jeudi 20 octobre 2011

Souvenirs inédits, par Jeanne de Beaufort (1/3)



Jeanne d'Etchevers fut la secrétaire d'André Gide pendant quelques mois de 1914 à la Villa Montmorency, puis entre 1915 et 1916 où elle l'assista surtout au Foyer Franco-Belge. Elle publia en 1973 à Madrid et sous le pseudonyme de Jeanne de Beaufort un petit livre de ses souvenirs intitulé Quelques nuits, quelques aubes. Livre devenu aujourd'hui à peu près introuvable. En 1964, elle livrait toutefois des Souvenirs inédits sur André Gide dans La Gazette de Lausanne. Ce sont ces souvenirs que je vous propose de lire, répartis en trois billets en raison de leur longueur. Dans cette première partie, Jeanne de Beaufort plante le décor du Foyer Franco-Belge...



"SOUVENIRS INÉDITS SUR ANDRÉ GIDE

Le Foyer Franco-Belge avait été transféré au 63 de l'Avenue des Champs Elysées après sa création de fortune au Cirque d'Hiver où les réfugiés belges et français avaient été dirigés en masse dans les premières invasions allemandes et après un court passage à la Galerie Druet 10 rue Royale.
C'était un immeuble de luxe, non terminé alors (actuellement le siège des Etablissements Voisins). A peine crépi à l'intérieur, il ouvrait sa grande porte d'entrée en pan coupé sur l'Avenue des Champs Elysées, au 63. Immédiatement à droite, suivait la grande table des immatriculations que Raymond Crombez de Montmort, premier secrétaire de l'Ambassade de Belgique à Paris dirigeait avec une bonne humeur et une gentillesse parfaites, secondé par Stanislas Godebski, frère de la très belle et célèbre Mme Edwards (Missia) et lui-même très grand ami de Gide. Venait ensuite un vieux bureau à coulisses, servant de caisse à M. Martinon qui y payait, d'après nos chèques, les allocations hebdomadaires des réfugiés. En face de lui, deux tables : celles du Bureau de Placement. Mme André Reuyters [sic] et son mari, le premier traducteur de Joseph Conrad et Guy de Possesse le dirigeaient. Elle, jeune, dynamique, artiste, moderne ; lui, tout son contraire, plus vieille France que nature et dont Gide disait un jour :
« Je suis sûr qu'il dort avec son bonnet de coton. »
Puis, venaient ensuite les services de l'Assistance légale; M. Auger du Conseil d'Etat et son fils s'y relayaient.
Sans aucune porte de communication et par un simple grand trou dans le mur, on entrait ensuite dans la partie Pierre Charron qui n'était qu'une très grande remise sans aucune ouverture que ma petite porte et deux très haut vasistas. Mme Van Rysselberghe, M. Gide et Charlie Du Bos, ce dernier assisté de Darius Milhaud, et le Comte de Lauris y tenaient leurs tables d'accueil. Tout au fond, un jeu de paravents dissimulait une sorte de vestiaire et d'office où l'on pouvait se faire une tasse de thé ou réchauffer quelque aliment en cas de travail de nuit ou de grande affluence. Pour tous ces différents services, il n'y avait , accroché au mur, qu'un très vieux téléphone à manivelle, fréquemment utilisé pour notre plus grande joie par Charlie du Bos, et où l'on devait exposer à la cantonade les choses les plus intimes.

PAR MA PETITE PORTE

J'avais été présentée à M. Gide trois mois avant la guerre par son grand ami le pasteur Elie Allégret et j'avais travaillé près de lui, à la Villa Montmorency, trois mois à peine.
La Villa Montmorency, en lisière du Bois de Boulogne, était alors une vraie petite ville provinciale en elle-même, cernée de vieilles grilles, fermée le soir par de hautes portes et composée de rues et d'avenues aux noms délicieux du XVIIIe siècle : Rue d'Argenson, Avenue de Boufflers, ou de ceux d'arbres exotiques. Gide y habitait Avenue des Sycomores, 18.
C'était une verte oasis remplie de hauts arbres, d'oiseaux et de fontaines dégageant une paix et un silence impossible à réaliser aujourd'hui. J'en revois encore les vieilles boites à lettres grises perdues dans les haies des jardins déserts où j'allais, plus tard, déposer d'anxieuses lettres vers le front, me demandant si elles l'atteindraient jamais, ou y resteraient perdues pour toujours dans les souvenirs heureux des jours passés.
Je travaillai trois mois à peine à la Villa Montmorency près de Gide, classant ses livres et mettant ses références à jour sous l'effrayante supervision de trois admirables chats siamois trônant chacun sur un fauteuil ancien de la couleur de son pelage. Puis, il avait été question que j'aille le rejoindre chez des amis, à Luxembourg, les Mayrisch de Saint-Hubert. Les évènements en décidèrent autrement et je me rendis à son appel qu'au tout début de 1915 alors qu'il avait entrepris de diriger le Centre d'Accueil aux réfugiés belges et français : Le Foyer Franco-Belge.
Voici la copie de sa lettre d'appel précédée d'un télégramme que je reçus à La Rochelle où j'étais infirmière à l'Hôpital des Femmes de France :

Chez Madame Van Rysselberghe, 44
Rue Laugier
Paris 27 décembre 1914
Chère Madame,

La Lettre de vous que m'avait communiquée mon ami Allégret m'avait fait espérer votre arrivée presque immédiate. Je vous aurais écrit beaucoup plus tôt si j'avais su que vous étiez disposée à partir et combien je déplore (un mot barré) de ne pas l'avoir fait, à présent que je sais qu'il vous faut encore tant de temps pour venir. Je vous écris en courant et je ne peux que vous répéter ce que disait mon télégramme : le plus tôt sera le mieux. Le travail que je fais ici est passionnant, (un mot barré) et bien des choses restent en souffrance. J'ai dû prendre en vous attendant plusieurs dispositions provisoires qui fonctionnent tant bien que mal et fonctionneront ainsi jusqu'à votre arrivée. Je n'ai pas le courage de vous demander de renoncer à votre voyage en Sologne qui sera pour votre oncle, sans doute, d'un grand réconfort moral. Mais, je vous en prie, ne vous attardez pas en route, je vous serais reconnaissant de chaque jour que vous gagnerez. Pour votre installation à Paris, ne doutez pas que nous trouvions un arrangement confortable. Ne vous inquiétez pas de cela. Je crois que vous et votre petite fille pourriez provisoirement partager l'hospitalité des amis chez lesquels je loge moi-même en ce moment et qui sont on ne peut plus complaisants. Je ne mets pas en doute qu'ils ne vous l'offrent d'eux-mêmes, aussitôt que je leur en parlerai. Cet arrangement pourrait simplifier beaucoup notre travail du début. A bientôt n'est-ce pas ? Excusez cette lettre informe que je vous écris, entouré de gens qui parlent.
Croyez, je vous prie, à mes sentiments très amicaux.
André Gide.

C'est donc par ma petite porte, celle des réfugiés, Rue Pierre Charron, que je rentrais près de M. Gide, une seconde fois.
J'y retrouvai un tout autre Gide que celui de la Villa Montmorency. Il était et s'était entièrement submergé dans des malheurs, auxquels il ne voulait, ni ne pouvait échapper. Chaque nouveau visage, chaque nouvelle blessure le trouvait aussi neuf qu'à la première rencontre. Il se dévouait totalement à des détresses dont il n'avait jamais pressenti l'ombre. Il s'épuisait à trouver des solutions à des problèmes dont chacun devenait immédiatement le sien. Le travail s'amoncelait, les difficultés plus encore. Je le revois, je le reverrai toujours, la tête perdue dans ses mains penchée tantôt à droite, tantôt à gauche, pour mieux écouter, être davantage. Il faisait penser à un confesseur croulant sous le poids des confidences irrémédiables. De temps en temps, il relevait la tête mais son regard harassé ne voyait rien, ni êtres, ni choses... seulement la peine qui venait de lui être révélée et qu'il fallait guérir.
Un soir, Albert Flament, de l'Intransigeant, venu pour l'interviewer, s'arrêta net, dès l'entrée, le contempla longuement, puis sortit sur la pointe des pieds sans même vouloir qu'on fit passer son nom, en murmurant : « Saint Augustin ».
M. Gide arrivait toujours très exactement au Foyer vers 9 heures du matin. Je l'y précédais de quelques vingt minutes. Lui aussi, comme intimidé par les grandes entrées, pénétrait par ma petite porte de la Rue Pierre Charron, celle des réfugiés déjà immatriculés. Une fois, arrivant quelques minutes après lui, je l'avais vu sortir du métro de cette démarche unique, vigoureuse, qui partait des épaules, qu'il ralentissait en longeant le mur de la Rue Pierre Charron et la file des réfugiés dont c'était le jour de paiement et qui attendaient de toucher leur allocation.
Il pénétrait alors furtivement, accrochait son chapeau à larges bords et son loden et se mettait à consulter les fiches que je lui avais préparées la veille.
Il avait alors un tel besoin de sympathie, d'amitié, qu'il allait jusqu'à les apprendre par cœur dans les moindres détails pour mieux questionner, ou, s'en remettant à ma mémoire, il me demandait avant de les recevoir un rapide curriculum vitae de chacun. On leur remettait ensuite leur petit chèque hebdomadaire : quelques bons de denrées alimentaires, de charbon, de vêtements, de pharmacie, de consultations médicales de repas pour notre centre hospitalier de la rue Taitbout, le tout, suivant le cas de chacun et après une longue conversation avec M; Gide qui les réconfortait mieux encore.
Le « Monsieur » m'a dit, le « Monsieur » pense... le « Monsieur »... Il n'y avait pour eux que le « Monsieur », et ce n'était que la plus stricte justice car, seul, le « Monsieur », leur donnait ce qu'hélas pour nous autres, lui seul pouvait leur donner : un irremplaçable colloque humain.
Un mercredi de janvier, arrivant quelques minutes après lui, il me pria de lui trouver dans la file « un jeune homme, 16 ans peut-être, mince, veste à carreaux beiges et blanc, écharpe verte, il paraît mort de faim et de froid. » Trois minutes après, je lui amenais Teughels.

Souvenirs inédits sur André Gide, par Jeanne de Beaufort,
La Gazette de Lausanne, 12/13 septembre 1964


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