Ou bien un écrivain très connu ne se dissimulait-il pas derrière un séduisant pseudonyme, Augiéras n'aurait pas été mécontent que l'on crût que son livre était un posthume d'André Gide, dans la lignée d'Amynthas [sic].
Le texte que les Éditions de Minuit publièrent ne différa pas beaucoup de celui des brochures, mais Augiéras ne cessa pas de le corriger après qu'il eut paru. Il écrivit aussi une suite. Je reçus au début de 1955 deux nouvelles brochures intitulées Le Voyage des Morts. Dans la première, le vieillard était devenu « mon père » dans le texte imprimé, mais Augiéras avait barré partout le mot « père » pour le remplacer, à la main, par le mot « oncle ». Ainsi son récit devenait franchement autobiographique. Dans la seconde brochure, il racontait un séjour à Agadir et comment il avait dragué, tantôt pour le plaisir et tantôt pour gagner quelque argent. Son récit très simple et très évocateur respirait une espèce d'innocence. Je décidai d'en donner quelques pages dans les Cahiers des Saisons dont je préparais alors le premier numéro, lequel parut l'été de 1955.
Le Vieillard et l'Enfant n'ayant rem porté qu'un succès d'estime, les Editions de Minuit renoncèrent à publier Voyage des Morts, dont le texte intégral parut aux Éditons Le Nef de Paris, au printemps 1959. Un peu auparavant j'avais reçu une plaquette hors-commerce, intitulée Zirara où Augiéras réfléchissait sur son aventure littéraire. Il disait en comprendre maintenant toute la signification.

En somme, il avait dilué une belle histoire dans un journal intime. Il devait la reprendre, avec le recul dont il disposait maintenant. Elle aurait plus de force en cinquante pages qu'en deux cents. Il devait sabrer son texte et le remanier sévèrement. La version, cette fois « définitive », du Vieillard et l'Enfant tint en un mince volume, une plaquette que publièrent les Éditions de Minuit quand fut épuisée l'édition de 1954. Je ne suis pas sûr de ne pas préférer la rédaction primitive, plus naïve et plus enveloppante.
Il est certain toutefois qu'en travaillant son texte, Augiéras avait amélioré non tant son style, qui était excellent, que son métier. Il put composer avec toutes les roueries d'un artiste accompli le récit intitulé l'Apprenti Sorcier, le seul de ses ouvrages qui ne soit pas directement autobiographique. Ce petit chef-d'œuvre ayant été refusé ici et là, j'eus la chance de pouvoir le publier dans la collection des Cahiers des Saisons que je dirigeais chez Julliard. Augiéras ne voulut pas le signer de son nom véritable, mais renonça au pseudonyme d'Abdallah Chaamba qui convenait mal pour un récit situé en Périgord. La couverture et la page de titre présentèrent l'originalité de ne pas donner de nom d'auteur.
Le livre parut au début de 1964. Je revis Augiéras qui vint à Paris non pas tant pour surveiller la sortie de son ouvrage que pour présenter à quelques directeurs de galeries d'autres œuvres de sa façon : des peintures sur bois, qu'il appelait des icônes. Gérard Mourgue [sic, pour Mourgues] accepta d'organiser une exposition.

Lors de son séjour, Augiéras insista pour que je l'accompagne au musée de l'homme, le musée qu'il prêteras à Paris. Il s'était étonné que je ne connusse pas quelques merveilles et étrangetés auxquelles il avait fait allusion devant moi. « Je veux absolument que vous les admiriez » me dit-il. Dès notre arrivée au Trocadéro, il se conduisit en maître des lieux et se transforma en conférencier, improvisant à la manière de Malraux et parlant d'une voix très forte, de sorte qu'une bonne douzaine de visiteurs se rassemblèrent autour de nous et se mirent à nous suivre. Je compris qui s avaient pris Augiéras pour un guide officiel, bien qu'il ne portât pas d'uniforme. Il ne portait pas non plus de veste de cuir ce jour-là, mais une veste de gros draps avec un col et des revers de fourrure et il était chaussé de gros souliers de montagnard (si j'ai bonne mémoire) : berger pyrénéen, et non plus motocycliste américain, il avait pourtant conservé une allure à la Brando. Le grand changement depuis notre première rencontre, c'était le volume de sa voix.
Je retrouvais un Augiéras au maintien réservé et à la voix douce lors d'un déjeuner chez Gisèle d'Assailly, la veuve de René Julliard. Cette dame très parisienne voulut montrer qu'elle connaissait les goûts de son hôte et pouvait en parler avec liberté. Comme Augiéras, interrogé sur ses projets, nous disait son intention d'aller faire retraite quelques temps au Mont Athos, Gisèle d'Assailly s'écria : « Vous ne rencontrerez pas d'enfants dans ces couvents » ; Augiéras répliqua aussitôt : « « Je serais entouré de vieillards, Madame. »
Je ne crois pas qu'il soit jamais revenu à Paris, ni pour la publication d'Une Adolesecence au temps du Maréchal (1968), ni pour celle d'Un voyage au Mont Athos (1970). Il disait d'ailleurs détester Paris. Je me demande comment il s'était débrouillé pour si bien connaître le musée de l'homme (par les livres probablement).

Un peu après sa mort, à l'hospice d'une bourgade du Périgord, Jean Chalon m'apporta le manuscrit d'un inédit, Domme ou un essai d'occupation, ainsi qu'un curieux testament ou Augiéras avait établi une liste de personnes qui s'étaient intéressées à ses livres. L'une ou l'autre – qu'il fallait joindre dans l'ordre indiqué – accepterait-t-elle de recevoir son œuvre en héritage ? Je figurais sur cette liste en souvenir des Cahiers des saisons.
Je travaillais maintenant chez Grasset. Il me parut que l'important était de faire publier Domme et le manuscrit fut accepté par Bernard Privat, patron de la maison. On l'envoya même à la fabrication. Tout se compliqua quand se posa la question du contrat. Avec qui fallait-il signer ? Que risquait-il d'arriver si l'on publiait sans contrat ? A la demande de Privat, j'allai avec Chalon, consulter l'avocat de la maison Grasset. Cet avocat nous assura que publier le posthume, c'était se reconnaître l'héritier, et pas seulement du manuscrit, mais de toutes les dettes connues (l'ardoise laissée à l'Assistance Publique) et les dettes inconnues que l'auteur avait pu contracter. J'objectai que l'on pouvait éditer Domme et réserver les droits d'auteur pour d'éventuels créanciers d'Augiéras. Cela me paraissait tout simple. Trop simple sans doute. L'avocat conseilla à la maison Grasset de renoncer à la publication. Et voilà pourquoi il fallut attendre plus de dix ans pour que Domme soit proposé au public. »

(Jacques Brenner, Rencontres avec François Augérias, 
in Masques, Revue des homosexualités, printemps 1982, N°13)

mercredi 14 novembre 2012

Un cahier inédit de la Petite Dame









Hasard du calendrier ou choix éditorial délibéré ? C'est en tout cas une excellente idée d'avoir choisi début novembre pour publier le cahier inédit de Maria Van Rysselberghe connu sous le nom de Cahier III bis (Gallimard, Les Cahiers de la NRF) : parce que c'est le 11 novembre 1918 que la Petite Dame commence à prendre des notes sur sa vie aux côtés de Gide, entreprise qui durera jusqu'à la mort de celui-ci en 1951, et parce que ce volume renferme essentiellement des souvenirs liés à la première guerre mondiale.

Dans sa présentation, Pierre Masson rappelle les circonstances, le « malheureux hasard » qui est à l'origine de ce companion piece aux quatre volumes déjà publiés des Cahiers de la Petite Dame : la perte le 1er octobre 1925 de son troisième cahier de notes pour la période de 1923 à juillet 1925 – période pourtant riche en évènements.

« Après de longues et vaines recherches et quelques mois d'un abattement dont elle ne pouvait pas se plaindre devant Gide, grâce à ces encouragements [ceux de Loup, Martin du Gard et Elisabeth], et surtout grâce à sa ténacité naturelle, la Petite Dame entreprit de reconstituer le cahier perdu. Comme elle continuait par ailleurs sa chronique ordinaire, deux cahiers s'écrivaient ainsi en parallèle, qui allaient en faire naître un troisième, comme l'explique leur auteur en février 1926 :
«La reconstitution que je fis cet hiver du cahier perdu, d'après des souvenirs récents, il est vrai, m'a donné l'idée d'en faire une autre, celle des premiers temps de la guerre, d'après un journal tenu quotidiennement pour Loup, dont j'étais séparée. Tel qu'il est, tout personnel et tout mêlé aux préoccupations de celle pour qui il fut écrit, ce journal ne peut ici me servir à rien. Mais de l'avoir relu avant de le brûler m'a tellement imprégnée de l'atmosphère de cette époque, que je suis tentée par l'entreprise; et puis, il m'a fourni des dates, des faits précis, à quoi accrocher les souvenirs de cette période où je vécus presque tout le temps à côté de Gide. » 
Autrement dit, un cahier de perdu, deux de retrouvés, grâce à ce travail de recomposition qui faisait passer la Petite Dame du statut de diariste à celui de mémorialiste. »

Entre 1926 et 1939, Maria Van Rysselberghe va consigner les souvenirs qui lui reviennent dans ce Cahier III bis « ouvert aux vents de la mémoire » et « domaine privilégié de l'anamnèse », comme le dit très joliment Pierre Masson. Ce sont d'abord les évènements du début de la guerre, entre 1914 et 1916 : la communauté du Laugier, chez les Van Rysselberghe, où viennent s'installer Gide, Schlumberger, Copeau, Ghéon, l'activité du Foyer Franco-Belge qui donne l'occasion d'un savoureux portrait de Charlie Du Bos. Sans concession est aussi le portrait de Madeleine Gide.

Ce sont ensuite les souvenirs du voyage en Allemagne de 1903, où l'on voit la petite bande non-conformiste faire mine de pousser la sœur de Nietzsche et son secrétaire, « un jeune baron de Münchhausen », dans le coffre-fort renfermant les manuscrits du philosophe... Même regard aigu de la Petite Dame sur les fastes de cour de Weimar où Gide donnera sa conférence sur «L'Importance du public ».

Pour évoquer enfin le voyage en Italie en 1908-1909, Maria Van Rysselberghe choisit de donner des extraits des lettres qu'elle envoie à son amie Loup, Aline Mayrisch. C'est le temps des confidences échangées entre Gide et la Petite Dame, et qui scelleront leur amitié sous le double sceau de l'honnêteté et d'une forme de fraternité. Avec, déjà, Aline Mayrisch pour témoin. Pour elle, dix ans plus tard, Maria Van Rysselberghe ouvrira le premier de ses Cahiers.

lundi 12 novembre 2012

Christophe Malavoy déraille

Christophe Malavoy à la Foire du Livre de Brive
(photo de Brivemag.fr)


Le week-end dernier Brive organisait sa célèbre Foire du Livre. C'est à cette occasion que le comédien Christophe Malavoy est venu présenter le livre qu'il a consacré à Louis-Ferdinand Céline, Céline, même pas mort, (éditions Balland). Dans l'espoir, dit-il « de créer une dynamique et vaincre les idées reçues » pour pouvoir en faire un film, ainsi que nous l'apprend Brivemag.fr, journal municipal de Brive publié sous forme de blog.

Selon ce même article de Brivemag.fr, évoquant l'antisémitisme de Céline, Christophe Malavoy aurait ajouté : « Cette violence là existe, Céline a lui-même reconnu que c’était “des conneries”, et je pourrai [sic] vous citer des propos tout aussi ignobles, comme ceux tenus par Gide par exemple, et qui n’ont pas fait autant de bruit. »

On aurait aimé avoir les citations, les « propos ignobles » de Gide à mettre en regard des délires antisémites des pamphlets de Louis-Ferdinand Céline, mais aussi de ses lettres de dénonciation des médecins juifs pendant l'Occupation, ou de protestation quand il découvre que ses livres ne sont pas présentés à l'exposition « Le Juif et la France » au palais Berlitz fin 41. Car s'il y a bien chez Gide des préjugés, il reste difficile de lui accoler la même épithète qu'à Céline...

samedi 10 novembre 2012

Exposition au Musée d'Uzès





Après une première participation en 2010, le musée Georges Borias d'Uzès accueille à nouveau l'une des expositions de la biennale de l'estampe organisée par l'association SUDestampe dans différents lieux du Gard. Et à nouveau André Gide a inspiré les artistes contemporains comme l'explique Brigitte Chimier, conservateur du musée :

"C’est l’occasion pour le musée de mettre en valeur le riche fonds consacré à André Gide dans la ville d’origine de ses ancêtres. Créée en 1969 pour le centenaire de l’écrivain, la salle Gide est unique au monde. Elle rassemble des manuscrits et éditions de Gide, ainsi que des portraits et des objets personnels. L’estampe y est naturellement très présente, que ce soit dans les portraits de Gide ou dans les éditions illustrées de ses textes. Habituellement présentées par roulement, ces oeuvres seront exposées en majesté pendant la biennale.
Elles seront confrontées aux réalisations des artistes invités : Jean-Yves Boislève, Eva Demarelatrous, Jean-Charles Legros et Edith Schmid. Cette année, c’est le thème des « Voyages d’André Gide » qui a été retenu. Infatigable nomade, Gide a toute sa vie aimé circuler d’un pays à l’autre et ce goût se retrouve dans son œuvre, qu’il s’agisse de fictions ou de témoignages. Les artistes invités se sont inspirés du Voyage au Congo, des Nourritures terrestres, de Si le Grain ne meurt et du Journal d'André Gide."


Les voyages d’André Gide, du 6 novembre au 30 décembre 2012
Musée Georges Borias, ancien évêché, Uzès
Plus d'informations sur le blog du musée
et le site de SUDestampe 2012

mercredi 7 novembre 2012

Amyntas, livre précieux


[Article paru dans les « Notes » de la N.R.F. N°152 du 1er mai 1926 à l'occasion de la parution d'une nouvelle édition du livre et qui ne figure donc pas dans le dossier de presse d'Amyntas des Gidian Archives.]


« NOTES

LITTÉRATURE GÉNÉRALE
AMYNTAS, par André Gide (Editions de la N. R. F.).

Voici, après une longue attente, la nouvelle édition d'un livre précieux. Les ouvrages où l'auteur a voulu se peindre ou se construire ne sont pas toujours les plus révélateurs de sa personnalité : je suis moins sûr de trouver tout Gide dans André Walter ou l'Immoraliste que dans cet Amyntas.
C'est le livre de l'Algérie, de ses villes, de ses oasis, de ses routes, — le livre, avant tout, d'une terre avec ses odeurs, ses musiques et la saveur de ses fruits. Déjà son prologue virgilien met entre les Nourritures terrestres et lui la distance nécessaire pour un nouvel élan : dans ce Mopsus tout est tranquille monotonie, répétition de l'instant, lumineuse ferveur, voluptueux écoulement sans but. Puis se déroulent les Feuilles de Route en leur diversité colorée. De Biskra à Touggourt conjure le défilé des paysages d'une subtile fluidité ou d'une splendeur brutale, affirme la leçon d'exaltation donnée par le désert qui force l'homme à « comprendre ce que veut dire culture » à concevoir un dangereux classicisme dominant ce déchaînement romantique qu'il excite sans trêve afin d'y chercher sa vivante nourriture. Une bonne moitié d'Amyntas s'intitule le Renoncement au Voyage ; notes encore, tableaux, évocations à peine poussées, ivresses murmurées, atmosphère langoureuse, parfois trouée d'un cri : « S'il pend encore à la branche une grenade, j'en ai soif ! » André Gide chante la joie du corps qui a retrouvé là-bas sa virginité ; il suggère aussi l'anxieuse poursuite du mystère qui rôde derrière toutes ces portes et dans ces jardins ; les phrases d'Amyntas sont chargées d'un désir qui tantôt les étrangle et tantôt les plie à son tournoiement. Mieux que les enseignements nietzschéens, cette terre charnelle exorcise l'éducation puritaine. Pourtant l'esprit se connaît divisé : les premières sensations épuisées, il se révolte contre l'envoûtement des habitudes, il proclame qu'il faut à l'artiste une résistance, des contraintes. Renoncement ? C'est de Normandie qu'en terminant Amyntas Gide disait adieu à l'Algérie ; mais quand cet Amyntas reparaît, il est parti de nouveau pour arracher à l'Afrique chaleureuse son plus profond secret. Comme, en décrivant ses voyages, André Gide a bien dévoilé l'âme du voyageur !
Qu'en pareil cas l'intelligence prenne un air de complicité, il le prévoyait lorsqu'il nous confiait ces pages : « Elles seront, écrivait-il, comme ces sécrétions résineuses, qui ne consentent à livrer leur parfum qu'échauffées par la main qui les tient. » J'ai déjà répondu, pour ma part, qu'Amyntas est un livre précieux.

RENE LALOU »

(NRF, 13e année, n°152, 1er mai 1926, pp. 616-617)

lundi 5 novembre 2012

Gide et Aline Mayrisch

[Entretien avec Frank Wilhelm qui prépare un recueil des Ecrits d'Aline Mayrisch, paru dans dans le quotidien Luxemburger Wort du 23 octobre 2012, à la suite de la soirée de clôture de l'exposition Gide et les siens à l'Institut Pierre Werner.]



Frank Wilhelm
Gide, le contemporain capital
Entretien en marge d'une soirée autour d'Aline Mayrisch et Gide à l'Institut Pierre Werner

INTERVIEW: FRANCK COLOTTE


Pour conclure l'exposition «André Gide et les siens» initiée par l'Institut Pierre Werner, Frank Wilhelm et Cornel Meder ont parlé hier soir à Neumünster d'Aline Mayrisch, évoquant ce «couple improbable et complice» que formait cette altruiste tourmentée avec Gide, l'intellectuel égotiste. Cornel Meder a présenté son projet de recueil des Ecrits d'Aline Mayrisch, une somme qui devrait faire date sur la voie d'une connaissance approfondie de l'«esprit de Colpach». Nous avons interrogé Frank Wilhelm en prélude à la rencontre d'hier soir à l'IPW.

• Selon vous, quelles perspectives littéraires et culturelles la correspondance André Gide - Aline Mayrisch offre-t-elle au Luxembourg ?
La correspondance entre Aline Mayrisch-de Saint-Hubert et André Gide, éditée par Cornel Meder et Pierre Masson (Paris, Gallimard. 2007), révèle la complicité inattendue entre un auteur imbu de lui-même qui tend tout entier vers une carrière littéraire d'intellectuel conscient de sa valeur et une autodidacte intuitive à laquelle la société de son temps interdisait l'émancipation scolaire et mentale, et qui a trouvé dans l'engagement social et humanitaire un terrain digne de sa vocation. Cette relation épistolaire représente, pour le Luxembourg encore si étriqué d'il y a un siècle, un appel d'air salutaire. On y découvre la génération d'après la Première Guerre mondiale aspirant à la réconciliation franco-allemande, en même temps que le désir d'aller à la découverte de la sensualité et du monde culturel. Gide et Mme Mayrisch furent cosmopolites dans l'âme, l'un prônant une perpétuelle disponibilité d'esprit, l'autre se prétendant «de nulle part et de partout». Grâce à leurs lettres, on a l'impression d'assister à leurs entretiens, à leurs affinités, à leurs complicités. Certains de mes étudiants à l'Université du Luxembourg ont consacré des travaux à ce sujet.

• Avec Goethe et Hugo, Gide fut de ces écrivains qui eurent des liens étroits avec le Luxembourg. Que symbolisent ces trois auteurs?
Goethe, c'est le type solaire, olympien qui, au milieu même de la guerre et de ses misères - la campagne de France en 1792 - trouve moyen de célébrer l'esprit et de projeter dans le site et la forteresse de Luxembourg un tableau de Poussin. C'est aussi l'auteur du Werther, décanté par l'âge et devenu classique par le biais, notamment, de son séjour en Italie. C'est encore l'Allemand amoureux d'une France - Strasbourg - aux affinités teutones, tout comme Hugo - nom germanique - se disait d'origine allemande et fut pourtant si Français. Deux auteurs qui symbolisent l'Europe de Charlemagne, mais aussi celle d'Adenauer et de de Gaulle, avec le dualisme complémentaire de la germanité et de la francité si éloquent pour un Luxembourgeois. Deux écrivains dessinateurs, l'un classicisant, l'autre romantique en diable. «Hugoethe», comme les appelle Jean-François Prévand en souvenir de leur séjour à Luxembourg à quelques lustres de distance, dans la pièce que les Amis de la Maison de Victor Hugo à Vianden lui ont commandée en 2002 pour le bicentenaire de Hugo. Quant à André Gide, Prix Nobel de littérature en 1947 - mon année de naissance -, c'est «le contemporain capital» qui a contribué à faire du cercle de Colpach animé par les Mayrisch un lieu où soufflait l'esprit, comme l'abbaye d'Echternach l'avait été au Moyen Age.

• Qu'est-ce qui vous fascine chez Gide?

Ma première rencontre avec Gide était «La Symphonie pastorale», lecture obligatoire pour les élèves de l'enseignement secondaire luxembourgeois encore fort marqué par le catholicisme, dans les années 1960. Or là, on entrait de plain pied dans l'univers de la religion réformée, avec un pasteur marié et rival amoureux de son propre fils, avec une jeune femme aveugle mais étrangement allumeuse, tout cela dans une atmosphère confinée due en partie au décor suisse. Les contraintes, les obligations, les rituels auxquels les personnages sont soumis me rappelaient pourtant l'éducation aux valeurs très codifiées que l'on nous inculquait à nous. J'ai aussitôt enchaîné avec la lecture de «L'Immoraliste», plus exotique, mais à la thématique pareillement exigeante, puis de «La Porte étroite», récit là encore sous le signe de la soumission à un ordre moral externe à intérioriser. Puis ce fut la découverte des «Nourritures terrestres», si bibliques et si libertaires en même temps, comme un chant d'affranchissement lyrique. Je lus aussi «Les Caves du Vatican», dont, pourtant, mainte subtilité m'échappait. J'étais sensible à l'appel à l'affranchissement que ces œuvres véhiculaient, mais aussi à leur leçon de rigueur et de dépassement de soi, dans un langage des plus classiques, voire archaïsant, aux délicieux subjonctifs à l'imparfait, à la syntaxe compliquée d'inversions et de mises en évidences et de mille et une nuances psychologiques et allusions mythologiques. Le fait que Gide ait été l'ami de Mme Mayrisch et de son mari - comme éclaireur de la FNEL[*] libérale, je connaissais évidemment Emile Mayrisch - pimentait encore l'intérêt que je portais à l'auteur des Faux-Monnayeurs, thème encore moralisant dans un scénario proche du roman policier et traité sur le mode de la mise en abyme. Dieu sait si, depuis, je médite sur le fameux «II est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant» (et pas seulement quand je fais du vélo). Bref, le côté sulfureux de Gide, même son plaidoyer en faveur de l'homosexualité - je ne voyais pas encore que celle-ci pouvait aussi impliquer la pédophilie, si révoltante -, son sens de la discipline mais encore sa réflexion sur le processus créateur m'orientèrent définitivement vers les études littéraires, encore que j'aie eu du mal à lui pardonner son «Victor Hugo, hélas!» J'avais devant moi des dizaines d'années pour essayer de concilier deux auteurs aussi différents, aussi divergents, qui - pour reprendre un mot gidien
- «ne m'offrent plus précisément de surprise, mais du moins un constant ravissement».

___________________
* Fédération nationale des éclaireurs et éclaireuses du Luxembourg, organisation scout fondée vers 1914 et à laquelle les Mayrisch apportèrent leur soutien financier. Leur fille Schnoucky Viénot-Mayrisch en fut une «grande animatrice et bienfaitrice du mouvement guide pendant de nombreuses années».



article paru dans Luxemburger Wort du 23 octobre 2012
(cliquer pour agrandir)

jeudi 1 novembre 2012

Thibaudet sur sa faim


[Article paru dans les « Notes » de la N.R.F. N°168 du 1er septembre 1927 et qui ne figure pas au dossier de presse du Journal des Faux-Monnayeurs des Gidian Archives.]


« NOTES

LITTÉRATURE GÉNÉRALE
JOURNAL DES FAUX-MONNAYEURS, par André Gide (Editions de la N.R.F.).

Les Faux-Monnayeurs ont été très diversement appréciés, et je m'explique, ailleurs*, suffisamment sur eux pour être dispensé de faire ici intervenir mon mot. Il est en tout cas une qualité que personne ne refusera à ce roman. J'allais écrire : c'est l'intelligence critique. Mais d'abord une telle louange, appliquée à un romancier, paraîtrait un épigramme. Et ensuite c'est tout de même autre chose que je voulais dire : un parti volontaire et subtil d'intelligence critique, un contrôle continuellement visible du roman par le romancier, et cette présence de l'intelligence ne refroidissant rien, mais au contraire ajoutant au mouvement du roman un mouvement nouveau.
Le Journal des Faux-Monnayeurs fait sa partie dans cet ensemble critique, mais ne le constitue pas à lui seul. C'est de trois côtés que l'auteur se rend à ce rond-point : les dialogues d'Edouard sur son roman (celui de Saas-Fée est un chef-d'œuvre), le Journal d'Edouard, et enfin le journal d'André, ou Journal des Faux-Monnayeurs. Il en manque un quatrième : le journal du lecteur. Quand je dis qu'il manque, c'est sans me concerner moi-même : il existe un Journal d'Albert, manuscrit, écrit par certain critique pour son plaisir personnel. Et pourquoi, au Journal, Gide lui-même n'ajouterait-il pas une Défense des Faux-Monnayeurs ?
On peut considérer ce petit livre comme un dialogue sur le roman, ou plutôt un monologue où Gide est capable de faire plusieurs personnages. C'est plein de finesse et de profondeur. On ne peut guère lui comparer que les lettres de Flaubert à Louise Colet au moment où il écrit Madame Bovary. Je songe aussi à ces Examens que Corneille, dans la réédition, de ses œuvres, mit à la mode. Nous nous trouvons chez des calculateurs qui savent ce qu'ils veulent et ce qu'ils font. Et vous pensez bien que ce n'est pas un hasard si tous trois sont Normands, et même Rouennais.
Tout ce que je reproche à ce Journal c'est qu'il me laisse sur ma faim. Il n'y en a pas assez. Il ressemble à ces commentaires où le scoliaste s'étend longuement sur des points secondaires, et glisse pudiquement sur ceux où on l'attendait et où l'on attendait. Gide ne nous apprend même rien sur la genèse de son idée de roman. Comment les deux faits divers autour desquels il a cristallisé, la bande du Luxembourg et le suicide de Clermont-Ferrand (la coupure citée du Journal des Débats présente ce dernier sous un jour mélodramatique très faux) sont-ils devenus pour lui sujets de roman ? Depuis quand avait-il l'idée d'un roman de l'adolescence et des adolescents ? Pourquoi ? Quels sont les rapports entre l'expérience de ce roman et l'expérience de Si le grain ne meurt ? Je sais bien qu'il faudrait à ces mémoires intellectuels un espace aussi grand que celui du roman lui-même. Mais le tout, entremêlé de dialogues avec Martin du Gard, Roger (les Faux-Monnayeurs sont en liaison visible avec les Thibaut) formerait un ensemble unique dans notre littérature.

ALBERT THIBAUBET »

(N.R.F., 14e année, n°168, 1er septembre 1927, pp. 390-391)


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