mardi 3 mai 2011

Gide et l'esthétique de la personnalité (2/3)

[Le blog e-gide prend un peu de vacances... pendant lesquelles je vous invite à redécouvrir chaque jour des pages de la Revue d'Histoire littéraire de la France de mars-avril 1970, consacrée à Gide.]



ANDRÉ GIDE ET L'ESTHÉTIQUE DE LA PERSONNALITÉ par Jean Hytier





« Il faut, malgré ma répugnance, que je parle de moi ». Cette répugnance, qui ne devait pas durer, fut celle de Jean-Jacques écrivant la préface de Narcisse ou l'Amant de soi-même. Gide n'a jamais éprouvé cette crainte, qu'il juge « absurde », de « parler de soi, d'intéresser à soi, de se montrer ». Il déplore la « macération » de Flaubert et assure que Pascal n'est jamais si grand que lorsqu'il cède au besoin dont il blâme Montaigne (26). Après avoir loué Les Nourritures terrestres, Wilde avait supplié Gide de n'écrire plus jamais Je (27). Proust, à qui Gide avait passé son Corydon et dit un mot de ses mémoires, s'était écrié : « Vous pouvez tout raconter […] mais à condition de ne jamais dire : Je ». Commentaire de Gide : « ce qui ne fait pas mon affaire » (28). L'importance du côté subjectif dans l'esthétique de Gide est bien mis en valeur par son art de jouer du pronom de la première personne dans ses récits, et encore plus par son refus de couper le cordon ombilical avec la création d'apparence objective : « L'œuvre de l'artiste ne m'intéresse que si, tout à la fois, je la sens en relation directe et sincère avec le monde extérieur, ou avec son auteur ». Flaubert, qui « a mis son point d'honneur à ne réaliser que la première [...] ne nous touche profondément que par les points où elle lui échappe [...] et raconte plus qu'il ne veut » (29), ce qui va tout à fait dans le sens de la critique d'aujourd'hui.

Que doit être l'œuvre d'un artiste ainsi défini ? Elle sera évidemment marquée au coin de ce moi souverain. Ce sera « un monde spécial, dont il aura seul la clef », révélant «une idiosyncrasie puissamment coloratrice», car «il faut qu'il ait une philosophie, une esthétique, une morale particulière», et Gide ajoute «un drôle à lui» (30). Il reprendra jusqu'à ce dernier point dans une lettre à Angèle : le « microcosme complet» devra faire sentir « une philosophie spéciale, une morale spéciale, une langue spéciale, une plaisanterie spéciale ...» (31) ; plus tard, il souhaitera une « syntaxe [...] particulière » (32) (intention qui explique dans sa prose les tours recherchés).

L'exigence d'originalité à tous les niveaux est en relation, chez Gide, avec ce qui dans la vie révèle un caractère anormal. Il n'ose d'abord parler des anomalies sexuelles, ni de la potentialité de vertu qui réside chez le criminel, mais déjà la maladie et les régions troubles de l'âme lui sont des garants qu'il apprécie, et une formule de Paludes lie expressément la qualité à la particularité exceptionnelle: « L'idiosyncrasie est notre maladie de valeur » (33). Il projette une méditation sur l'utilité de la maladie, source féconde d'inquiétude. « Rien à attendre des satisfaits ». Il se fera des listes d'illustres malades, de héros détraqués, et mettra dans la maladie une cause de génie : « Sans sa maladie, Rousseau n'eût été qu'un rhéteur insupportable à la manière de Cicéron ». Il insinue qu'on s'illusionne sur la prétendue santé des grands hommes. Si Sparte n'en à pas eu, c'est que « la perfection de la race empêcha l'exaltation de l'individu » (34). Il utilisera la botanique pour montrer que « par la suppression des malingres, on supprime la variété rare » (35) Et il discutera avec Maurras sur le danger ou le profit du déracinement. Ce n'est pas seulement la maladie, c'est la folie qu'il justifiera comme « nécessaire pour faire dire une première fois certaines choses », et il est tenté de voir dans celle de Nietzsche « une forme de dévouement ». Ce qui l'intéresse dans un livre, dit-il à Angèle, c'est « la révélation d'une attitude nouvelle devant la vie » (36). Or, quel moyen plus prompt que le déséquilibre ? On saisit ici la source directe, pour Gide, du critère d'originalité. D'où, en face du Dr Binet-Sanglé et de ses émules, sa défense de la « tare » et des grands anormaux : Socrate, Mahomet, saint Paul, Rousseau, Dostoïevsky, Luther, qui ont essayé de rétablir en eux un équilibre rompu (37). Leur « insatisfaction », leur « état physiologique anormal », était « une sorte d'invitation à se révolter contre la psychologie et la morale du troupeau » (38). Gide reconnaît qu'il y a des génies bien portants ; il ne nomme que Hugo, et c'est pour constater que « l'équilibre dont il jouit ne lui propose aucun problème » (39). On sait jusqu'où Gide a étendu cet utilitarisme thérapeutique : « les forces les plus utiles sont celles qui se montrent les plus redoutables d'abord » (40). Il approuve Montesquieu d'avoir écrit : « Turenne n'avait point de vices ; et peut-être que s'il en avait eu, il aurait porté certaines vertus plus loin » (41). Si l'on a abusé de son affirmation célèbre sur les beaux sentiments avec lesquels on fait de la mauvaise littérature (42), il n'en a pas moins doté ceux-ci d'une merveilleuse efficace. Mais c'est tout le domaine psychologique que Gide s'est proposé de conquérir par cette méthode hardie de s'adresser au plus inquiétant et au plus dangereux :
Racine ne mériterait pas tant d'honneurs s'il n'avait pas compris, tout aussi bien que Baudelaire, l'ineffable ressource qu'offrent à l'artiste les régions basses, sauvages, fiévreuses et non nettoyées d'un Oreste ou d'une Hermione, d'une Phèdre ou d'un Bajazet — et que les hautes régions sont pauvres (43).
Si l'on se contente des « parties superficielles de son être », on devient Anatole France (44). L'homme répugne à cette exploration : « il n'aime à découvrir que ce qu'il va pouvoir expliquer ; les tons ultra-violets lui échappent » (45). A la suite de Gide, on rechercha les ultra-violets et les infra-rouges. Il y eut un moment où, en invoquant Dostoïevsky, on ne parlait plus que de psychologie des abîmes. Les contradictions du moi paraissaient plus intéressantes à considérer que son unité. Son originalité semblait tenir à ses discordances.

Elle n'en restait pas moins la valeur à sauvegarder. Qu'est-ce qui pouvait la menacer ? Gide n'était pas de ces craintifs qui redoutent de la voir altérer par des contacts. La peur de perdre son originalité, peur selon lui toute moderne, lui paraît la plus ridicule de toutes. « Ceux qui craignent les influences et s'y dérobent font le tacite aveu de la pauvreté de leur âme. » Déjà son André Walter savait les subordonner à son dessein : « Les influences certes nous modèlent : il les faut donc discerner. Que la volonté partout domine : se faire tel que l'on se veut. Choisissons les influences » (46). Vers 1900, sous forme de conférence (47), Gide fit une brillante apologie de l'influence, « de toutes les influences », car une influence n'est bonne ou mauvaise que « par rapport à qui la subit ». Prenant la défense de l'influence et de l'influenceur, il met à part cette rencontre avec une grande œuvre qui révèle un individu à lui-même. D'où vient sa puissance ? « de ceci qu'elle n'a fait que révéler quelque partie de moi encore inconnue à moi-même. Les influences agissent par ressemblance ». Et il cite un passage de Keats qui lui sembla, un jour, jaillir de ses propres lèvres, et qui rappelle la sensualité rêveuse des Nourritures terrestres. Ces affinités secrètes, dont quiconque a éprouvé le choc se souviendra toujours, ne doivent pas être confondues avec les imitations serviles. C'est pourquoi Gide a protesté contre les abus de la recherche des sources, « manie moderne […] qui transforme la critique de certains universitaires en police » (48). Il n'est pas sûr d'avoir été personnellement influencé par Dostoïevsky ; quant à Nietzsche, celui-ci « l'a gêné d'abord », mais, grâce à lui, il a pu expurger son Immoraliste « d'idées adventices [...] qui, du coup, n'avaient plus besoin d'être dites » (49). En revanche, Gide stigmatise le travers si fréquent chez les auteurs qui consiste à « cacher ses sources pu ses affluents », et il rattache ce défaut de bonne foi à cet autre travers de notre époque « qui consiste à surcoter l'originalité ». En réalité, ce n'est pas à l'originalité — fond de sa doctrine — que Gide s'en prend ici, c'est à son affectation et à la sotte crainte de la perdre en s'instruisant auprès des maîtres. « Dans toute grande époque, on se contentait d'être personnel sans chercher à l'être [...] les époques fécondes Ont été [...] les plus profondément influencées ». Les grands esprits recherchent les influences «avec une sorte d'avidité qui est comme l'avidité d'ÊTRE » (50). On le voit, loin de nuire à l'individualité de la personne, les influences la nourrissent et la fortifient. C'est une théorie de l'enrichissement. Celui-ci peut se produire sous des modes divers, car, à côté des influences directes, Gide signale une influence par protestation, une influence par réaction (51), et « celles dont on ne parle pas, [...] les plus fortes [...], les secrètes : celle des femmes, du public, et de nos cadets », sur lesquelles ses commentaires sont singulièrement éclairants (52). Il a indiqué le rôle de Madeleine dans la retenue de sa pensée (53). Il a dit pour qui il avait écrit Les Faux-Monnayeurs. Il a reconnu ce qu'il devait à ses amis, « mais je dois à mes ennemis plus encore. L'être vrai, c'est sous la pointe qu'il se réveille ». Il a même noté, comme Michelet, « l'influence du livre sur celui qui l'écrit » (54).

De toute façon, dans l'esthétique de Gide, la personnalité triomphe, que ce soit en se libérant ou en se contraignant, ou plutôt par les deux à la fois, en suivant sa pente mais en montant, comme il l'a dit dans une formule qui a fait fortune. Encore faut-il qu'il s'agisse d'une personnalité valable. Gide a vu les dangers d'un individualisme injustifié ou mal appliqué. « Je crains les ratés de l'individualisme », dira-t-il à propos du livre indigeste de Max Stirner, L'Unique et sa propriété. Il écrit à Angèle qu'il ne faut pas encourager le grand homme : il est bon « que tout s'acharne contre lui [...] s'il est authentique, il saura toujours bien s'en tirer [...] Et pour les autres : découragez ! découragez ! » (55). Prenons garde à ne pas confondre les grands hommes avec « ceux qui paraissent les meneurs » lorsque se développe une tendance nouvelle : ils ne sont que « les premiers soulevés par la vague [...] mais ce qui m'intéresse, c'est le flot, non pas les bouchons » (56). L'individu authentique n'est pas non plus celui qui croit « que c'est en se laissant aller à soi qu'on devient le plus personnel », car « ce qui vient d'abord et naturellement à l'esprit, ce sont des lieux communs, des clichés » (57). L'originalité n'est pas si facile à atteindre. Pour Gide, elle est exceptionnelle dans le domaine de la critique : « elle n'est peut-être jamais si rare que lorsqu'il s'agit de juger ; et jamais plus imperceptible » (58). « Qui parlait d'abord de Insensibilité de Stendhal ? — Des insensibles » (59). Aussi Gide conseille-t-il aux auteurs mal jugés de « laisser les gens se tromper [...] vos lecteurs de demain se chargeront suffisamment de protester ». Quant à lui, il voit un bénéfice à « donner le change » (60). Il est vrai qu'on laisse ainsi « une fausse image se former » (61). Gide, qui a souffert de ces trahisons, a cédé souvent à l'envie de rectifier. Le grand secret du meilleur individualisme est dans son renoncement à lui-même. Gide a médité l'avertissement de l'Évangile : « Celui qui veut sauver sa vie [...] la perdra ; mais qui veut la donner la sauvera [...] » (62). Le génie le plus vrai sort de lui-même. « Un grand homme n'a qu'un souci : devenir le plus humain possible, — disons mieux : DEVENIR BANAL » (63). Gide a tenu sur ce point à se distinguer de Rousseau : « C'est parce qu'il se croyait unique que Rousseau dit avoir écrit ses confessions. J'ai écrit les miennes pour des raisons exactement contraires et parce que je sais que grand est le nombre de ceux qui s'y reconnaîtront » (64). La « haute littérature » présente « en plus de sa valeur représentative inéluctable, un intérêt universel » (65) et, invoquant Eschyle, Dante, Shakespeare, Cervantès, Molière, Goethe, Ibsen, Dostoïevsky, Gide assure que « les trois termes » : individuel, national, humain, « se superposent ». « Les œuvres les plus humaines sont aussi bien celles où se manifeste le plus spécialement le génie d'une race à travers le génie d'un individu ». Il est souvent revenu sur cette triple concordance, à propos de Verhaeren « incarnant son pays » (66), de Gorki (67) si russe et « universellement écouté », — un peu gêné par Goethe, « le moins allemand des Allemands » (68), mais on pourrait aussi objecter que Lope de Vega, non moins espagnol que Cervantès, n'est pas devenu pour autant universel comme lui. La visée philanthropique de ce schéma esthétique ne doit pas nous leurrer sur la subordination de ses éléments, ou, si l'on préfère, sur les étapes de ce progrès. Ce qu'il y a à la base, au départ, comme condition irremplaçable, c'est une forte personnalité individuelle : « aucune œuvre d'art n'a dé signification universelle qui n'a d'abord une signification nationale ; n'a de signification nationale qui n'a d'abord une signification individuelle ». On comprend dès lors pourquoi Gide à fait suivre cette précision de cette citation de Hebbel : « L'individualité [...] n'est pas tant un but qu'un chemin. Ce n'est pas le meilleur : c'est le seul » (69).
Le dernier effort de l'esthétique de la personnalité chez Gide consiste dans une dernière conciliation : « Le triomphe de l'individualisme et le triomphe du classicisme se confondent». On serait à bon droit surpris si l'on songeait à l'effacement des classiques et à l'étalage des romantiques. Mais, de même: que le vœu de ressemblance humaine s'accordait avec l'ambition d'être « irremplaçable », « le triomphe de l'individualisme » trouve son couronnement « dans le renoncement à l'individualisme ». Gide en parle admirablement : « le grand artiste travaille à n'avoir pas de manière; il s'efforce vers la banalité [...] ». Mais il lui faut d'abord être la proie d'une impulsion puissante : « L'œuvre classique ne sera forte et belle qu'en raison de son romantisme dompté » (70), formule souvent reprise et qu'on a adaptée à d'autres problèmes, comme celui du baroque. On sait que pour Gide les vertus classiques sont surtout morales. Le plus haut effort de l'individualisme, la « banalisation », « implique une sorte de modestie» (71). Récompense : «l'individu ne s'affirme jamais plus que lorsqu'il s'oublie » (72). Ce vœu de réalisation dans l'effacement, cette expression dans le style par la litote, cette humanisation de la personnalité que proclamait Térence, que Montaigne retrouvait en lui, que Malraux exaltait en conseillant d'approfondir sa communion au lieu de cultiver sa différence (73), s'inscrivent dans une belle tradition où Gide a sa place marquée.


Notes :


26. Divers, p. 92.

27. III, p. 499 (Oscar Wilde). Sur le sens de ce mot, voir VI, p. 354-355 (Propositions)
et Journal, 1er octobre 1927.

28. 14 mai 1921.

29. VI, p. 353-354 (Propositions).

30. II, p. 424-425.

31. III, p. 165.

32. 14 février 1932.

33. I, p. 415 ; voir aussi p. 458.

34. PI, p. 98-99 (Feuillets).

35. Ibid., p. 99.

36. III, p. 240 (Lettres à Angèle).

37. PL, p. 666 (Feuillets).

38. XI, p. 234.

39. XI, p. 291, 294.

40. Divers, p. 59 (Un esprit non prévenu).

41. VII, p. 165.

42. Voir notamment Journal, 25 septembre 1940.

43. VI, p. 18 (Nationalisme et Littérature).

44. Ibid.

45. VII, p. 453 (Les dix romans français que...). Voir aussi p. 503 (Préface aux Fleurs du Mal).

46. I, p. 43.

47. III, p. 251-273 (De l'Influence en littérature).

48. XIII, p. 71 (Journal des Faux-Monnayeurs, Appendice),

49. XIII, p. 441 (Feuillets).

50. III, p. 263-265 (De l'Influence en littérature).

51. Ibid., p. 273. PI p. 902 (Feuillets, 1928).

52. XIII, p. 442 (Feuillets).

53. 29 juin 1930.

54. I, p. 510-512 (Réflexions, à propos de La Tentative amoureuse).

55. III, p. 225-229 (Lettres à Angèle).

56. X, p. 18 (Dada).

57. 24 novembre 1928.

58. 6 février 1929.

59. XIII, p. 14.

60. XV, p. 548 (Lettre à X, non envoyée, 1928).

61. XI, p. 54.

62. III, p. 263.

63. III, p. 262.

64. X, p. 454.

65. VI, p. 4 (Nationalisme et Littérature).

66. IX, p. 11.

67. Littérature engagée, p. 133.

68. IX, p. 116 (Réflexions sur l'Allemagne).

69. VI, p. 4.

70. XL P. 37 (Billets à Angèle).

71. Divers, p. 42 (Un esprit non prévenu).

72. X, p. 463 (Les Nouvelles Nourritures).

73. Fin de la préface au Temps du mépris.

Aucun commentaire: