mardi 24 avril 2012

Sur les traces de Louis Gérin


L'édition du Oscar Wilde. In Memoriam (souvenirs). Le « De Profundis » d'André Gide présentée dans le précédent billet attire notre attention sur un personnage qui croisa l'orbite gidienne en 1933. L'achevé d'imprimé explicite en effet qui est derrière les Editions La Centaine : « Cet ouvrage a été achevé d'imprimer le trente et un janvier mil neuf cent quarante-quatre, par le maître imprimeur N.-Edg. Piérard, pour le compte de « la Centaine », Louis Gérin, éditeur à Paris, avec les bandeaux et lettrines de Marcelle Meunier. »

On croise Louis Gérin pour la première fois en mai 1934 dans les Cahiers de la Petite Dame :

« Aujourd'hui il a reçu la visite du jeune L. G., ce mineur du Borinage. « Vous savez bien, me dit-il, celui dont je vous ai parlé et que je suis déjà allé voir en Belgique. » C'est la première fois que j'en entends parler et je tâche d'entrer tout de suite dans son histoire : vingt ans, marié, chômeur momentané, s'est mis en tête d'écrire un grand roman pour révéler ce qu'il a vu dans la mine et parmi ses compagnons. Malgré une instruction tout élémentaire, il travaille à la mine depuis l'âge de quatorze ans, il a beaucoup lu, l'instituteur lui prêtait des livres, c'est par la lecture qu'il a connu Gide, il a pour lui une admiration éperdue et a lancé vers lui des cris de détresse voici sept à huit mois. C'est la première fois qu'il vient à Paris. Gide me l'amène le soir, étonnamment distingué et fin, niveau ahurissant quand on songe à ses origines et à sa vie, accent belge, grande simplicité. Il est très ému de voir le portrait de Verhaeren qu'il reconnaît tout de suite. Gide lui en montre d'autres qui sont à mes murs, les noms de Rimbaud, Flaubert éveillent chez lui quelque chose de précis, cela se lit sur sa physionomie. Il dit très simplement qu'il croyait que Gide habitait à Paris un petit hôtel entouré de fossés ! Gide a fait dresser pour lui un lit dans la chambre à côté de la sienne. Je songe avec émotion à la joie qu'il doit éprouver devant cet accueil et la gentillesse des procédés de Gide. » (Cahiers de la Petite Dame, t. II, p.382, mai 1934)

C'est en 1933 que Gérin et Gide commencent à échanger leurs premières lettres*. A l'été 1933, Gide sillonne les Ardennes belges et séjourne à Bruxelles où se fait leur rencontre. La figure de Gérin, son parcours fascinent Gide. Ils ne sont pas sans rappeler ceux de Last, Malaquais ou Gavillet, organes d'un corps social inaccessible par lesquels Gide peut voir, sentir, toucher les réalités des combats qui se mènent**.

Mais dès le début l'attitude thuriféraire de Gérin déplait à Gide :

« Une lettre de Louis Gérin qui me désole, et que je déchire aussitôt. Si, plus tard, on la retrouvait, elle nous couvrirait tous deux de ridicule. Comment lui faire comprendre et sentir que rien ne peut m'être plus désobligeant que cette sorte de culte qu'il me voue ? J'en viens à souhaiter que son adoration soit jouée, et je vais, en retour, devoir jouer la froideur. Tant pis pour lui; je l'ai suffisamment averti. C'est lui qui met entre nous de la distance ou plutôt qui me force à en prendre, car je ne puis endurer l'encens. Peut-être aura-t-il, plus tard, connaissance de ces lignes. Je les écris pour l'éclairer. » (Journal, 22 juillet 1934)

Louis Gérin revient à Paris pour le Congrès International des Ecrivains en juin 1935. Le Vaneau se transforme en dortoir. Pour Gérin « On dresse un lit, on met une clef sous le paillasson et une lettre piquée sur la porte. » (CPD, t.II, p. 394). Les jeunes militants donnent leur avis sur Geneviève, le récit communisant que Gide a sur le feu. Gérin étant à même « de lui faire des suggestions du point de vue des réalités ». (CPD, t.II. p.470)


 Profondeur 1400, de L. Lecharolais alias Louis Gérin
Le Renaissance Du Livre, 1943


De son côté Gérin, qui a déjà écrit en 1932 un livre passé inaperçu intitulé Une femme dans la mine, veut à nouveau témoigner de cette expérience. Ce sera Profondeur 1400, qui paraîtra en 1943 sous le pseudonyme de Ludovic Lecharolais : s'inscrivant dans la tradition du roman minier***, il reste, si l'on ose dire, à la surface psychologique. Lisant dès 1934 le manuscrit, Gide essaie d'ailleurs de lui montrer l'ampleur du projet quand il lui écrit le 17 janvier que son livre « se heurte à l'ombre redoutable de Germinal de Zola ». 

Malgré les conseils de Gide, Profondeur 1400 s'en tient à un pathétique qui relègue au second plan tous les aspects sociaux. Un peu de la façon dont Léautaud raconte dans son Journal comment Louis Gérin lui arrachait des larmes avec la vie des chevaux de mines****. C'est aussi ce qui explique que le livre ne sera pas revendiqué par les mouvements politiques et pourra paraître sans encombre sous l'Occupation.

Mais dès 1937, Gérin qui est alors journaliste pour différents journaux de gauche dont celui de la C.G.T., a d'autres projets de livres. Dont un avec Gide... qui n'était pas au courant :

« Tout ce matin, j'ai senti une grande agitation à côté, sans y être mêlée, et j'apprends au déjeuner que c'est une fort sotte histoire entreprise par Louis Gérin pour se pousser. Il veut interviewer tous les écrivains de tous les pays sur ce qu'ils pensent du Retour de l'U.R.S.S., et sans en rien dire, il a signé un contrat avec un éditeur! Comme Gide lui refuse son consentement (ce livre doit aussi contenir des pages inédites de Gide), il lui répond une lettre aussi absurde qu'irritante. Tout cela est sans grand intérêt, mais il s'agit de ne pas déchaîner cet être qui manque un peu de niveau et de délicatesse. » (CPD, t.II, pp. 631-632, 23 janvier 1937)

L'agacement de Gide est à son comble en juillet alors que les manœuvres de Gérin se poursuivent :

« Il se laisse aller à me parler avec une certaine amertume de Louis Gérin, cet ex-mineur. S'étant stupidement figuré qu'il pourrait vivre de sa plume à Paris et n'ayant vraiment rien à dire en dehors de son expérience de la mine, il exploite sans tact ni mesure son amitié avec Gide, fait des articles pénibles***** en racontant des choses sur lui, en citant ses paroles, et menace de vendre ses lettres. Tout cela est à la fois grotesque et gênant. » (CPD, t.III, pp.27-28, 8 juillet 1937)

Si la correspondance avec Gide s'arrête en 1937, il reste à trouver la traces de nouveaux échanges, probablement en 1943, pour préparer cette nouvelle édition des souvenirs du Wilde accompagnée d'une courte préface en forme d'addendum. Voilà qui s'inscrirait dans l'étrange activité éditoriale de Gide, alors réfugié en Afrique du Nord, et dans ses habitudes de continuer à aider des amis anciens.Ou alors Gérin aurait-il repris le texte et la préface sans l'autorisation de Gide ?

La biographie de Louis Gérin reste à écrire, notamment pour dissiper les brumes qui entourent ces années de guerre où il fonde les Editions de la Nouvelle Revue Belgique qui publieront par exemple le célèbre pastiche de Baudelaire par Pascal Pia ou la réédition d'Aytré qui perd l'habitude de Paulhan. Si l'on en croit son compatriote Jacques Sternberg, le prolifique auteur de fantastique et de science-fiction : « L'homme qui va assister toute [sa] vie matérielle durant dix-sept ans s'appelle Louis Guérin, ex-mineur devenu éditeur fortuné pendant la guerre et il publie [sa] première plaquette de contes dans son Club de Livres. »******



 Profondeur 1400, de Louis Gérin
Le Club du Livre du Mois, 1960


On a longtemps attribué à Claude Tchou la création du Club du Livre du Mois. C'est un peu plus compliqué que cela et Louis Gérin a joué un rôle non négligeable dans cette création. Inspiré du modèle inventé par l'industriel sucrier américain Sherman*******, Louis Gérin propose au Musée du Livre de Bruxelles, musée du syndicat de l'industrie du livre fondé en 1906 et qui organise des expositions et des conférences, de créer ce club du livre qui connaîtra des milliers d'abonnés en Belgique et au Congo.

En 1949 Louis Gérin exporte en France le Club du Livre du Mois, premier concurrent au Club Français du Livre lancé en 1947 par l'Allemand Paul Stein, alias Jean-Paul Lhôpital, et l'Américain Stéphane Aubry. Claude Tchou en suivra l'activité commerciale puis la dirigera. Il faut toutefois avouer qu'il est difficile de se repérer dans la complexité de ces clubs qui furent nombreux dès les années 50, chacun comprenant plusieurs noms de collections ou de clubs dans le club.

Louis Gérin continuera aussi à éditer en son nom propre des œuvres à faible tirage, illustrées et sur beau papier. Il meurt en 1980 à l'âge de 66 ans, dans un oubli général un peu injuste. Son nom ressortira peut-être lorsqu'on se penchera sur l'histoire des clubs de livres, en débrouillant par exemple le pataquès (d)écrit par Alban Cerisier il y a quelques années sur le sujet******** ? En attendant on se reportera sur l'édition de sa correspondance avec Gide qui, par delà les brouilles et même la mort, continue à assurer la postérité de ceux qui furent un temps ses amis...


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* La Correspondance André Gide – Louis Gérin (1933-1937), établie, présentée et annotée par Pierre Masson, est parue en 1996 au Centre d'Études Gidiennes.
** Voir l'article Louis Gérin, écrivain prolétaire, de Pierre Masson, BAAG n° 105, janvier 1995, pp. 27-38.
*** Voir M. Gheysen : Recherches sur le roman minier. « Profondeur 1400 » de Louis Gérin, mémoire de licence, UCL, 1983
**** « Avant la visite de Jaloux, ce soir, celle de Louis Gérin. Il me fait un tableau du sort des chevaux de mine, passant leur vie entière, dix-neuf ans ou plus, sous terre, à la lumière ou dans la nuit, ne remontant au jour que pour mourir, souvent couverts de blessures, aux oreille notamment, blessures qu'on raccommode le plus souvent avec du fil de fer. Ces chevaux, pourtant, doux, sensibles, intelligents, connaissant par cœur les détours de la mine, le temps de leur travail, jusqu'au nombre de bennes qui compose leur besogne quotidienne, refusant de continuer quand ce nombre est atteint, vivant là, êtres animés, dans une sorte de tombe. Il me donne ce détail: quand de jeunes chevaux arrivent dans la mine, pour y trouver le même sort, les vieux viennent à eux, les examinent, les flairent, comme pour respirer sur eux l'odeur de l'air et du grand jour, s'attachent à eux, les suivent, les accom­pagnent, comme des anciens qui mettent les bleus au courant. Gérin me dit qu'on n'a jamais rien pu obtenir pour améliorer le sort de ces malheureuses bêtes. Lui qui a été mineur, qui a vu de près l'existence qui leur est faite, il a écrit un jour, dans un jour­nal de la localité, un article révélant nombre de faits de cruauté. La Compagnie, intentant un procès à ce journal, a obtenu, contre lui. une condamnation à des dommages-intérêts assez élevés. Rares sont les mineurs qui s'attachent à un cheval ou à un autre, et lui apportent du dehors de petites gâteries, des carottes, par exemple. En général, des êtres extrêmement frustes, qui jugent leur propre sort pénible et misérable, et partent de là pour juger que celui de ces bêtes ne compte pas. Je détournais la tête pendant que Gérin parlait, tant j'avais de peine à retenir mes larmes. » (Paul Léautaud, Journal, entrée du 9 décembre 1937)
***** Par exemple A douze cents mètres sous terre. En visite chez les mineurs du Borinage, André Gide nous dit..., paru dans les Nouvelles Littéraires du 3 juillet 1937 (et repris dans le BAAG n°37, janvier 1978, pp. 18-23).
****** Biographie de J. Sternberg par lui-même dans Oeuvres choisies, La Renaissance du Livre, 2001. A lire en ligne ici.
******* Louis Gérin signera d'ailleurs lui-même un article sur Sherman dans le bulletin du club : Une histoire du sucre, Louis Gérin, président du Club du livre du mois, Club du livre du Mois-Amitié par le livre - Plaisir de lire, Liens, nouvelle série n°2, Ed. Star Press, Bruxelles, 1949.A lire en ligne ici.
******** Alban Cerisier, Les clubs de livres dans l'édition française (1946-1970), Bibliothèque de l'Ecole des Chartres, tome 155, juillet-décembre 1997, Droz, Genève.

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