samedi 30 avril 2011

Le prodigue chez Gide (2/3)

[Le blog e-gide prend un peu de vacances... pendant lesquelles je vous invite à redécouvrir chaque jour des pages de la Revue d'Histoire littéraire de la France de mars-avril 1970, consacrée à Gide. Aujourd'hui la seconde partie d'une vaste enquête économico-morale de David Steel sur "Le prodigue chez Gide"]

LE PRODIGUE CHEZ GIDE : ESSAI DE CRITIQUE ÉCONOMIQUE DE L'ACTE GRATUIT de David A. Steel



On voit que la dépense est devenue le symptôme du malaise de Michel, mais qu'ici elle a changé quelque peu d'orient. Il semble qu'elle ne serve plus à acheter, elle n'est plus simple échange de valeurs. Elle est devenue une dissipation des valeurs. Bien entendu, on voit que l'attitude de Michel reste ambivalente. Il a en même temps le goût et l'horreur du luxe. Il se hâte vers l'ascèse accompagné de huit malles pleines, mais ce sont là des impedimenta dont il commence à sentir le poids autant que le ridicule. Bientôt, il n'essaiera plus de se réfréner. Son dégoût des choses s'intensifie de plus en plus : cette « grandissante horreur du luxe, du confort, de ce dont je m'étais entouré, de cette protection que ma neuve santé avait su me rendre inutile, de toutes ces précautions que l'on prend pour préserver son corps du contact hasardeux de la vie » (p. 463). Marceline morte, il voudrait se délester de ce qui reste de sa fortune.

Revenons pourtant à cette mort car elle s'inscrit elle aussi dans le thème de la dépense et de la prodigalité. Au fur et à mesure que la maladie gagne Marceline, Michel, inconsciemment, se déprend d'elle. C'est quand elle a le plus besoin de ses soins que, sournoisement, il la néglige. Il est vrai qu'il dépense beaucoup pour elle, puisque, selon son nouveau credo, la dépense serait un signe de force et les faibles ne pouvant dépenser il faut dépenser pour eux. Mais à n'en pas douter Michel provoque la mort de sa femme. Poussé par son démon il la persuade de quitter la Suisse, dont l'honnêteté économe lui déplaît, pour descendre dans les régions plus tempérées mais plus malsaines de l'Italie (12). C'est comme si, à son insu, il désirait sa mort. Chose désormais usée, Marceline fait partie maintenant de tous ces objets dont Michel a hâte de se départir. Lentement mais inexorablement, il use et gaspille cette vie sœur, Pareille aux blêmes héroïnes du romantisme, Marceline est vouée à la consomption... mais par son mari.

Michel comprend-il seulement toute l'horreur de son « Ali ! qu'aurais-je besoin de tant, une fois seul ? » Il se complaît à cette imbrication fatale d'un double gaspillage, celui de son argent et celui de la vie de sa femme : « j'observais, plein d'angoisse et d'attente, diminuer, plus vite encore que ma fortune, la frêle vie de Marceline ». Des commentateurs ont vu en Marceline une représentation du Christ ; l'ultime « consummatum est » de ce dernier ne déprécierait en rien cette acceptation (13).

Nous assistons ici, en ce qui concerne la notion de dépense, à un glissement de sens. Gide fait un rapprochement entre l'avoir économique et les ressources vitales de l'être. C'est ainsi que l'idée de l'homme riche coïncide avec celle de l'homme supérieur qui, fort de son dynamisme interne, se dépense, mais dans son élan risque de bousculer autrui. L'homme fort selon Gide agit souvent aux dépens du faible. Marceline s'en aperçoit : « Je comprends bien votre doctrine — car c'est une doctrine à présent », dit-elle à son mari, « elle est belle peut-être [...] mais elle supprime les faibles » (p. 459-460). Marceline ne sera pas la dernière victime de l'essor du surhomme-prodigue, comme nous le verrons plus loin à propos des Caves du Vatican.

Mais nous observons également un autre glissement métaphorique qui, cette fois, est le reflet linguistique d'un mouvement psychologique plus généralement valable. Parallèlement à la dissipation de sa fortune, Michel s'adonne à la dissipation au sens sexuel du mot. Candaule nous a déjà montré par quelle déviation sexuelle le sentiment de culpabilité du riche peut trouver son expression. Gide n'est évidemment pas le premier à faire le rapprochement entre la sexualité et l'attitude qu'un homme peut adopter envers l'argent. Saint Augustin a vu en l'avarice un symptôme de la sexualité réprimée. Saint Thomas d'Aquin a rapproché l'avarice de l'inceste, l'une comme l'autre thésaurisation familiale de la possession (14). L'activité sexuelle est une sorte de dépense de l'être et dans L'immoraliste les deux idées se recouvrent (15). A Biskra, la nudité des garçons attire Michel ; à Naples il s'exerce à la « débauche vagabonde » ; à Syracuse il se délecte à la société des pires gens (p. 463). Il a trouvé son exemple dans la lointaine histoire des Wisigoths en la personne d'Athalaric, enfant-roi mais aussi enfant-prodigue qui rejette les sages conseils de sa mère pour « goûter, quelques années, avec de rudes favoris de son âge, une vie violente, voluptueuse et débridée » (p. 407). Nous avons déjà vu ailleurs un autre aspect du mélange intime de la jouissance et de la déprédation dans le geste de Ménalque qui se plaît à dévaster le parc de sa demeure. Une scène parallèle se déroulé dans L'immoraliste où un adolescent aux charmes sauvagement équivoques assiste au déboisage d'une plantation. Elle se répète une troisième fois dans Isabelle, lorsque Gérard, se promenant dans le parc dévasté de La Quartfourche dit : « J'admirais par quel excès de vie cet accent de sauvagerie que la déprédation apportait à la beauté du paysage en aiguisait pour moi la jouissance » (p. 666). Ces rapprochements seraient moins convaincants peut-être si nous ne savions, de Si le grain ne meurt, quelle pâmoison sensuelle l'idée de saccage excitait chez l'enfant Gide et si les termes que l'autobiographe choisit pour exprimer son sentiment d'alors n'étaient précisément ceux de dépense et de prodigalité : « N'y entend rien qui s'en étonne ; sans exemple et sans but, que deviendra la volupté ? Au petit bonheur, elle commande au rêve des dépenses de vie excessives, des luxes niais, des prodigalités saugrenues... » (p. 387). A travers l'idée de la dissipation sexuelle et celle, voisine, de la déprédation, nous retrouvons cet « excès de vie » qui caractérise le prodigue et qui menace l'homme faible. Faut-il alors, à l'encontre de saint Augustin, chercher une des sources de cette sorte de dépense excessive et violente de la personnalité dans la sexualité frustrée, frustration de l'homosexuel inconscient chez Michel ou de l'adolescent cloîtré par les restrictions familiales dans le cas de l'enfant prodigue biblique ?

Car c'est aux écritures que Gide emprunte le parangon des prodigues, l'adolescent dépensier du Retour de l'enfant prodigue qui réclame son patrimoine avant terme et qui le dissipe avec une magnificence éperdue avant de retourner, lassé de sa vie errante, au foyer paternel. L'enfant prodigue qui reproche à son frère et à ses parents d'être « économes » s'adonne à la consommation afin de trouver l'ascèse (p. 476 et 479). Ayant renoncé à sa quête il assiste pourtant au départ de son plus jeune frère qui, lui, n'a pas de patrimoine et « part sans rien ». Le prodigue est devenu pauvre, mais il reste prodigue en ce qu'il gaspille la moralité ancienne, celle de ses aïeux. Le prodigue pour Gide, c'est l'homme révolté. Nous avons observé cette dissipation de l'ancienne moralité chez Michel, qui rejette les valeurs de la bourgeoisie intellectuelle protestante : la propriété, la pensée et la chasteté. Il leur oppose le dénuement, la sensation et la jouissance. Sa révolte comme celle de
tous les prodigues chez Gide est le reflet de celle de Gide lui-même. Dans le Journal de 1923, celui-ci se compare au personnage biblique :

J'étais pareil au fils prodigue, qui va dilapidant de grands biens. Et cet impondérable trésor que la lente vertu de mes pères, de générations en générations avait accumulé sur ma tête, non, je n'en méconnaissais point la valeur, mais l'inconnu que je pouvais espérer en le renonçant, me paraissait infiniment plus précieux encore. Les paroles du Christ se dressaient lumineusement devant moi semblables à la colonne de feu [...] : « Vends tout ton bien et le donne aux pauvres. » [...] Et sans doute, poussant à l'extrême, à l'absurde ce dépouillement, fussé-je parvenu à l'appauvrissement total — car « qu'as-tu que tu n'aies reçu ?» — mais aussi bien était-ce le total appauvrissement que je convoitais comme le bien le plus véritable (p. 778).

On gaspille son héritage moral comme on gaspille sa fortune. Ici, comme dans L'immoraliste, les questions d'argent et de morale se rejoignent en la notion de dépense (16).

Le besoin de dilapidation est une attitude psychologique, mais dans le Journal de 1930 Gide nous indique, comme nous l'avons déjà suggéré à propos de L'immoraliste, qu'elle est liée à un état physiologique qui n'est autre que l'énergie, l'impérieux besoin de vivre, ce qu'il appelle dans son propre cas : « cette sorte de pression intérieure et d'ardeur, ce tourmentant besoin d'étreindre, qui (parfois j'ai pu le craindre) m'eût conduit au crime, à la folie » (p. 986). A l'opposé de ce dynamisme il y a la léthargie, l'atonie « des jours », dit-il dans le cahier de l'année précédente et se servant toujours d'images monétaires, « où l'on se sent particulièrement loin de compte ; en retard ; en dette ; en déficit » (p. 945) ; Fleurissoire, dans Les Caves, aurait dit « en reste avec Dieu » (p. 817). Le surplus d'énergie qui veut se dépenser constitue un excédent, un trop-plein de force vive. Et Gide voit bien que ce surcroît de l'être peut devenir excès moral, comme, par exemple, dans le cas de Michel ou de l'assassin Lafcadio. Or l'excès n'est-ce pas le luxe ? L'acte gratuit ne serait-il pas l'acte du luxe, l'acte de l'excès de l'être qui déborde ?

Notes :

12. Gide voit la Suisse protestante avec ses banques et ses barrages comme le pays de la réserve tant morale que financière et technologique : « Me voici de nouveau dans ce pays " que Dieu a fait pour être horrible " (Montesquieu). L'admiration de la montagne est une invention du protestantisme. Etrange confusion des cerveaux incapables d'art, entre l'altier et le beau. La Suisse : admirable réservoir d'énergie ; il faut descendre de combien ? pour retrouver l'abandon et la grâce, la paresse et la volupté, sans lesquels l'art non plus que le vin n'est possible, Si de l'arbre la montagne fait un sapin, on juge ce qu'elle peut faire de l'homme. Esthétique et moralité de conifères. Le sapin et le palmier : ces deux extrêmes. » Ces lignes, écrites à Andermatt en janvier 1912 (Journal, p. 367) expriment admirablement les sentiments de Michel qui n'a de hâte que de retrouver les plaines où

ni la nature ni l'homme ne sont contraints à l'économie mais peuvent librement se dépenser.



13. Voir par exemple R. Goodhand, « The Religious Leitmotif in L'immoraliste », Romanic Review, vol. LVII, n° 4, décembre 1966 et B.T. Wilkins, « L'immoraliste revisited », Romanic Review, vol. LIII, avril 1962.



14. En ce qui concerne l'avarice et la sexualité réprimée, le comique qui préside à la troisième scène de l'acte cinq de L'Avare aurait peut-être une profondeur insoupçonnée. Il s'agit du malentendu entre Harpagon qui parle de sa cassette et Valère qui parle de son amante.



15. On connaît la boutade de Baudelaire : « Il n'y a que deux endroits où l'on paye pour avoir le droit de dépenser : les latrines publiques et les femmes », dans Œuvres complètes, Bibliothèque de La Pléiade, 1959, p. 1199.



16. Dans le Journal de 1902 on lit (p. 130) : « Et pour cette estime de moi, que très péniblement et à force d'orgueil j'avais conquise, je n'avais plus que satiété et que dégoût. Je m'ingéniai de la perdre, et ce ne fut pas malaisé. Les richesses ne sont belles à amasser que pour les dépenser facilement ensuite. Je m'abandonnai donc à la débauche ; et même il ne me déplut pas d'y mettre un peu de système ; je veux dire : de m'y appliquer. J'admirais *** qui n'y prenait que du plaisir ; je m'y donnais aussi de la peine. »

En 1906 on peut aussi lire ceci (p. 204) : « Je sens trop de quelle utilité lui serait la pratique de certaines maximes de l'Évangile et je ne puis retenir une profonde indignation à lui voir dilapider sans beauté un patrimoine moral que des générations se sont, avec abnégation, employées à lui constituer ». Pour le puritain la débauche est pénible, mais l'esthète exige qu'elle soit belle.

vendredi 29 avril 2011

Le prodigue chez Gide (1/3)

[Le blog e-gide prend un peu de vacances... pendant lesquelles je vous invite à redécouvrir chaque jour des pages de la Revue d'Histoire littéraire de la France de mars-avril 1970, consacrée à Gide. Aujourd'hui la première partie d'une vaste enquête économico-morale de David Steel sur "Le prodigue chez Gide"]






LE PRODIGUE CHEZ GIDE : ESSAI DE CRITIQUE ÉCONOMIQUE DE L'ACTE GRATUIT, de David A. Steel

A père avare, dit-on, fils prodigue ;
à parents économes, enfant dépensier.
Musset (1).

Dans son œuvre, Gide, comme sans doute, d'une manière ou d'une autre, tout écrivain, pose la question des valeurs humaines. Il vise à établir entre elles une certaine hiérarchie. Toute tentative de ce genre (on pense irrésistiblement à celle de Balzac) exige une prise de position, que ce soit implicite ou autre, à l'égard des valeurs matérielles : l'argent et la propriété.

Je veux suggérer dans les pages suivantes quelques attaches qui relient là pensée de Gide, et en particulier son concept de l'acte gratuit, à la conscience qu'il avait de sa propre richesse. Sa situation financière personnelle me paraît déterminer, jusqu'à un certain point, son insistance, indéniable celle-ci, sur la notion de prodigalité. L'analyse, dans son œuvre, du héros en tant qu'enfant prodigue et de l'acte gratuit en tant qu'acte prodigue m'amènera à examiner en détail certains personnages et, ce faisant, à dégager toute une thématique centrée autour de l'idée de la dépense et s'exprimant en métaphores monétaires. Enfin je voudrais suggérer une correspondance entre certains aspects économiques, psychologiques et moraux de quelques-uns parmi les personnages de l'œuvre.

On sait le parti moral que Gide a tiré de la botanique. Peut-être se souvient-on moins souvent des emprunts tout aussi ingénieux qu'il a faits à l'économie politique. Il ne faut pas oublier qu'il avait pour oncle Charles Gide, professeur au Collège de France et le plus grand économiste de sa génération. L'homme de lettres a beaucoup appris de l'économiste. Il a lu au moins une partie de son Histoire des doctrines économiques et saura l'exploiter habilement et bien ouvertement dans la querelle qui l'oppose à Barrés. N'hésitant pas à jouer sur « la double acception du mot culture », il assimile certains principes de la théorie de la rente foncière de l'économiste anglais Ricardo à la doctrine du défenseur de « la terre et les morts ». A celle de Ricardo il oppose la théorie rivale de l'Américain Carey. Il pense que l'argument de Carey garde sa pleine signification dans le domaine psychologique également et qu'elle pourrait peut-être éclairer « d'un jour neuf l'histoire des
littératures » (2). Il a lu aussi le Traité d'économie politique et le cite dans son Journal de 1904 de nouveau pour tirer un sens moral d'une formule économique (3).

Les pages qui suivent traiteront de l'application morale et psychologique de concepts économiques, mais de concepts nettement moins techniques que celui de la rente foncière et que Gide n'avait nullement besoin de chercher dans les ouvrages de son oncle. Que le neveu, en s'appropriant un certain vocabulaire économique qui élargit sa compréhension psychologique, nous fasse penser à l'oncle, voilà qui est naturel, mais lorsque ce vocabulaire est constitué de termes aussi banals que dépense, gratuit, compte ou calcul, ce serait exagérer que de l'attribuer à la seule influence de Charles Gide. Mesurer ce qui, dans cette façon de s'exprimer de l'écrivain, revient à l'économiste n'est donc pas une tâche facile. Sans doute la contribution de l'oncle fut-elle considérable. La fréquentation de Charles Gide et la lecture de ses ouvrages aurait ouvert à l'écrivain un champ d'images où désormais il se mouvait à son aise (4). Pourtant, rien n'indique qu'il ne se serait pas approprié ce champ sans l'encouragement de l'économiste. Après tout il possédait comme tout le monde les rudiments de l'économie. Il avait une fortune personnelle à gérer et c'est l'influence de cette fortune sur son œuvre que je voudrais essayer de dégager maintenant.

André Gide était riche, si riche même que Charles-Louis Philippe, ayant été présenté à Valéry Larbaud, héritier, comme on le sait, de la fortune de Vichy, dit son plaisir de connaître quelqu'un auprès duquel son ami Gide paraissait pauvre (5). Mais Gide était en même temps tout pénétré de l'enseignement des Évangiles qui prêchent ces paroles d'un Christ sévère et pauvre : « il est plus aisé qu'un chameau passe par le trou d'une aiguille qu'il ne l'est qu'un riche entre dans le royaume de Dieu » (6).

Aussi est-il loisible de voir dans le jeune Gide un rentier qui se sent coupable. Son malaise apparaît dès les premières pages du Journal de 1893-1894 dans une petite remarque aussi elliptique que révélatrice : « La fortune considérée uniquement comme permission d'un travail libre » (p. 48). On décèle ici l'embarras que sa richesse représente pour ce jeune homme et on voit l'effort ingénieux qu'il fournit pour se justifier. Surcroît de pudeur, il ne laisse se poser le problème que tacitement à travers là réponse que déjà il lui donne. Car devant ce problème moral deux solutions se présentent. On peut accepter la fortune en la justifiant par des sophismes plus ou moins subtils; d'autre part on peut s'en défaire soit par le don, soit par une sorte d'incontinente dissipation, deux procédés que recouvre le terme de prodigalité. Ces deux manières d'agir, justification ou dispersion de la fortune, seront les attitudes alternantes de nombreux personnages dans l'œuvre de Gide. Je veux dire, non seulement qu'un personnage incarne la première tendance tandis qu'un autre représente la seconde, mais qu'il arrive qu'un personnage passe de l'une à l'autre ou bien qu'il soit le terrain de conflit, conscient ou non, des deux mouvements simultanés.

La phrase du Journal citée plus haut présente la solution de la casuistique. L'argent ne devrait pas être considéré comme le simple moyen de se procurer des privilèges sociaux, d'éviter le travail. Il ne serait, bien au contraire, qu'une condition du travail, celui de l'esprit. La fortune n'aurait d'autre justification que d'accorder le temps nécessaire au libre jeu de l'intellect. Devant la probité que l'éducation de Gide lui opposait, un tel argument ne devait pas tarder à se révéler un piètre subterfuge. L'enseignement si catégorique de l'évangile est d'un tout autre poids. C'est alors que se présente, comme solution, cette seconde attitude qui est celle du don, de la dépense, de la dissipation.

Elle apparaît dans Les Nourritures terrestres qui sont à la fois une prise de conscience des abondantes ressources sensorielles du monde et une incitation à en revendiquer l'usufruit, véritable invite à la consommation des biens de la terre. Dans le livre le thème de l'engrangement, de l'emmagasinage prépare, en quelque sorte, à celui de la consommation. Ainsi la troisième partie du cinquième livre chante l' « inestimable provision » des greniers et fruitiers, le « monceau de grains » et l' « amoncellement des pommes », mais la volupté de la description ne se dégage que dans la mesure où l'appétit est stimulé « En reste-t-il jusqu'au bout de ma faim... » (p 211 et 213). Il faut souligner l'élément proprement destructeur qui caractérise cette consommation. Elle représente une attaque contre les objets et par là contre la propriété. Le Ménalque des Nourritures affirme son « aversion pour n'importe quelle possession sur la terre » (p. 183). Il admet pourtant avoir travaillé à s'enrichir ; « durant quinze ans je thésaurisai comme un avare ; je m'enrichis de toutes mes forces », mais ce n'était que pour avoir le plaisir de tout vendre : « à cinquante ans, l'heure étant venue, je vendis tout [...]. Je réalisai en deux jours une fortune considérable. Je plaçai cette fortune toute entière de façon que j'en pusse perpétuellement disposer » (p. 189). Ménalque ressent non seulement une aversion pour les biens personnels mais puise un véritable plaisir dans l'acte même de s'en débarrasser, plaisir qu'il travaille à renforcer par une accumulation préalable. Par un mélange tout aussi curieux de jouissance et d'abnégation, nous le voyons abattre les arbres de son domaine en un moment de dévastation munificente (p. 191). Ménalque goûte la volupté de l'ascèse.

Il a beau faire cependant, il n'arrive pas tant à abolir sa fortune qu'à en faire abstraction. Riche, il le demeure, seulement il cesse d'être propriétaire. Il mobilise ses biens en argent liquide. C'est en fait une sorte de virtualisation de sa substance économique, réservoir de son être dans lequel il peut dorénavant puiser à son gré. Nous reconnaissons là, en termes économiques, l'idée chère à Gide de la disponibilité et de la mobilité du moi (7). Ménalque entame ses réserves, il dépense, mais nous ne le voyons jamais courir le risque de les épuiser. Il n'atteint jamais au pathétique du vrai prodigue et reste l'homme « chargé d'insolent luxe » dont le lecteur des Nourritures demeure mécontent, tout comme l'auteur, d'ailleurs, qui, dans le dernier livre, dit à son personnage : « si je me repose à présent, ce n'est pas dans ton abondance » (p. 241) (8).

Gide, suivant la même démarche paradoxale que le Ménalque des Nourritures, tente de se racheter en vendant. En 1900 il se défait de sa gentilhommière de la Roque-Baignard, de même que, un demi-siècle plus tard, il vendra une partie de sa bibliothèque. Revisitant, bien des années après, son ancienne propriété et la retrouvant entourée de barbelés il observe, dans ses Feuillets d'automne : « Je n'ai jamais eu [l'âme] d'un possesseur. Le seul mot de propriété me paraît et ridicule et odieux » (p. 1087). Nonobstant, le plus important de son effort vers l'appauvrissement se jouera par procuration, c'est-à-dire sur le seul niveau littéraire.

Aussi l'odieux de sa propre situation financière constitue-t-il le principal ressort du personnage central dans Le Roi Candaule, autre prodigue travaillé par le complexe de culpabilité du riche. Candaule, que le prologue nous présente comme « une donnante nature », supporte mal d'être un riche entouré de sujets moins fortunés que lui : « Je me semblais comme un cupide accapareur » (p. 60). Il a la nostalgie de l'indigence qui est le lot de Gygès, son ami d'enfance. Poussé «par une sorte de générosité indécise» (p. 48), Candaule proclame qu'il n'aura de répit avant qu'il n'ait élevé Gygès à ses propres privilèges : « l'inquiétude m'habitera / Tant que tu ne connaîtras pas / Dans toute sa complication ma fortune » (p. 96). La connaissance à laquelle le roi veut initier Gygès subit pourtant une curieuse métamorphose, et d'économique devient sexuelle. Candaule lui fait don de ce qu'il a de plus cher ... sa femme. Dans sa préface à la première édition de là pièce, Gide éclaire la conduite de son personnage par une citation de Nietzsche :
« Généreux jusqu'au vice », écrit Nietzsche ; et ailleurs : « C'est une chose curieuse à constater que l'excessive générosité ne va pas sans la perte de la pudeur». La pudeur est une réserve (p. 32) (9).
La prodigalité commune à Ménalque et à Candaule, comme aussi à Philoctète, héros du court traité de 1899 qui fait don de son bien le plus précieux, son arc, à Néoptolème, n'a pas échappé au professeur Delay qui compare les « extravagances magnifiques » des trois personnages (10). Dans L'immoraliste nous voyons un autre prodigue ébrécher en même temps ses réserves morales et son capital économique. Michel sera moins généreux que dispensier jusqu'au vice et, comme Candaule, fera don de sa femme, mais à la mort. Il est une nouvelle incarnation du rentier qui se révolte contre sa propre condition. Il veut vendre son domaine de la Morinière, transposition littéraire de la vente de la Roque, encouragé par un Ménalque toujours aussi ennemi de la propriété mais toujours aussi riche ; « pour quelqu'un qui n'a pas le sens de la propriété vous semblez posséder beaucoup ; c'est grave » dit celui-ci, analysant avec une acuité troublante la position ambiguë de son ami (p. 428). En effet, Michel tout à la fois aime et n'aime pas les choses. Il se laisse voler son bien ; c'est une manière comme une autre de s'en débarrasser. Mais en regardant de plus près l'on aperçoit que c'est d'abord le bien de sa femme qu'il laisse voler. Ainsi, il laisse Moktir subtiliser les ciseaux de Marceline sans intervenir. Candaule en herbe, il assiste voluptueusement au dépouillement de son épouse. Mais en même temps il se plaît à dépenser pour acquérir, pour accumuler, pour s'entourer de belles choses. Lors de son installation hivernale à Paris, il note que :
Marceline put s'inquiéter quelque peu, non point seulement du loyer plus élevé, mais aussi de toutes les dépenses auxquelles nous allions nous laisser entraîner. A toutes ses craintes j'opposais une factice horreur du provisoire ; je me forçais moi-même d'y croire et l'exagérais à dessein [...]. Je ne m'arrêtais donc devant aucune dépense, me disant, à chacune, que je me liais d'autant plus et prétendant supprimer du même coup toute humeur vagabonde que je pouvais sentir ou craindre de sentir en moi (p. 421-422).
C'est bien plus que le simple désir de posséder qui transparaît dans ces lignes. Michel lui-même en est conscient. Quelque chose de désespéré caractérise cette course à la dépense. Déséquilibré par ses naissantes inclinations au nomadisme, il tente de s'étayer par du solide. La propriété, pour lui, représente une défense, une sûreté. C'est comme s'il essayait d'endiguer le flot de son nouvel être derrière un barrage d'emplettes. Il souffre, le mot est de Ménalque, d'une « agoraphobie morale » (p. 432). Il a la peur du vide. Son « horreur du provisoire » n'est pas aussi factice qu'il la voudrait. Effrayé par la fluidité de l'être il recherche la durée et la dureté des choses, tel l'homme qui se noie s'agrippe à la paille. Cependant il a beau s'acharner ; la durabilité des objets est également illusoire. Il en prend conscience en voyant des amis négligents abîmer les objets d'art dont il s'est entouré. De son propre aveu son premier réflexe alors est de « tout protéger, mettre tout sous clef pour moi seul » (p. 430). Une telle inclination n'est pas à mettre au compte du seul égoïsme. Pour Michel les choses ne sont préférables aux êtres que si elles sont invulnérables. Il a la passion de l'immaculé : « c'est parce que je veux conserver que je souffre » dit-il. Confronté avec «l'horrible usure des choses» et des personnes il préfère s'en passer, même s'en défaire (p. 430) (11).
Alors commence la course frénétique à la dépense. Avec sa femme, Marceline, dans les Alpes :
Rien dit-il ne me paraît assez beau ni trop cher. [...] L'appartement est hors de prix, mais que m'importe ! Je n'ai plus mon cours, il est vrai, mais fais vendre La Morinière, Et puis nous verrons bien... D'ailleurs qu'ai-je besoin d'argent ? Qu'ai-je besoin de tout cela ?... Je suis devenu fort, à présent... Je pense qu'un complet changement de fortune doit éduquer autant qu'un complet changement de santé... Marceline, elle, a besoin de luxe ; elle est faible... ah ! pour elle je veux dépenser tant et tant que... Et je prenais tout à la fois l'horreur et le goût de ce luxe (p. 456).
Ce besoin désespéré de dépenser ne fait que s'accroître :
Je n'admettais pas que Marceline s'occupât de nos dépenses, ni tentât de les modérer. Qu'elles fussent excessives, certes je le savais, et qu'elles ne pourraient durer. Je cessai de compter sur l'argent de La Morinière ; elle ne rapportait plus rien et Bocage écrivait qu'il ne trouvait plus d'acquéreur. Mais toute considération d'avenir n'aboutissait qu'à me faire dépenser davantage.
Ah ! qu'aurais-je besoin de tant, une fois seul !... pensais-je et j'observais, plein d'angoisse et d'attente, diminuer, plus vite encore que ma fortune la frêle vie de Marceline (p. 459).


Notes :



1. Musset, Les Deux Maîtresses dans Nouvelles, Garnier, 1948, p. 3. Sauf lorsqu'il s'agit du Roi Candaule, les références qui sont intercalées entre parenthèses dans le texte de l'article et dans les notes renvoient aux trois tomes des œuvres de Gide publiés dans la Bibliothèque de la Pléiade. Lorsqu'il s'agit de références au Journal, qui s'étend sur deux volumes de cette édition, nous avons toujours eu soin de préciser dans le texte de quelle année du Journal il est question. Pour Candaule les références renvoient au Théâtre complet, Ides et Calendes, 1947, tome II.

2. « Nationalisme et Littérature II » dans NRF, novembre 1909, article repris dans Nouveaux Prétextes, Mercure de France, 1911, p. 74-84. A propos de ces pages on peut lire ceci dans le Journal de 1934 : « Le jeune communiste tchèque qui vient me voir me félicite de certaines pages de Prétextes (Nationalisme et Littérature ; à propos des théories de Ricardo) qui, dit-il, « sont imprégnées d'un pur esprit marxiste ». — Allons, tant mieux ! Ainsi soit-il. Mais, je vous en prie, si je suis marxiste, laissez-moi l'être sans le savoir » (p. 1213).
Dans son article, Gide se contente de se référer au titre de l'ouvrage de son oncle. Les mots qu'il cite se trouvent aux pages 397-398 de la 4e édition (la seule que j'ai pu consulter) de Ch. Gide et Ch. Rist, Histoire des doctrines économiques. Il va de soi que Gide a lu une édition antérieure. Le livre accorde une large place aux théories de Ricardo.

3. La citation que Gide donne est la suivante : « "Le maximum de satisfaction est atteint quand les utilités finales des derniers objets consommés sont égales." Phrase de (?) que commente excellemment mon oncle dans son Traité d'économie politique (dernière édition). Ainsi formulé cela est bien peu clair. Il faut qu'un équilibre s'établisse ; et que la volupté tirée de l'objet soit à un égal point d'émoussement et d'usure » (p. 140). Il faut dire que le commentaire de Gide n'est pas non plus des plus clairs.

4. Il y a de nombreuses mentions de Charles Gide dans le Journal et dans Si le grain ne meurt. L'autobiographe malmène quelque peu son oncle mais le journaliste rétablit l'équilibre ; voir surtout dans le Journal p. 1045, 1103-1104, 1112 et dans Si le grain, p. 371, 427 et 580. Voir aussi A. Lavondès, Charles Gide, Uzès, 1953.
Mlle Lavondès dit l'admiration que l'oncle avait pour son neveu (p. 196) tandis que Ch. Teissier, dans une postface, parle de « la flagrante parenté des deux esprits » (p. 247).

5. Mot rapporté par Gide lui-même dans le Journal, p. 269.

6. Matthieu, XIX, 24 et Luc, XVIII, 25. Dans Divers, N.R.F., 1931, p. 100-101, on lit : « "Il est plus aisé à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume des cieux" [...]. Cela veut dire simplement : il est impossible, à tout jamais impossible, et parmi les choses impossibles il n'en est pas de plus impossible que celle-ci : un riche dans le royaume de Dieu. Le royaume de Dieu est formé de l'abandon de ces richesses. Rien de plus lourd, de plus important que ceci : nécessité de l'option entre le temporel et le spirituel. La possession de l'autre monde est faite du renoncement à celui-ci. » Voir, plus loin, p. 213, note 1 [note 8 ici].

7. On lit dans le Journal de 1896 : « J'ai trouvé toujours mon bonheur à simplifier par des généralisations toujours plus grandes chaque chose — de façon à rendre ma possession aussi portative en vérité que la coupe où se grise Hafiz » (p. 88).

8. En 1985 Gide regrette l'inconséquence du caractère de Ménalque : « Jef Last blâme l'éthique de. Ménalque. Moi-même je la désapprouve, et en ce temps déjà, ne la donnant que sous réserves, j'avais soin de la faire endosser par autrui [...]. La figure de Ménalque est mieux dessinée dans L'immoraliste. Ici, dans Les Nourritures, se confondant sur certains points avec la mienne, elle risque de fausser ma ligne et contrevient à ce qu'il reste de plus précieux dans l'ouvrage : l'apologie du dénuement. Je le sentis si bien que je tentai de rejoindre cette ligne dans diverses affirmations de Ménalque en cours de route : « mon cœur est resté pauvre » etc. — mais qui me paraissent aujourd'hui comparables à ces sophismes, par lesquels certains riches qui se veulent tout de même chrétiens, tentent d'élargir un peu le chas de l'aiguille par où, sans s'appauvrir, entrer tout de même dans le royaume de Dieu » (p. 1223).

9. Gide ne donne pas de références. Je n'ai pas trouvé l'origine des citations chez Nietzsche.

10. La Jeunesse d'André Gide, II, p. 630

11. Pareille hantise de « l'horrible usure des choses » se retrouve chez Gide à cette époque. « Usure » est un mot qui revient fréquemment sous sa plume dans les premières années du Journal ; voir p. 42, 57, 140, 176 ; voir aussi Les Nourritures, p. 155, 156 et 157. Des deux sens que recouvre le terme, nous retrouverons plus loin celui de « l'intérêt prélevé sur un prêt ». Quant à l'autre, une des attitudes traditionnelles devant l'usure des choses a toujours été de se hâter d'en jouir. Le carpe diem équivaut au dépensez que Michel va adopter comme devise.

jeudi 28 avril 2011

Gide 1907 ou Galatée s'apprivoise (2/2)

[Le blog e-gide prend un peu de vacances... pendant lesquelles je vous invite à redécouvrir chaque jour des pages de la Revue d'Histoire littéraire de la France de mars-avril 1970, consacrée à Gide. Aujourd'hui la seconde partie de l'étude de Claude Martin autour de la réception du théâtre de Gide en Allemagne. Dans une lettre datée cette fois de 1908, Gide reprend ses tentatives d'explication pour briser le silence qui l'entoure et se lance dans l'établissement d'une liste des auteurs qui, selon lui, comptent...] 

 



On sait ce qu'il advint de ce König Candaules berlinois : un public divisé (29), une presse unanimement déchaînée (30) qui contraignit Viktor Barnowsky, le directeur du Théâtre, «épouvanté», à retirer le drame de l'affiche dès le lendemain de la première. Cela, malgré tous les efforts de Haguenin — «qui se montre», note Gide dans son Journal (p. 258), « d'un dévouement qui me confond » (31). Après avoir un moment songé à faire publier en France la traduction d'un des articles de son supporter berlinois (32), l'auteur vilipendé dédaigna, finalement, de répondre aux attaques ; en remerciant Haguenin des longs comptes rendus que celui-ci lui adressait, il se reconnut coupable d'une faute tactique : avoir donné Candaule avant Saül — et garda sa confiance d'être mieux compris dix ans plus tard...



13 janv. 08
Mon cher ami

Je venais de confier ma lettre à la poste ; voici votre nouvelle lettre (33)... En apprenant l'attitude de la presse je vous sais encore plus de gré de votre article et de votre attitude ; puisse-t-elle ne pas vous nuire ; peu s'en faut que je ne m'excuse de vous avoir entraîné dans cette aventure.

L'article que vous me renvoyez ne peut pas beaucoup me surprendre après ceux de Vienne. Il y a quelque dix ans, ces éreintements m'exaltaient ; à présent ils me laissent indifférent ; dans dix ans ils me démoraliseront peut-être — j'en doute pourtant — et je doute aussi qu'on en écrive de pareils dans dix ans.

Y répondre ? Non. Mes positions ne sont pas assez fortes ; je préfère différer le combat. Même vis-à-vis du Mercure, je doute s'il y a lieu de rien faire ; j'irai cependant demain exposer le cas à Vallette et examiner avec lui le plus ou moins d'opportunité d'une note (34)— il est de bon conseil et fort bien disposé à mon égard ; mais, je vous le disais je crois, entouré de gens qui ne peuvent me sentir et qui ne me craignent même plus depuis que j'ai lâché la « critique ».

La partie a été mal engagée dès le début. C'est conseillé par l'impatient démon de la curiosité, et de l'amour du risque, que j'ai consenti à laisser jouer Candaule avant Saül. Saül n'eût rencontré sur sa route aucune ombre d'aucun Hebbel. Les défauts même de cette première pièce — romantisme, grandiloquence, pathos et complication — m'eussent acquis sans doute un public qui « vult decipi » et l'eussent rendu indulgent pour les qualités de Candaule.

Quand on prendra Saül — si on ose le monter désormais — les critiques diront que j'ai «fait des progrès». C'est là que je les attends.

Il faut, pour que mes positions se raffermissent, que je publie du nouveau. Mon tort énorme, mon seul tort, c'est, après avoir pris une attitude à la fois combative et dédaigneuse d'être demeuré depuis six ans presque complètement silencieux. Si après Candaule j'avais donné quelque autre drame, différent, mais de même qualité — après l'immoraliste aussitôt le roman que j'achève à présent (35) — ma « situation » serait tout autre — et Candaule déjà tout différemment jugé. — A présent encore je ne m'arme que de patience et travaille « comme si de rien n'était ».

Et de cette aventure un peu meurtrissante je ne veux me souvenir que d'une chose : c'est d'y voir acquis un ami.


Au revoir mon cher Haguenin ; merci encore et croyez moi bien affectueusement votre reconnaissant

ANDRE GIDE (37).

Notre propos n'est pas d'écrire l'histoire de cette représentation de Candaule ; nous voudrions seulement souligner ce que les deux lettrés publiées ici, et surtout la première, apportent de neuf à la connaissance du Gide de cette époque, dans la conscience qu'il avait alors de son esthétique et de ce qu'on pourrait appeler son «éthique de littérateur ». Elles peuvent en effet permettre de préciser ses « idées directrices » en 1907, les maîtres qu'il se reconnaissait et son sentiment nouveau quant à «l'importance du public» et de la critique. On aura également remarqué au passage ses déclarations sur le caractère à ses yeux profondément français de son œuvre, et les distances qu'il entendait prendre par rapport à l'Allemagne.

C'est d'ailleurs encore à un correspondant d'outre-Rhin que, quelques mois plus tard, Gide adressait une autre longue lettre (38), de visée certes différente mais qui, par là même, nous semble compléter les indications plus personnelles de l'exposé envoyé en octobre 1907 à Haguenin : il s'agit ici d'un véritable « tour d'horizon » de ce qui compte, selon lui, dans la littérature française d'alors :

23 Avril 08
Cher ami,

Il est bien entendu que je vais vous parler ici indépendamment de toute sympathie personnelle non seulement — mais même de toute affinité littéraire... Par exemple, que Gourmont me soit (en tant qu'écrivain) odieux (39), cela ne m'empêche point de le considérer aujourd'hui entre tous... Au reste, vous ne vous adresseriez pas à moi, je pense, si vous ne me sentiez capable de garder ma tête au dessus de mon cœur. Je reprends donc votre liste et la repasse, nom après nom, avec vous (40).

Dichter (ce mot est fort bon en effet et ne trouve guère son équivalent dans le Poètes français) : Claudel, Gide, Barrés, Suarès (je ne crois pas du tout en Suarès. Certains voient dans son informité même la marque sûre du génie ; ceux-ci, de l'espèce Mauclair (41), sont de professionnels jobards, qui ont toujours « pris des vessies pour des lanternes ». Ils trouvent (je n'invente rien) Suarès « bien plus fort que Claudel ». Ses drames Electre, Achille (42), etc., sont à mes yeux des monstres de l'époque préartistique et ne relèvent d'aucune critique ; mais le chaos épate certains esprits et le bluff leur en impose. — Au demeurant, je reconnais que certaines pages parues récemment dans l'Occident sont assez fastueusement écrites. Peut-être sortira-t-il quelque chose de tant de fumée. En tout cas, il n'est pas mauvais que vous le citiez, car, à tort ou à raison, il domine aujourd'hui sur nombre d'esprits généreux, et incapables de critique), Verhaeren (naturellement. Je l'aurais situé plutôt parmi les lyriques, s'il n'était venu me lire, le mois dernier, d'importantes parties du drame auquel il travaille à présent, Hélène (43), qui m'ont paru de la plus grande beauté. C'est donc un Dichter, sans hésitation).

Denker. Remy de Gourmont (naturellement. Sa place est, je crois bien, unique aujourd'hui ; je veux dire que, à côté de lui, on n'est tenté de nommer personne d'autre. Cependant, Lasserre, si vous voulez; il nous a donné l'an passé un des plus importants volumes de critique parus depuis de longues années (44)). Mais pas Gaultier (45), figure de second ou troisième ordre, gonflé par le Mercure de France où il a de bons amis qui l'insufflent, ni sérieux philosophé, ni bon écrivain, «penseur» à l'usage des gens du monde ou des gens-de-lettres, toujours flattés de voir un philosophe s'occuper d'eux, appeler Bovarysme une théorie, et fort reconnaissants de cet hommage. Pas sérieux.
— Et, en tant que philosophes proprement dits, un Bergson, un Durkheim, sont bien autrement importants; mais, n'est-ce pas, vous ne parlez ici que de littérature). Hello : mort depuis 15 ans (46) ; laissez les morts; il y aurait, sinon, trop à citer — et de plus importants que Hello.

Lyriker : Jammes (naturellement)
             Signoret (mort, — laissez)
             Van Lerberghe ( ''     ''   )
             Elskamp (exquis, mais de bagage bien mince ! vraiment pas bien important. Ceci soit dit entre nous, car j'ai pour lui une affection très vive) (47)
             Moréas (naturellement) (48)
             Vielé-Griffin (qu'il ne faut pas oublier)
             Saint-Pol-Roux (oui, certainement)
             Montesquiou (jamais de la vie ! pas un littérateur mais un clown)

Roman : Jules Renard (n'hésitez pas, c'est un écrivain prestigieux excellent)
             Philippe (oui certes)
             Anatole France (immanquablement)
             Rachilde (complètement inutile)
             Régnier (déjà nommé)
             Lorrain (Laissez les morts)
             Jean de Tinan ( ''   ''    , fait du reste double emploi avec Léautaud (oui) (49))

N'oubliez pas : Elémir Bourges (un peu sorti de la circulation, mais dont le Crépuscule des Dieux était un maître livre !) (50)
Péladan (51) (v. Montesquiou, etc., articles de bazar ; ne fait pas partie de la littérature)
et si vous nommez Aurel et Villetard (52), vous pourriez également nommer Boylesve (53). Pour Aurel et Villetard, il me semble que c'est leur faire beaucoup d'honneur ; eux-mêmes seront tout stupéfaits de se trouver sur votre liste. Je crois que ce sont de gentils écrivains... mais si peu représentatifs ! Au reste, pour ces deux derniers, je peux me tromper, n'ayant jamais rien lu d'eux.

Si vous citiez des morts, n'oubliez pas Jarry (54).

Il me semble que c'est à peu près tout.

Autre chose — réponse à votre lettre précédente : je me chagrine beaucoup à l'idée de ne rien pouvoir vous envoyer de neuf pour Hyperion (55), mais je ne peux ni ne veux me distraire du travail qui occupe depuis quelques mois, et pour quelques mois encore, toute ma vertu poétique (56).

Je songe à ma Bethsabé, ma plus récente production lyrique, passée complètement inaperçue dans l'Ermitage d'il y a deux ans (57), et que peut-être vous pourriez reprendre. Peut-être même arriverais-je à élaborer le troisième acte qui y manque encore... ?

Au revoir. Avec toute ma sympathie.

Votre

ANDRÉ GIDE.


Même lorsqu'il faisait régulièrement de la critique littéraire, à La Revue blanche puis à L'Ermitage (58), et quand il y devait reprendre goût pour La Nouvelle Revue Française, Gide s'en tint rarement
à la conception stricte du compte rendu ; on sait — et c'est ce qui fait de lui l'auteur d'un des plus importants ensembles critiques de notre temps (59) — qu'il s'élevait toujours volontiers, à propos d'un livre ou d'un auteur, à des considérations plus générales, constituant peu à peu un corps de doctrine, une esthétique qui était d'ailleurs pour lui sa suprême Weltanschauung, englobant, selon le célèbre mot final d'une de ses chroniques, la morale même (60). Qu'il ait à ce point mêlé, identifié l'art proprement créateur, la réflexion théorique et l'éthique individuelle l'insère naturellement dans la lignée symboliste, même si, dès Paludes, il a en fait rompu avec une littérature que marquait une certaine peur de la vie, des sens et de l'aventure, et qui «sentait furieusement le factice et le renfermé » (61) ; mais c'est aussi la raison pour laquelle il est assez malaisé de dégager, de cette complexe totalité, l'évolution de la pensée esthétique de Gide, au sens étroit du terme. En 1907-1908, toutefois, la situation nous paraît moins mouvante, plus saisissable, et les lettres qu'on a pu lire plus haut prennent un relief particulier.
Depuis 1902, depuis L'immoraliste, Gide n'a donné que quelques brefs articles, Amyntas (en 1906, à trois cent cinquante exemplaires) et Le Retour de l'Enfant prodigue, écrit en quinze jours au retour
d'un voyage à Berlin avec Maurice Denis et publié en mars dans Vers et Prose. A près de quarante ans, il est celui dont on dira encore en 1911 qu'il « semble mettre autant de soin à fuir la publicité que d'autres à la rechercher» (62), et qu'il y a même «dans cet isolement une superbe qui sent le fagot » (63). Qu'il y ait là une attitude délibérée, une stratégie dont le choix remonte sans doute, par réaction, au temps où Pierre Louys lui énumérait avec complaisance « les règles de l'autolançage » (64) ; que Gide soit décidé, et qu'il doive d'ailleurs le demeurer toujours, à «laisser [s]es livres choisir patiemment leurs lecteurs» (65), c'est incontestable. Il est non moins certain qu'à cette époque il commence à souffrir vivement de ce que, n'ayant rien fait pour se mettre en lumière, il reste dans l'ombre... « Il faut savoir ce que l'on veut », écrit-il en avril 1906 à Christian Beck, en lui parlant du «silence de la "critique", silence soigneusement entretenu jusqu'à ce jour par moi-même».

Et, ajoute-t-il, « ça n'est pas déjà si facile » (66) ; trois jours plus tôt, il était plus clair avec Jammes : «Depuis quinze jours environ [...], je plonge dans le noir. [...] Il est pourtant assez naturel qu'aucun critique ne parle d'un livre que, systématiquement, je n'envoie à aucun critique ; mais je m'en aperçois un peu trop. Ma fierté n'est pas naturelle ; je me raidis » (67). Et, dans son Journal de mai : «Insomnie prolongée. Souffrance aiguë à mon orgueil [...]. Oui, cette position était facile à prendre ; elle est cruellement pénible à garder. [...] Artisan de ma souffrance ! » (68). En janvier 1907, enfin : « Pourquoi parler du silence qui m'enveloppe, à quelqu'un qui, vivrait-il trois fois, ne pourra jamais comprendre que, ce silence autour de moi, c'est moi qui l'ai fait. [...] La beauté de cette attitude ne vaudra que si j'ai le courage (et la force) de la maintenir jusqu'au bout. Et j'ai tort de parler ici d'attitude, sans ajouter : naturelle aussitôt ; car c'est lorsque je m'en dépars que je me contrefais et me ride » (69).

Courage et force lui manquèrent-ils ? Du moins conçoit-on que, huit mois plus tard, lorsque survient la proposition de Haguenin, il commence à « être las de ne pas être » et en vienne à juger qu'il y a quelque... coquetterie dans son attitude, qu'il serait peut-être bon que Galatée se laissât enfin apprivoiser : certes, Berlin est loin, les représentations projetées du Roi Candaule ne se présentent pas dans les meilleures conditions et l'occasion, au fond, est médiocre ; n'importe, cette fois-ci, et pour la première fois, il joue le jeu — il s'explique, se présente, consent à la « publicité»...

On a vu qu'il n'est guère récompensé de ce changement de tactique. Du moins dans l'occurrence immédiate, car, coïncidant du reste avec « la reprise de son activité créatrice » (70), il est manifeste que cette époque est dans la carrière de Gide celle où il va rapidement s'imposer à la vue d'un public élargi ; à peine la tentative de renflouer Antée s'avère-t-elle un échec, au printemps 1908, que, tenace, Gide s'attache au projet d'une revue qui soit « bien à lui », à lui et à son groupe : de La Nouvelle Revue Française, il ne prendra pas nommément la direction, mais le rôle de maître d'œuvre qu'il y entend jouer implique l'abandon du superbe isolement où il s'est maintenu jusqu'ici. Assurément, Galatée n'aguichera pas le public, mais elle ne le fuira plus.


CLAUDE MARTIN



Notes :
29. Le 9 janvier, Gide recevait le télégramme suivant : « BIEN JOUE GURLITT TRES BONNE
GRAND SUCCES POUR MOITIE DE LA SALLE LE RESTE RECALCITRANT = HAGUENIN » (Bibliothèque Doucet, y 580.9, cf. Journal, p. 257). L'actrice Angelina Gurlitt tenait le rôle de Nyssia.

30. Voir Journal, p. 258-262 : « M'entendre dire que j'ai spéculé sur... m'entendre traiter de pornographe, de boulevardier, de vaudevilliste; accuser d'imiter Maeterlinck ! ou Donnay dont je n'ai jamais rien lu ! [...] monotonie effrayante de ces articles dont je n'ai lu entièrement que les premiers. Un, commence ainsi : « Le Roi Candaule a remporté un éclatant succès à Paris. (!) Cela ne nous étonne pas..., etc., - eine solche Schweinerei..., etc.» [...] Hier, 20 janvier, je recevais ma cent cinquante-troisième découpure (Candaule s'est joué le 9) — toutes injurieuses, malhonnêtes, stupides, infâmes ». V. une vue d'ensemble de la critique berlinoise dans la chronique de Lucile Dubois : « La France jugée à l'étranger : Le Roi Candaule à Berlin », Mercure de France, 1er
février 1908, p. 566-569.

31. Avant les deux comptes rendus élogieux de la représentation qu'il donna à la National Zeitung et à la Zeit, E. Haguenin avait publié, dans Der Tag du 6 janvier 1908, un article intitulé André Gide où il s'inspirait en partie de la longue lettre de Gide que nous publions.

32. Gide avait en effet fait traduire l'article précité du Tag pour Antée, la revue belge fondée en 1905 par Henri Vandeputte et Christian Beck, morte en septembre 1907 mais qu'en ce début de 1908 Vielé-Griffin et Gide essayaient de ressusciter à Paris : leurs efforts n'aboutirent qu'à un numéro sans lendemain, celui du 15 janvier (v. Michel Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes, Toulouse, Privat, 1960, p. 221-222) : l'article de Haguenin demeura donc inédit en français. Gide avait d'ailleurs spontanément renoncé à le faire paraître : après en avoir parlé à Vielé-Griffin (v. sa lettre du 6 février 1908, publiée par Béatrice W. Jasinski : « Gide et Vielé-Griffin », Modern Philology, novembre 1957, p. 114), mais de façon très hésitante («Ma "modestie" — ou mieux :
mon vif sentiment des convenances ! et mon désir d'obliger Haguenin sont en lutte »), il lui récrit, le 12 février : « J'ai fait traduire l'article, l'ai relu, mis au net... mais ma pudeur l'emporte : ne comptez pas sur la copie de Haguenin pour Antée. »

33. Nous n'avons pas retrouvé la précédente lettre de Gide, qui devait répondre à celle de Haguenin datée du « 9-10 Janvier 1908, 1 heure du matin » (Bibliothèque Doucet, y 580.10), où il racontait longuement (9 pages) la représentation du Kleine Theater. Gide répond ici à une nouvelle lettre de Haguenin, du 11 janvier (y 580.11), où celui-ci lui parlait du critique attitré de la National Zeitung qui venait d'écrire qu'il n'avait vu « aucun des mérites que signalait, dans l'œuvre de Gide, son compatriote » et ironisait sur les articles de Haguenin : « M. Haguenin nous a déchargé du soin
de raconter le Roi Candaule, non de celui de dire notre avis »...

34. Sans doute cette entrevue de Gide avec le directeur du Mercure fut-elle à l'origine de la chronique de Lucile Dubois citée page précédente, note 5 [30 ici].

35. Depuis L'Immoraliste, achevé en octobre 1901, Gide n'avait en effet rien publié d'important et avait connu de longues années d'apathie, d'atonie, de découragement dont témoigne le Journal. Mais en février 1907 il a achevé en une quinzaine de jours son Retour de l'Enfant prodigue, publié le mois suivant dans Vers et Prose... Et en cette année 1908, il écrit La Porte étroite, qu'il terminera le 15 octobre et qui paraîtra en 1909 dans les premiers numéros de la N.R.F. Quant au théâtre, Gide n'y reviendra que près de vingt ans plus tard, avec Œdipe, achevé en novembre 1930 et publié en
1931.

36. Dans sa lettre du 9-10 janvier, Haguenin se félicitait d'avoir amené, par son article, à s'intéresser à Candaule « au moins deux personnes — dont l'une est l'importante, influente et intelligente Mlle von Bunsen » ; en post-scriptum il demandait à Gide un livre dédicacé pour elle : « J'ai été très ému de l'ardeur qu'elle a mise à vous applaudir. Or, c'est une autorité, une influence, et un renom de gravité (elle a au moins 40 ans) »...

37. Double dactylographié, Bibliothèque Doucet, y 580.12. Le 15 janvier, Gide note dans son Journal : « La partie était mal engagée. J'ai gardé le double de ma lettre à Haguenin. Je voudrais qu'on la publiât, si jamais... »

38. De cette lettre (collection privée), sans enveloppe conservée, nous ne pouvons affirmer en toute certitude quel fut le destinataire ; très vraisemblablement, il s'agit de Franz Blei, qui allait traduire Bethsabé pour Hyperion.

39. Gide à Francis Jammes, quinze jours plus tôt : « Les deux Gourmont écrivent de jolies choses dans le Mercure ! Ce sera pour moi le signe de la vieillesse quand ces deux là auront cessé de m'indigner. [...] J'éclaterai si je n'écris pas un jour ce que je pense de ces déboiseurs. » (Lettre du 5 avril 1908, Correspondance Jammes-Gide, édition R. Mallet, Paris, Gallimard, 1948, p. 251)

40. Il apparaît que Blei, en demandant à Gide de l'aider à brosser un tableau de l'élite littéraire française, lui a soumis une liste de noms sur lesquels il sollicite son avis.

41. Camille Mauclair (qui, à ses débuts, avait conquis l'estime et l'amitié de Gide) avait, en mai 1907, porté aux nues Voici l'Homme — où Gide, que Claudel avait pourtant rendu « désireux d'aimer Suarès », n'avait puisé que « de l'exaspération » : « Je souffre à penser que cette informité même, aux yeux des Mauclair, passera pour la plus pure marque du génie » (lettre du 14 mars 1907 à Claudel, Correspondance, p. 72). Pourtant, trois mois plus tard (juillet 1908), il restera « confondu » devant la « magistrale étude de Suarès sur Ibsen », lira sa « Visite à Pascal avec une admiration plus grande encore » (lettre à Claudel, Correspondance, p. 86), et, finalement, rendra
visite au Condottière la veille de Noël 1908 (voir la Correspondance Gide-Suarès, édition S.D. Braun, Paris, Gallimard, 1963, p. 14).

42. La Tragédie d'Elektre et Oreste avait été publiée en 1905 par les Cahiers de la Quinzaine ; mais le drame d'Achille, commencé en 1895, était resté inachevé et avait été transformé en Achille vengeur, paru dans Vers et Prose de septembre 1907.

43. Journal de Gide, 8 février 1908 (p. 262) : « Verhaeren vient me lire d'admirables passages de son Hélène ». C'est la N.R.F. qui, en 1912, publiera Hélène de Sparte.

44. Le brillant et passionné Romantisme français, essai sûr la Révolution dans les sentiments et dans les idées au XIXe siècle, de Pierre Lasserre, avait paru en 1907. Cette sorte de synthèse des idées de Taine, Fustel, Maurras... avait eu, on le sait, un immense retentissement.

45. Jules de Gaultier, l'auteur du Bovarysme.

46. En fait, depuis 23 ans (1885). Gide relira en 1929 « une grande partie de L'Homme de Hello, où de très belles pages de critique assez pénétrante avoisinent d'effarantes niaiseries. L'absence de composition de ce livre reflète le désordre mystique de cette pauvre cervelle.» (Journal, 7 avril 1929, p. 918.)

47. Quoique né en 1862, le poète anversois n'a en effet publié que deux recueils. La Louange de la Vie et Enluminures (1898), et l'essentiel de son œuvre est soit inédite ou dispersée, soit encore à venir (v. ses Œuvres complètes, publiées par B. Delvaille, Paris, Seghers, 1967). Sous la plume de Gide, il n'est guère question de lui qu'à propos de Charles-Louis Philippe (dont le poète était l'ami), dans sa conférence de 1910 (O.C. VI, 145) et dans deux lettres à Jammes (Correspondance, p. 268-270), qui était également un grand ami d'Elskamp. Il ne le citera pas dans son Anthologie de la poésie française (Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1949).

48. Après une rencontre avec Moréas en avril 1906, Gide notait : « Je voudrais lui dire combien j'aime ses vers, mais je ne puis sortir de moi le moindre compliment » (Journal, p. 210), Quarante ans plus tard, son jugement sera tout autre : « Son insuffisance paraît tristement aujourd'hui » (Anthologie de la poésie française, p. 45)...

49. L'auteur des Essais de sentimentalisme et du Petit Ami (1903) avait d'ailleurs préfacé en 1899 l'Aimienne posthume de son ami Jean de Tinan, mort à vingt-quatre ans en 1898.

50. D'Élémir Bourges (1852-1925), Le Crépuscule des Dieux avait paru en 1884, Les Oiseaux s'envolent et les fleurs tombent en 1893, mais le grand drame de La Nef, dont la première partie fut publiée en 1904, ne devait être achevé qu'en 1922.

51. Alors qu'il était à Munich, au printemps 1892, le jeune Gide avait marqué une curiosité amusée pour le premier Salon de la Rose-Croix que le « Sâr » Joséphin Péladan organisait chez Durand-Ruel (v. la lettre du 25 mars 1892 de sa Correspondance avec sa mère, à paraître chez Gallimard) ; mais il ne le rencontrera pour la première fois qu'en 1912 (Journal, p. 356).

52. Deux romanciers publiés au Mercure. Assez bien en vue, Pierre Villetard avait obtenu des voix pour le Prix Goncourt ; la célèbre et remuante Aurel (Mme Alfred Mortier, née Aurélie de Faucamberge), une des cibles préférées des sarcasmes de Léautaud, venait de publier Les Jeux de la Flamme et Pour en finir avec l'Amant.

53. Gide a toujours eu une vive estime pour l'auteur de La Leçon d'amour dans un parc (« J'aime beaucoup Boylesve », écrira-t-il encore en 1947 à Martin du Gard, Correspondance, éd. J. Delay, t.III, p. 379). Deux mois plus tôt, en février 1908, il l'a loué en termes chaleureux pour Mon amour (lettre inédite, collection privée).

54. Qui vient de mourir, à trente-quatre ans, le 1er novembre 1907. On sait que le personnage de Jarry avait beaucoup frappé Gide, qui l'introduira dans un chapitre des Faux-Monnayeurs (III, VIII : « Le banquet des Argonautes »), tel qu'il l'avait vu au cours de dîners du Mercure à la Taverne du Panthéon (voir Christian Beck, dans Feuillets d'Automne, Paris, Mercure de France, 1949, p. 129-130).

55. La revue allemande dont s'occupe Franz Blei, et où il publiera en effet sa traduction de la Bethsabé de Gide (t. II, p. 108-124).

56. Il s'agit de La Porte étroite, qu'il achèvera le 15 octobre.

57. Les deux premières scènes de Bethsabé étaient en effet prévues dans L'Ermitage, non pas deux mais cinq ans plus tôt, dans les numéros de janvier et de février 1903 ; comme il l'écrit ici à Blei, Gide va trouver le temps, tout en terminant sa Porte étroite, de composer la troisième et dernière scène de Bethsabé, qui paraîtra, complète, dans Vers et Prose, t. XVI de décembre 1908.

58. Voir Kevin O'Neill : « Gide and L'Ermitage (1896-1906) », A.U.M.L.A., n° 20 (novembre 1963), p. 263-286.

59. On pourra bientôt lire l'ouvrage de M. Kevin O'Neill (de l'Université de Melbourne) sur La Pensée et la Critique littéraire de Gide et de son groupe jusqu'en 1914; quant à l'ensemble des Œuvres critiques de Gide, il constituera un volume de la Bibliothèque de la Pléiade, à paraître en 1971.

60. « — Mais qu'est-ce donc, selon vous, que la morale ? — Une dépendance de l'Esthétique » (Première visite de l'Interviewer, dans L'Ermitage de janvier 1905, reprise dans Nouveaux Prétextes [Prétextes, Paris : Mercure de France, 1963, p. 168]).

61. Préface de 1927 aux Nourritures terrestres (Romans, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 249).

62. Paul Souday, «André Gide», Le Temps, 25 juillet 1911 (repris dans son André Gide, Paris, Kra, 1927, p. 7).


63. Jean de Pierrefeu, « L'immoraliste et son Disciple », L'Opinion, 25 décembre 1911.

64. Lettre de Louÿs à Gide, 1890 (Paul Iseler, Les Débuts d'André Gide vus par Pierre Louÿs, Paris, Ed. du Sagittaire, 1937, p. 75).

65. Journal, 29 novembre 1921, p. 703.

66. Lettre du 29 avril 1906 (Lettres à Christian Beck, Bruxelles, Ed. de l'Altitude, 1946, p. 39).

67. Lettre à Jammes, 26 avril 1906 (Correspondance, p. 234. Le livre dont il est question est Amyntas). Cf. Journal, 7 mai 1906, p. 215 : « Je commence à croire que j'ai encore plus de fierté que d'orgueil »...

68. Journal, 19 mai 1906, p. 221.

69. Ibid., 9 janvier 1907, p. 230-1.

70. Suivant la formule qui sert de titre à l'analyse faite par Daniel Moutote des cahiers IX, X et XI du Journal (Le Journal de Gide et les Problèmes du Moi (1889-1925), Paris, P.U.F., 1968, p. 185)."

mercredi 27 avril 2011

100 ans d'édition : un superbe catalogue


100 ans d'édition
Un catalogue de livres rares proposés par 
Henri Vignes, Les Libraires associés et Jean-Etienne Huret
Avant-propos d'Antoine Gallimard



De toutes les manifestations qui célèbrent le centenaire des éditions Gallimard, celle qui réunit dans un superbe catalogue la Librairie Vignes, la LibrairieJean-Etienne Huret et les Libraires associés Alban Caussé et Jacques Desse mérite d'être soulignée. « Je salue l’initiative de ces trois libraires qui ont décidé, une fois n’est pas coutume, d’entremêler leur fonds, pour nous offrir un point de vue exceptionnel sur cette aventure éditoriale aux multiples facettes », déclare d'ailleurs Antoine Gallimard dans la préface de ce catalogue.

Conçu comme « une promenade dans les rayonnages de ces trois libraires », et non comme une anthologie ou un best-of, l'ensemble est attachant parce qu'il ressemble à la bibliothèque, réelle ou rêvée, de tout amateur de littérature autant que de livres. Pour le rêve : ce lot de 569 volumes de la NRF quasi-complet jusqu’en 1971 (16500€), une superbe édition de Barnabooth (5000 €) ou la collection complète des albums de la Pléiade (4500€). Mais une grande partie de ces quelques 740 références reste à la portée du plus grand nombre.

Le classement chronologique s'interrompt pour de très intéressants gros plans sur un auteur : Gide bien sûr, Proust, Céline, Malraux... ou un thème particulier : le surréalisme, les livres pour enfants, la Bibliothèque de la Pléiade, les collections en format de poche, les correspondances ou une sélection sous la question « Gallimard éditeur « Gay » ? »... Gide est très présent au fil de cette histoire de Gallimard « vue du grenier » : éditions originales, traduction, éditions illustrées, correspondances et divers envois autographes.


Quatre parutions

Le numéro 32 de la revue internationale de critique génétique GENESIS est consacré aux « journaux personnels » sur papier, en ligne, vrais ou faux, genèse permanente et objets de la critique génétique... Avec un entretien de Martine Sagaert avec Catherine Viollet sur Les manuscrits du Journal d'André Gide.


François Ouellet, professeur au département des arts et lettres et titulaire de la chaire de recherche du Canada sur le roman moderne, vient de publier deux ouvrages aux éditions Nota bene dont En marge. Relire vingt-cinq romanciers méconnus du XXe siècle, sur ces auteurs qui habitent l'ombre et la marge, comme Pierre Herbart, René Boylesve, Jean Paulhan, Jean Prévost, Jean Schlumberger... (Textes de Patrick Bergeron, Roland Bourneuf, Bruno Curatolo, Hélène Gaudreau, Patrick Guay, François Lermigeaux, François Ouellet, Jacques Poirier, Paul Renard et Philippe Wah).
Présentation de François Ouellet :

Que ce soit par tempérament ou malgré eux, les romanciers français que nous présentons ici ont en commun de se situer en marge, à la lisière de la métropole littéraire, dans les banlieues souvent grises du texte, tristes dortoirs de second rayon. Bien que plusieurs de ces romanciers aient bénéficié d'un succès d'estime auprès de leurs pairs, la hauteur symbolique des grandes avenues urbaines de l'institution littéraire les confine dans l'ombre ; ils habitent donc aujourd'hui les marges des grands auteurs : Pierre Herbart celles de Gide, Raymond Guérin celles de Céline ou Alexandre Vialatte celles de Kafka; les marges des ouvrages d'histoire littéraire, où dans le meilleur des cas ils sont seulement mentionnés au passage; les marges éditoriales, car lorsqu'ils sont réédités, c'est habituellement dans la collection «L'Imaginaire» plutôt que dans «Folio» et chez de «petits éditeurs» comme Le Dilettante, Le Temps qu'il fait, Le Passeur à Nantes ou Finitude à Bordeaux.

La littérature ne désigne pas seulement les textes que nous lisons, mais aussi le système qui la fait vivre, système régulé par les modes et les idéologies, les opinions et les passions. Elle est donc aussi affairede classe — mais elle le serait de moins en moins —, dont les catégories sont au moins tripartites : la haute, occupée disons par les « classiques »; la mitoyenne, habitée par les écrivains méconnus, dont les œuvres ne sont pas reconnues à leur juste valeur; la basse, sans doute la plus populeuse, que nourrissent les écrivains oubliés et qui, pour la plupart, ne peuvent guère espérer de promotion. Comme dans toute société, les changements de classe sont possibles : il arrive en effet qu'un parfait oublié devienne un grand méconnu (Emmanuel Bove), qu'un méconnu — mais cela est plus rare — parvienne patiemment à se hisser parmi les classiques (Stendhal) ou encore qu'un classique soit retrogradé (disons Romain Rolland). Du reste, les frontières sont rarement étanches, des flottements existent et certains écrivains ne trouvent jamais tout à fait leur place — et c'est tant mieux, cela prouve que la littérature est vivante.



Après sa remarquable édition de la Bibliographie des Editions de Minuit, parue l'an passé, Henri Vignes s'est attaché avec Pierre Boudrot à faire une histoire des premiers temps de la future maison Gallimard à travers le seul filtre des livres qui paraissent au cours de la première décennie de son existence : Bibliographie des Éditions de la Nouvelle Revue française (26 mai 1911 – 15 juillet 1919); toujours aux Editions Cendres.

Présentation de l'éditeur :
Avant l’établissement de la « maison Gallimard » en juillet 1919, les Éditions de la Nouvelle Revue française, issues de la célèbre revue éponyme, ont publié une centaine d’ouvrages à partir de mai 1911, à l’initiative d’André Gide, Jean Schlumberger, Jacques Rivière et Jacques Copeau, et avec l’appui financier de Gaston Gallimard : Proust, Claudel, Valéry figurent à leur catalogue, ainsi que Suarès, Fargue, Larbaud, Saint-John Perse et Drieu la Rochelle.
Avec le renfort des correspondances échangées par ses différents protagonistes, la présente bibliographie retrace cette aventure intellectuelle et humaine, à l’origine d’une extraordinaire réussite culturelle et commerciale. Ces années d’apprentissage témoignent de la rationalisation de pratiques éditoriales qui resteront en usage pendant une grande partie du siècle, tandis que s’élaborent les codes de la bibliophilie moderne, appelée à un formidable essor dans l’entre deux-guerres.
Après une introduction historique, la bibliographie décrit de manière chronologique les 111 titres parus en précisant les variantes de leurs différents tirages. Suivent en annexe une bibliographie, le corpus des correspondances et journaux littéraires sur la période, et l’index des auteurs, préfaciers et traducteurs, des dédicataires, des titres, des imprimeurs et des genres.


ISBN : 978-2-86742-182-2


Un dernier mot enfin pour vous signaler le nouveau livre de David H. Walker : Consumer Chronicles. Cultures of Consumption in Modern French Literature, ou comment dresser une histoire de la société de consommation française à travers les témoignages littéraires tirés de Huysmans, Balzac, Zola, Céline ou Gide.

Présentation de l'éditeur :

The consumer revolution, extending market forces into every area of social and private life, has been perceived as a challenge to core elements in French culture, such as traditional artisan crafts and small businesses. Historians and sociologists have charted the increasing commercialisation of everyday life over the twentieth century, but few have paid systematic attention to the crucial testimony provided by authors of fiction. Consumer Chronicles offers close readings of a series of novels, selected for their authentic portrayal of consumer behaviour, and analysed in relation to their social, cultural and historical contexts. Walker’s study, offering an imaginative interdisciplinary panorama covering the impact of affluence on French shoppers, shopkeepers and society, provides telling new insights into the history and characteristics of the consumer mentality.

"A work of impeccable scholarship, and possesses the virtues of ample illustration, detailed demonstration, and the relentless, exhaustive pursuit of a single broad topic." Professor David Bellos, Princeton University