mercredi 30 mars 2011

Le Tableau de Montfort

Vingt-cinq ans de Littérature Française. 
Tableau de la vie littéraire de 1895 à 1920 
publié sous la direction M. Eugène Montfort, 
deux volumes, Librairie de France, Paris, sans date.



Emanation de la revue Les Marges, les Vingt-cinq Ans de Littérature Française. Tableau de la vie littéraire de 1895 à 1920 sont publiés de 1923 à 1928* par la Librairie de France de Sant'Andréa, Marcelou et Cie, sous forme de fascicules à relier. Ils seront ensuite repris dans une édition en deux volumes, chez le même éditeur, en 1928 très probablement. Le directeur de la collection est Eugène Montfort et les auteurs des brochures sont eux aussi des collaborateurs des Marges.

Les 10 chapitres qui forment le tome I de l'édition de 1928 :

- La poésie, par Paul Aeschiman
- Bibliographie de la poésie, par Jean Bonnerot
- La philosophie, par Pierre Lasserre
- Le théâtre, par Claude Berton
- Bibliographie théâtrale, par Jean Bonnerot
- Les essayistes, par Michel Puy
- La critique des journaux et des revues, par Jules Bertaut
- Le roman, par Eugène Montfort
- Bibliographie du roman, par Pierre Leguay
- L'évolution de la langue et du style, par Pierre Lièvre

Les 14 chapitres du tome II :

- L'académie française, par Maxime Revon et Pierre Billotey
- L'Académie Goncourt, par Léon Deffoux
- La littérature féminine, par Henriette Charasson
- La littérature française à l'étranger (Belgique, par Louis Dumont-Walden, Suisse, par Robert de Traz, Canada par Berthelot-Brunet)
- Les écrivains morts à la guerre, par Edmond Pilon
- Les salons littéraires, par Maxime Revon et Pierre Billotey
- Les cafés littéraires, par André Billy
- Les écoles littéraires, par Maurice Le Blond
- Les chapelles littéraires, par Philoxène Bisson
- Types curieux et pittoresques: Guillaume Apollinaire, Christian Beck, Henri Degron, Max Jacob, Alfred Jarry, Ernest la Jeunesse, Paul Léautaud, Robert de Montesquiou, Jean Moréas, Germain Nouveau, Saint-Pol-Roux
- Les revues littéraires, par Philoxène Bisson
- La bibliophilie, par A. de Bersaucourt
- Les journalistes, par Louis Latzarus
- Edition et librairie, par Jean de Niort


 L'un des fascicules à relier parus entre 1923 et 1928


On imagine assez bien comment l'éphémère directeur de la Nouvelle Revue Française peint son Tableau, ce qui donne à l'Avertissement qu'il signe en tête du premier tome un sel tout particulier :

« Sur cette période littéraire complexe, passionnante et si mal connue, nous n'avons pas voulu élaborer de légendes, recueillir des dépositions douteuses, intéressées ou fantaisistes. […] Nous nous sommes donc entouré de collaborateurs possédant personnellement, directement – et non pas de seconde main – le sujet qu'ils avaient à traiter. »

Et parmi ces collaborateurs, Philoxène Bisson, qui n'est autre que Montfort lui-même, et qui peut ainsi tresser des lauriers du type : « Eugène Montfort ne se trompait pas... ». De bout en bout ce Tableau de la vie littéraire défend les thèmes et les thèses des Marges. On est loin de la promesse de neutralité historique, surtout lorsque Philoxène évoque les « chapelles littéraires ». Mais parce qu'il émane de l'une d'elles, il est un document précieux et magnifiquement illustré de portraits, dessins, et fac-similés, pour qui veut se plonger dans la vie littéraire de l'époque. Là-dessus, le titre dit vrai.

Alors bien sûr Gide y reçoit l'accueil qu'on imagine. Et, sans surprise et tout particulièrement, dans les fascicules signés Philoxène Montfort. Ainsi dans Le Roman :

« Avant d'en arriver là, notons comme romanciers ou conteurs issus du symbolisme, mais cadets des précédents : André Gide {L'Immoraliste, les Caves du Vatican), auteur subtil, curieux, mais décevant, sophistique et d'une pensée fuyante, affligé de sérieuses tares morales et intellectuelles, écrivain d'ailleurs surfait » (tome I, p. 269)

Et surtout dans Les Chapelles Littéraires :

« Il fallait se donner un air, étonner le bourgeois : le symboliste hermétique et dédaigneux, c'était la suite, après des années, du poitrinaire romantique. Et le snob écarquillait les yeux. M. de Montesquiou l'émerveillait, Huysmans et les occultistes le faisaient rêver, Jules Bois, lui-même, l'inquiétait, Jean Lorrain, Oscar Wilde, tous les invertis littéraires excitaient sa curiosité. Mais ce n'est pas fini, puisque M. André Gide, M. Cocteau, les cubistes et puis les dadas continuent, ainsi que feu M. Marcel Proust, à ravir les snobs. » (tome II, p.220)

Après la chapelle mallarméenne (« En même temps que celle de Mallarmée, aucune chapelle ne s'éleva. La sienne suffisait. »), et la « cathédrale » Claudel, Montfort en revient à Gide :

« Si Paul Claudel n'est pas un auteur de chapelle, à cause de l'humanité profonde de ses ouvrages, M. André Gide, dont la psychologie est extrêmement particulière, qui présente lui-même un véritable cas, apparaît, au contraire, tout à fait comme un écrivain de cénacle. On doit reconnaître que, depuis 1895, c'est la chapelle Gide qui s'est montrée la plus résistante et la plus achevée, d'ailleurs c'est à peu près la seule chapelle de la littérature contemporaine, et si elle n'existait pas, nous en serions réduits à parler d'oratoires tout-à-fait minuscules.

M. André Chaumeix estime qu'André Gide est « le plus hermétique des maîtres de la jeunesse intellectuelle ». Pour M. Paul Souday, ses idées sont un peu fuyantes et contradictoires ; il ne sait pas les lier, c'est un sophiste. L'obscurité, des idées fuyantes, des sophismes, voilà qui exerce une forte séduction sur de tout jeunes gens sans expérience dont la critique n'est pas sûre.
Le mystère les attire, et généralement ils sont séduits davantage par ce qui est maladif et absurde que par ce qui est sain et d'une droite logique. La raison, la sagesse, la logique, n'ont d'empire que sur les hommes faits ; elles sont impuissantes à agir sur les femmes ou sur les adolescents. M. Gide, qui professe le goût du vice, l'amour du mal, le culte du mensonge, et qui offre un exemple d'inversion mentale caractérisé, devait plaire aux jeunes écrivains non formés encore et cherchant autour d'eux quelque chose de curieux, d'étrange. L'auteur de L' Immoraliste faisait bien leur affaire : « Ce fond insoumis et pervers, plein de choses effrayantes dont il remue la vase, voilà proprement son domaine », écrivait de lui M. Henri Massis. Quelle perversité séduisante pour des enfants malades de littérature! Et c'est bien là, en effet, ce qui les attire, puisqu'un jeune disciple de M. Gide, M. Marcel Arland, a noté dans La Nouvelle Revue française : « Chez les uns, il a surtout insinué un goût passionné pour certaines amoralités, certaines expériences psychologiques, d'une pratique dangereuse et fort charmante. Lafcadio a maintenant appris d'autres manières plus nuancées que par le passé de tuer un homme ou de commettre un acte gratuit... »
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Développer le goût de certaines amoralités et apprendre des manières nuancées de tuer un homme : on voit tout de suite que des chapelles de cette nature ne sont plus exclusivement littéraires. Elles intéressent la morale, elles dépendent de la physiologie. C'est que plus le siècle ira, plus la littérature deviendra «physique», participant du détraquement universel, du déraillement général. Pourrait-on citer encore comme des chapelles littéraires celle d'une Renée Vivien, celle d'un Jean Cocteau. Étranges petits temples de la mode, où presque rien ne rappelle un grand passé, où l'art est en vérité mélangé à trop d'autres choses.
En 1920, après la guerre, on peut donc dire qu'il n'existe plus de chapelles. Sans doute faudra- t-il attendre bien des années avant de voir se recomposer un milieu intellectuel qui permette de nouveau la pratique de ces petits cultes trop raffinés. Présentement, ils semblent bien périmés. » (tome II, pp. 222-223)


Eugène Montfort à 20 ans,
l'un des nombreux documents iconographiques
de ce Tableau de la vie littéraire.


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* Date conjecturale pour les dernières parutions : si les premiers numéros sont bien signalés par d'autres revues comme l'Almanach des lettres françaises et étrangères dès 1923, les fascicules ne sont pas datés. Dans son «Avertissement » à l'édition en deux volumes, non datée elle aussi, Montfort parle du « fruit d'un labeur de cinq années ».

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