mardi 2 août 2011

Emile Henriot sur la Correspondance Gide-Valéry



Après celui sur la correspondance avec Francis Jammes, poursuivons la publication des articles d'Emile Henriot avec cette critique donnée au journal Le Monde en 1955 à l'occasion de la parution de la Correspondance Gide-Valéry,1890-1942, préfacée et annotée par Robert Mallet. Valéry, surtout, est l'objet de ce texte qui le donne à voir et à aimer.

Valéry « implacable intelligence » et mine inépuisable pour l'intelligence. Emile Henriot annonçait à l'époque dans une note la publication prochaine en reproduction photographique des deux cent cinquante-sept Cahiers de Paul Valéry. Il y a quelques semaines, le site Gallica commençait à les mettre en ligne... 

Je me suis permis d'ajouter deux notes - signalées par des astérisques - parce que la publication en 2009 d'une nouvelle édition de la Correspondance Gide-Valéry, 1890-1942 établie, présentée et annotée par Peter Fawcett (Gallimard) apporte 176 lettres de plus que l'édition de 1955 et comble certains manques signalés par Henriot.



"... j'admets que ce merveilleux Valéry devait être parfois absorbant." 
Emile Henriot sur la Correspondance Gide-Valéry
(Photo montage e-gide)



« LA CORRESPONDANCE GIDE-VALERY

CINQUANTE-CINQ ans d'amitié, de confiance et de considération littéraire; beaucoup de vérité humaine subsistant sous beaucoup de littérature; une même subtilité à dissocier et à analyser, chez tous deux; la ferveur frémissante de l'un, l'implacable intelligence de l'autre, pour moi nettement supérieur et qui n'a pas fini d'éblouir, d'exciter l'esprit, de valoir : voilà tout de suite, en raccourci, la forte impression que je retire de cette Correspondance échangée de 1890 à 1942 entre Paul Valéry et André Gide, publiée par Robert Mallet, qui l'a fait précéder d'une importante et clairvoyante introduction (1). Ecrites en toute liberté, ce n'est pas douteux, mais je crois qu'elles ont été publiées moins librement et qu'on y a pratiqué — notamment sur l'Affaire Dreyfus* — des coupures, car il y a d'étranges trous, ces quatre cent soixante-deux lettres aujourd'hui imprimées ne cherchant pas l'effet; s'écrivant tous deux comme ils se parlaient dans leurs entretiens; préoccupés seulement de tout se dire, soit pour s'informer, soit pour se peindre l'un à l'autre dans leur absolue vérité à la recherche de leur vérité. Réserve faite sur les suppressions possibles, il me semble que Gide, toujours un peu chinois, se découvrant moins ou moins franc malgré son besoin de sincérité, a évité certaines explications que l'aveu de ses livres sur ce que M. Robert Mallet appelle discrètement « son émancipation sexuelle » aurait pu rendre nécessaires à son ami; mais il se peut qu'elles aient été données verbalement**. On remarquera d'ailleurs dans ces lettres une grande pudeur, de part et d'autre, et les amateurs de ragots et de confidences en seront déçus; encore qu'ils puissent s'étonner du ton bien tendrement affectueux de ces deux garçons de vingt ans au début de leurs relations. L'amitié cependant peut avoir de ces lyrismes, et la mystique aussi a de ces effusions.

Leur connaissance avait commencé en 1890 par l'entremise de Pierre Louys [sic], qui le premier, ami d'André Gide, ayant rencontré à Montpellier Paul Valéry, alors Paul-Ambroise et jeune soldat, annonça ainsi au futur auteur des Nourritures terrestres son nouvel ami : « Un petit Montpelliérain qui m'a parlé de la Tentation et de Huysmans, de Verlaine et de Mallarmé, en des termes!... Tu sais, celui-là je te le recommande. » Par la suite Gide, qui, excepté avec Valéry, s'est brouillé avec tout le monde (Régnier, Barrès, Jammes, Claudel), se brouillera avec Pierre Louys, demeuré jusqu'au bout l'ami de Valéry, lequel ne pouvait s'empêcher, comme il le dit, de se sentir « rougir de générosité » quand il pensait à ce que Louys, déjà pourvu d'expérience et de connaissances parisiennes, avait été pour lui, provincial obscur, introduit d'un coup auprès de Gide, de Régnier, de Heredia et de Mallarmé, et peut-être aussi de Huysmans. Mallarmé, Huysmans, avec Poe, les grandes admirations premières et décisives de Valéry. Sans s'attarder à ce qu'elle comprend d'anecdotes datées et de pittoresque sur l'époque, sa correspondance avec Gide montre d'une façon éclatante l'extraordinaire maturité de ce Valéry de vingt ans, le prochain auteur de ces premiers vers parus dans la Conque, dont la réunion tardive, en 1927, formera l'Album de vers anciens, où figure le singulier Bois amical, implicitement dédié au « cher compagnon de silence ». La Soirée avec M. Teste sera de 1896 (parue dans le Centaure), qu'avait précédée en 1893 l'Introduction à la méthode de Léonard de Vinci. Entre tant était arrivée la retraite exceptionnelle où Valéry parut s'enfermer. Ce fut la radicale décision prise dans la mystérieuse et orageuse « nuit de Gênes », sur le détail de laquelle on ne sait trop rien, Valéry n'en ayant rien écrit à Gide (« nous causerons, je préfère »), sinon que le poète résolut alors de n'écrire plus de vers, soucieux désormais de se consacrer à son impitoyable dialogue entre « moi et moi » ; n'admettant plus rien, comme il dit, qu'il ne le comprenne. Dès lors il s'efforcera de tuer en lui tout besoin, toute ambition; au bénéfice de la tension, créatrice de l'unique état de conscience au nom de quoi voir et juger; l'« inécrivable » condamné.

Valéry cependant n'en continuait pas moins de parler (c'était sa maïeutique) et de travailler, sans préoccupation d'imprimer, tout étant pour lui sujet de recherche et d'application sur les thèmes les plus divers : méthode, géométrie, mathématiques, sémantique, métrique, algèbre et technique poétique; tout devenu matière à définition. Ainsi, fou de précision, une de ses lettres à André Gide le montrera « noyé » toute une nuit sur le mot impopulaire. On aperçoit le mécanisme. Esprit critique au premier chef, Valéry, dans son horreur des « choses vagues », de la « vaguerie », ne tolérait de se servir des mots qu'autant qu'il avait exactement déterminé leur contenance et leur contenu. Je conçois cet enivrement, mais la retraite et les occupations de ce Valéry disparu du champ visible de la poésie nous avaient longtemps intrigués, depuis la notice à lui consacrée par Paul Léautaud dans ses Poètes d'aujourd'hui, où il était parlé de « ses recherches extra-littéraires et qu'il est malaisé de définir, car elles semblent se fondre sur une confusion préméditée des méthodes, des sciences exactes et des instincts artistiques ». Les « intentions d'écrivain » de Valéry demeuraient obscures. En fait, curieux de connaissance, Valéry accumulait au jour le jour ses observations et ses analyses dans les deux cent cinquante-sept carnets que l'on a trouvés à sa mort, desquels toute son œuvre en prose imprimée a été tirée, chaque volume à peu près centré sur un thème. Il y a encore beaucoup d'inédit(2).

Le tour à part de l'échange amical — confidence, réponse et marginalia, — les lettres de Valéry à Gide sont la paraphrase constante de cette recherche et de cette pensée, dont il a tout de suite été le maître par le fait d'attention et de concentration. Il n'avait pas en tête souci d'œuvre au sens immédiat, et il n'était pas pressé de rien publier. Sans peut-être le savoir encore, son œuvre était à longue échéance, et elle a consisté à ses yeux à tirer tout le possible de lui-même en exercitant son pouvoir de réflexion dans ses carnets, rien ne devant venir que de lui, le mot travail se confondant pour lui avec trouvaille. Une apparente paresse reconnue (« Je ne fais rien »), une volonté soutenue de ne s'intéresser qu'à ce qui le requérait profondément, le goût invétéré de s'attacher abstraitement aux problèmes qui lui importaient, auraient détourné longtemps le poète de toute imprimerie, et sans la sollicitation des amateurs de menues plaquettes et de grands papiers il est à peu près sûr que Valéry eût été un auteur posthume. L'égotisme de cet intérêt porté à lui-même a bien vite mené l'auteur de Charmes et d'Eupalinos à s'isoler et presque à se raidir dans une sorte de contradiction universelle. L'éloge même n'échappait pas à sa critique, et tout heureux qu'il sera des grands encensements de Souday à l'apparition de la Jeune Parque, ses lettres à Gide font voir qu'il n'était pas pleinement persuadé que son enthousiaste admirateur ait tout compris de lui.

Le sympathique chez Valéry, ainsi surpris dans son aparté, c'est qu'il n'y a pas le moindre bluff. Il est dans le souci exclusif et le plus naturel de la vérité, et, malgré toutes les réserves qu'on peut faire sur son caractère, c'est l'honneur de Gide d'avoir mérité cette confidence ininterrompue et d'y avoir répondu avec autant de présence et de pertinence. Le dialogue est au-dessus du propos commun. Il reste cependant très humain, côté Valéry, esprit vif, déluré, plaisant, autant qu'incisif et profond. Il y a chez l'Ulysse de Sète une gouaille amusante, à la verve quelquefois salée, qui fait toujours garder le pied par terre à cet esprit supérieur, un des rares interlocuteurs possibles d'un Einstein, d'un Painlevé ou d'un Poincaré, et certainement d'un prince de Broglie s'ils se sont connus. Mais en dépit des amitiés, auxquelles il est toute sa vie resté fidèle, à quelques piques près, l'égotisme déjà allégué de Valéry devait le pousser sans cesse dans son propre sens, et, comme on ne se pose qu'en s'opposant, pour se réaliser lui-même il a dû beaucoup nier autrui; d'où sa critique générale et comme systématisée, Mallarmé, Poe, Shakespeare, Descartes et Stendhal exceptés, contre toute manifestation littéraire; d'où son négativisme absolu, qui au dernier jour trouvera dans Mon Faust sa plus désolante expression. On a reproché à Valéry de ne pas conclure et de n'avoir pas de philosophe [sic]. Mais c'est qu'il n'était pas fait pour cela; il était fait pour dire en toute chose au contradicteur : vous ne connaissez pas la question, ou : vous employez des mots dont vous ne savez pas le sens exact; et son effort positif aura été de dissiper ces équivoques et très souvent de définir le sens exact. Ce mécanisme critique joue à plein, d'une façon constante, dans les lettres de Valéry à Gide, et Gide était certainement un bon excitateur pour Valéry; aussi calés en dialectique et en nuance tous les deux. Et quelle étonnante présence! Le lisant, on l'entend parler; il est dans la chambre; direct, sans cautèle, sans mensonge. Quel intérêt peut-il y avoir dans le mensonge pour quelqu'un qui ne s'intéresse qu'à la vérité? Mentir, dans cette chasse unique, c'est exprès ou non prendre le change et perdre son temps. Cela dit, j'admets que ce merveilleux Valéry devait être parfois absorbant.

S'il n'eût pas été sauvé par sa gloire, son œuvre admirée de poète, le sentiment de sa présence considérable dans la pensée de son temps, le trop lucide Valéry serait mort sans doute de chagrin; et sous l'animation verveuse de ses lettres (essai ou brouillon, destiné à un seul, d'une partie de son œuvre) on voit bien le désespoir caché de ce négateur, dans sa solitude « à lui trop bruyante », et sa présence sans répit devant les questions. Un médecin lui conseille-t-il un peu de repos, Valéry hausse les épaules : « L'idiot! Il n'y a pas de repos. » Mais il rit quand même, car les mots consolent parfois si on les applique justement (valeur thérapeutique d'écrire bien), de se constater comme il est, un jour de marasme et de sécheresse intellectuelle : « actuel, pluvieux, inerte et saumâtre »; quitte une autre fois à reconnaître sans ménagement que « la vérité, c'est tout ce qui emm... ». Constat avoué sous plusieurs formes à son ami, comme il a fini aussi, dans ses derniers temps, par se demander (ainsi que quiconque va buter du front au fond de l'impasse) s'il ne s'était pas trompé dans sa poursuite, s'il n'y avait pas dans la vie d'autres raisons de vivre que l'intelligence. Il était très tôt allé au bout de lui-même, pour s'apercevoir qu'il tournait en rond, dès 1895, où, n'ayant encore que vingt-cinq ans, il faisait ainsi son bilan d'un jour, trop semblable pour lui aux autres jours : « Je rêve des trucs impossibles; je deviens inventeur des jouets du Jour de l'an sans emploi. Je fais des remarques honnêtes, je fume, je m'embête, je m'éreinte la nuit, je fais des haltères, j'ai brisé deux montres, je commence des calculs, je reprends mon système, je vais retrouver Louys au d'Harcourt, les jours s'oxydent, et tantôt un appel épatant de trompette qui dure une seconde... » Explique qui pourra de quel épatant appel et de quelle trompette il s'agit : idée apparue ou plaisir foudroyant des sens ? Chercher dans ces Lettres la page et la note où il est question des méduses, animal difficile à saisir et qui laisse on ne sait quoi d'urtiquant à qui le touche. « Seigneur, délivrez-nous de toutes les méduses ! », avait imploré André Gide. Valéry ne semble pas avoir éprouvé le besoin d'en être tout à fait délivré, et l'on ne voit pas non plus qu'il ait répondu à l'indiscrète interrogation de son ami : « Dis-moi, si tu aimes, ce que tu cherches dans l'amour ? » Ou bien il avait déjà répondu avant la question par un biais : « Ce que je chercherais dans l'amour ? C'est moi. »

Ainsi, dès vingt ans, ne cessant de penser, s'efforçant de faire la clarté sur l'obscur, Valéry ne se quitte pas; mais, parlant dans ses lettres avec un ami dont il se savait entendu, il peut ne s'exprimer que par allusion et à demi-mot; et tels de ses brefs aveux font rêver sur de profonds dessous. Cependant on ne plaint qu'à moitié l'homme qui, cherchant à tirer de lui, selon sa formule, toutes ses possibilités, a fixé les vérités nouvelles des Analecta, des Choses tues, des Mauvaises pensées et réalisé dans le Cimetière marin et quelques courtes pièces de Charmes son chef-d'œuvre, dur et durable. Cet admirable Valéry, toujours recommencé lui aussi, avec qui on n'en finit point, on n'en aura jamais fini.

1955.


1. André GIDE et Paul VALÉRY : Correspondance, 1890-1942 ; préface et notes de Robert Mallet. Un vol., Gallimard.
2. On annonce la publication intégrale, par reproduction photographique des deux cent cinquante-sept Cahiers de Paul Valéry (écrits de 1894 à 1945). L'ensemble, à paraître sous le patronage du Centre national de la recherche Scientifique, comprendra 32 volumes in-4°, et donnera la totalité des Cahiers, texte et manuscrits, dessins et aquarelles de l'auteur. (1956.) »
(Emile Henriot, Courrier littéraire 
XIXe-XXe siècles Maîtres d'hier et contemporains
Albin Michel, 1956)


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* Les lettres d'explication autour de l'affaire Dreyfus – Valéry violemment anti-dreyfusard, Gide partagé mais qui signe la « pétition des intellectuels » de l'Aurore en janvier 1898 – sont rétablies dans l'édition de Peter Fawcett (Gallimard, 2009) qui compte 176 lettres de plus que l'édition Mallet.
** L'édition de Peter Fawcett ajoute une lettre de Valéry à Gide datée du 31 octobre 1923, suite à une discussion sur l'opportunité de publier Corydon et Si le grain ne meurt. Valéry répond : « J'ai pensé dans mes tramways à ce que tu m'as dit. Chose énorme. Mes impressions propres sur cet aspect de toi sont curieuses, et d'une complexité infiniment rare chez moi moi (quoi qu'on die) étant simpliste, simplicissimus.
Je crois qu'il n'y a pas de types plus différents entr'eux que toi et moi, et donc plus intéressants l'un pour l'autre, puisqu'en sus de ladite différence, il y a la condition capitale : que nous pouvons tout entendre l'un de l'autre. »

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