mardi 22 novembre 2011

Gide et Jaloux 1/3


Avant d'être regroupées dans les deux volumes du même nom parus en 1942 (L.U.F., Fribourg) et 1950 (L.U.F. et Plon, Paris), les Saisons littéraires d'Edmond Jaloux étaient des chroniques littéraires pour La Gazette de Lausanne qui, décidément, recèle des trésors gidiens dans ses archives... En voici trois extraits, dont ce premier qui raconte la rencontre de Gide et Jaloux.



Les Saisons littéraires 
1896-1900

Quand j'eus écrit un certain nombre de vers, je jugeai indispensable à l'ordre du monde de les faire imprimer ; je n'avais que seize ans ; une pareille erreur est alors excusable. Dieu fasse qu'il ne s'en commette pas de plus répréhensible et que ce besoin de se manifester, si inhérent à l'homme, n'ait jamais de pires, conséquences !
Mais pour publier ces légers poèmes, il me fallait trouver de l'argent. Les livres de vers sont, sinon une fortune, du moins une ressource pour les imprimeurs. Je consultai mon père : il encourageait mes essais, mais pas au point de contribuer aux frais d'une édition ; sa vie était d'ailleurs trop laborieuse et trop modeste pour que je pusse lui reprocher de ne pas céder à mes fantaisies, il avait une bibliothèque assez bien fournie ; je lui déclarai, non sans ostentation, que je vendrai ses bouquins. Il me répliqua avec bonhomie qu'il me les abandonnait volontiers, si j'estimais que tant de livres fussent nécessaires pour en faire un de plus. Je trouvai un imprimeur qui, sur la vue de ma mine candide, exigea le prix maximum. Ce fut ainsi que parut, en mai 1896, un petit recueil, qui est, les Poèmes de mes soirs d'Edmond Pilore, le dernier volume en date des recueils de poésies d'inspiration symboliste (1). Quelques jours après l'apparition d'Une âme d'automne, je me trouvai chez moi, un jeudi, avec Erlande, José Esprit et Henry Robert, quand on sonna ; la femme de chambre introduisit un grand jeune homme mince, à la fois hardi et gêné, qui dit, en entrant, d'une voix sifflante et dentale : « Je suis André Gide ».
Si quelque météore, à la fois fulgurant et fabuleux, eût éclaté dans la pièce, je n'eusse pas été plus ébloui, André Gide, qui était alors l'auteur du Voyage d'Urien, de Paludes et du Récit de Ménalque, faisait partie de cet olympe auquel j'avais voué ma vie intellectuelle. (Pour comprendre, d'ailleurs, l'originalité de cette prédilection il faut savoir qu'au moment dont je parle, le Voyage d'Urien et Paludes, tirés chacun à 300 exemplaires, étaient loin d'être épuisés ; je voyais donc déjà en André Gide celui qu'il est devenu par la suite.) André Gide ne portait plus déjà la barbe, mais de longues moustaches à la gauloise ; son visage mongol aux pommettes saillantes, aux yeux légèrement bridés, au teint terreux, aux cheveux déjà rares et déroulés sur la nuque, était à peu près tel qu'il est resté. Sa voix était rauque et flûtée ; il avait de brusques reniflements comme si n'obstruaient soudain ses fosses nasales. Ses vêtements, de bon drap anglais, étaient amples et flottants ; il montrait ce raffinement effacé, ce dandysme spécial auxquels il n'a jamais renoncé et qu'il a toujours voulu faire prendre pour de la simplicité.
Traversant Marseille pour se rendre en Algérie, il avait comme d'habitude, fait une brève apparition à la librairie Flammarion, rue Paradis, dont le gérant qui me connaissait bien, lui avait dit en riant : « Eh ! nous avons ici aussi un poète décadent ». C'était quelque chose alors, dans notre antique et majestueuse se Phocée, d'être le premier en date des poètes « décadents » ! Gide avait ouvert Une. âme d'automne et trouvé son nom sur la dédicace d'un de mes petits poèmes ; il avait aussitôt pris une voiture pour atteindre la rue des Tonneliers.
Il resta peu de temps, mais revint le lendemain avec son ami, Eugène Rouart ; un long garçon osseux, aux cheveux d'un roux doré, qui promettait beaucoup et qui a joué par la suite un rôle politique sans envergure.
Il est difficile de dire aujourd'hui en quoi consistait alors l'extraordinaire séduction d'André Gide ; séduction qui a fasciné plusieurs générations de jeunes gens. Son intelligence, son originalité d'esprit, son éloquence captieuse, un certain air de mystère, de complicité et d'aventure, son goût de l'insinuation, sa ferveur, sa liberté d'esprit, faisaient de lui quelqu'un d'incomparable ; c'est tout cela que ses admirateurs ont trouvé, sur le plan littéraire, dans les Nourritures terrestres, Paludes, L'Immoraliste, El Hadj, Saül, le Retour de l'enfant prodigue, les Faux monnayeurs.
J'ai toujours regretté que plus tard André Gide eût publié son Journal ; ce journal me fait penser à la parade d'un prestidigitateur qui expliquerait ses tours. On n'aime pas à regarder, dans les coulisses, l'actrice, au moment où elle efface son fard ; on admirait son art et non ses ruses.
Je sais bien que Gide appelle cela la sincérité ; mais la vraie sincérité consiste à bien jouer son rôle et non à démontrer l'urgence qu'il y avait à choisir celui-ci ou celui-là. Racine ne nous a pas dit pourquoi il était Racine ; ni Mérimée ; ni Mallarmé.
Je cite de grands noms ; je ne compare aucun d'eux à Gide, mais il n'en est pas moins vrai que l'auteur des Faux monnayeurs est un admirable artiste. Nous ne lui demandions que de garder l'attitude irréprochable qu'il a eue pendant les deux premiers tiers de sa vie et de pas se livrer ensuite à un exhibitionnisme, qui n'est même pas total. La vérité, si elle existe, n'accepte pas de compromis. Mais Gide, lui-même, dans un de ses accès de franchise, n'a-t-il pas déclaré qu'il n'y avait pas de psychologie authentique puisque chacun de nous est capable de tenir pour éprouvés tous les sentiments qu'il s'invente ? Je retrouve ici la magnifique clairvoyance que j'ai tant admirée chez Gide et que lui-même a compromise par son souci de l'attitude et par sa coquetterie.
C'est qu'un homme hardi, spontané, vigilant, perspicace ne demeure libre qu'autant qu'il demeure indépendant ; le jour où ses disciples le harcèlent — on l'a bien vu avec Tolstoï, -— il est contraint de s'imiter, de courir plus vite que ceux qui le chassent, de les devancer à tout prix. Dans les Nourritures terrestres, Gide a déclaré à Nathanaël : « Quand ai-je dit que je le voulais pareil à moi ? — C'est parce que tu diffères de moi que je t'aime ; je n'aime en toi que ce qui diffère de moi ». Et encore : « N'emporte pas mon livre avec toi ».
Hélas ! il lui est arrivé ce qui finit par advenir toujours aux chefs d'école : préférer aux autres ceux qui vous ressemblent ou vous imitent. Pendant quarante ans, des livres sans nombre ont paru qui tous étaient faits à l'image des siens ; je ne fais pas fi d'un si glorieux hommage, mais une solitude réelle est moins dangereuse pour un écrivain. L'aventure d'André Gide n'est pas, comme il le croit, celle de Stendhal ; c'est celle d'Anatole France.
Les disciples ont un autre défaut : ils vulgarisent les idées du créateur, ils en font un article de mode ; et le maître, lui-même, pour rester jeune (puisqu'il a pris la jeunesse pour idéal), est contraint d'inventer toujours, de paraître sans cesse « le plus avancé » (comme disait Nietzsche), mais on n'est le plus avancé que par rapport à l'opinion générale. Le vrai génie ne fait partie ni de l'avant-garde, ni de l'arrière-garde : il demeure à l'écart.
Gide l'était au temps où je l'ai connu. Il n'avait alors aucune vue qui lui fût commune avec qui que ce fût ; sur tous les sujets, il apportait une clarté nouvelle, nettement paradoxale, mais juste, mais imprévue, mais savamment expérimentée. Toutes les fois que j'ai énoncé une idée ou une théorie dont je lui devais le point de départ, je n'ai jamais omis d'en mentionner la source ; je vois exprimer bien souvent des opinions dont il est le premier auteur ; je les reconnais ; mais ceux qui les répandent préfèrent laisser entendre qu'ils les ont trouvées seuls. L'erreur de Gide a été de ne pas savoir résister lui-même à la séduction qu'il exerce sur les autres.
Dès lors, il ne se passa guère d'années où Gide ne s'arrêtât à Marseille avant de s'embarquer pour l'Algérie. Il aimait le grouillement de la ville, la complexité de ses passants ; ses facultés de romancier s'y exerçaient avec ivresse. Chaque fin d'hiver, je le voyais. Je n'ai oublié aucun des entretiens que nous avons eus ensemble ; je n'ai jamais méconnu tout ce que je leur devais. Gide me fit lire les grands romans de Dostoïevsky que j'ignorais encore (je n'avais pris connaissance que de Crime et Châtiment) ; Emily Brontë, Knut Hamsun, Thomas Hardy, Rechétnikoff ; il me disait sur notre art des choses savantes, fortes, neuves, qui le sont moins aujourd'hui, parce qu'elles ont été divulguées par ses amis et les amis de ses amis, mais qui ont joué un rôle énorme dans l'histoire littéraire de notre temps de 1896 à 1940.
Lui-même rêvait alors d'écrire un certain type de livre qu'il n'a pas réalisé. Il voulait atteindre, me disait-il — et cela comptait seul à ses yeux, — une certaine « densité de l'atmosphère » (2). Il ne l'a pas obtenu ; non par sa faute, mais parce que cette particularité de l'esthétique romanesque, — que Gide et moi-même avons tant admirée justement chez les auteurs que j'ai cités plus haut, — est essentiellement étrangère au génie français. Le drame de notre race tend à la tragédie, c'est-à-dire à un dénouement ; dénouement, c'est clarté. Le drame anglais, russe ou scandinave veut une asphyxie lente : d'où la prodigieuse puissance de l'Idiot, des Hauts de Hurle-Vent, de la Faim, de Jude l'obscur, des Messieurs Golovleff. Tous les écrivains de ma génération ont eu les mêmes maîtres ; ont cherché la même chose, mais ils en ont trouvé une autre, plus conforme à l'inspiration nationale, Si la Porte étroite fait penser à une œuvre antérieure, c'est à la Princesse de Clèves, non à l'Esprit souterrain ; Georges Duhamel est plus voisin d'Alphonse Daudet que de Dostoïevsky. Mais l'originalité de cette génération a consisté justement à puiser ses sources d'inspiration chez des écrivains très éloignés d'elle ; nous en avons imprégné notre sensibilité, nous ne les avons pas imités, mais nous avons été différents de nos prédécesseurs. Il y a un abîme entre Zola ou Maupassant et nous, par exemple ; cet abîme n'a pas d'autre cause. Si divers que soient entre eux les conteurs de cette époque, ils ont cela de commun ; et Daniel Mornet n'a pu, à juste titre, les traiter, dans un récent et remarquable ouvrage, comme les membres d'une même famille d'esprit. Or, on ne saurait nier qu'à l'origine de ce mouvement d'idées il n'y ait André Gide.
Je retrouve dans le souvenir de ces colloques l'essentiel de ce qui devait être dit et fait au commencement du XXe siècle. Les circonstances, par la suite, ont entraîné André Gide sur une des pentes de son caractère ; mais à l'époque dont je parle, il se tenait en équilibre sur la crête qui les dominait toutes et son merveilleux aplomb justifiait sa théorie de la disponibilité et de la non-adhésion totale, devenue plus tard trop systématique chez lui.
De ces souvenirs, un des plus précieux est celui de cette fin de journée, où je conduisis Gide à l'un des plus beaux points de vue de Marseille : la colline Pierre-Puget (3). Ce jardin se termine par une couronne de pins et de cette terrasse élevée on voit toute la ville, à ses pieds les longues lignes géométriques de la Joliette et le Vieux-Port qui entre dans Marseille comme un couteau. D'en bas montait toujours le bruit régulier d'une forge ; c'était comme un dur cœur qui battait fort et qui scandait ainsi le rythme de la cité.
Ce fut là que Gide me raconta les divers apologues et fables d'Oscar Wilde, célèbres aujourd'hui, inconnus alors. Il les tenait de Wilde lui-même, dont il imitait, avec un art parfait, l'accent légèrement anglais, les inflexions saccadées et les sarcastiques éclats de rire. J'entendis ainsi ces étonnants poèmes en prose : L'Homme qui ne pouvait penser qu'en bronze, La Salle de la Justice de Dieu, Le faiseur de miracles, Le Disciple, etc., etc. J'admirais qu'un homme ait pu vivre, qui eût été capable de créer des légendes plus vraies encore que lui-même. Nul n'a recueilli la dernière que Gide lui-même n'a pas transcrite, car il en avait oublié lui-même presque tous les détails. Je m'excuse de faire ici ce qu'il a renoncé à accomplir. Mais ce fantôme de récit manque au Wildiana, Tant pis ! Je me risque... Il serait trop regrettable d'en perdre au moins la conclusion.
Il s'agissait d'un dialogue, échangé d'une rive du Nil à l'autre, par deux ombres : celle d'une sainte et celle d'un saint, se contant leurs souvenirs. A la fin, le saint disait, après avoir révélé toute une existence de renoncements et de sacrifices, que le martyre avait terminé :
— Et ce corps, à qui j'ai refusé toutes ses joies naturelles, ce corps que j'ai mortifié, que les lanières ont flagellé, les bourreaux, brûlé et rompu, ce corps méprisable et que j'ai toujours traité en ennemi, — après ma mort, ils l'ont embaumé !
Il serait regrettable qu'un conte, si représentatif du génie d'Oscar Wilde, même tronqué, même informe, ne laissât derrière lui aucune trace de sa trajectoire dans l'esprit des hommes. Aussi l'avons-nous consigné. Si incomplet soit-il, il nous permet de rêver à lui. Il en est un autre, auquel La Jeunesse a fait allusion une fois, dans un article sur Wilde et que celui-ci aurait conté à Mallarmé ; mais la phrase d'Ernest La Jeunesse est trop vague et personne n'a su me dire la fable de Celui qui avait trouve dans le sable la monnaie d'un roi inconnu.

Edmond Jaloux, de l'Académie française.

(1) Il aurait dû figurer avec les autres à l'Exposition du Cinquantenaire du Symbolisme, organisée à la Bibliothèque nationale, en mai 1936. Mais je faisais partie du Comité d'organisation : je ne pouvais donc pas le mentionner.
(2) Le seul de nos contemporains qui se soit approché de cette densité rêvée, c'est Julien Green, que ce soit dans Adrienne Mesurat et Léviathan ou dans Le Visionnaire et Minuit. Mais, bien que né à Paris, Julien Green est Américain ; il appartient à la race d'Edgar Poë et de Nathaniel Hawthorne
(3) Ce panorama est perdu ; une des municipalités de Marseille a autorisé l'édification d'un monstrueux ensemble de bâtisses, véritable verrue de pierre, qui a détruit presque entièrement le point de vue dont je parle.

(La Gazette de Lausanne du 6 juillet 1941)


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