mercredi 30 mars 2011

Le Tableau de Montfort

Vingt-cinq ans de Littérature Française. 
Tableau de la vie littéraire de 1895 à 1920 
publié sous la direction M. Eugène Montfort, 
deux volumes, Librairie de France, Paris, sans date.



Emanation de la revue Les Marges, les Vingt-cinq Ans de Littérature Française. Tableau de la vie littéraire de 1895 à 1920 sont publiés de 1923 à 1928* par la Librairie de France de Sant'Andréa, Marcelou et Cie, sous forme de fascicules à relier. Ils seront ensuite repris dans une édition en deux volumes, chez le même éditeur, en 1928 très probablement. Le directeur de la collection est Eugène Montfort et les auteurs des brochures sont eux aussi des collaborateurs des Marges.

Les 10 chapitres qui forment le tome I de l'édition de 1928 :

- La poésie, par Paul Aeschiman
- Bibliographie de la poésie, par Jean Bonnerot
- La philosophie, par Pierre Lasserre
- Le théâtre, par Claude Berton
- Bibliographie théâtrale, par Jean Bonnerot
- Les essayistes, par Michel Puy
- La critique des journaux et des revues, par Jules Bertaut
- Le roman, par Eugène Montfort
- Bibliographie du roman, par Pierre Leguay
- L'évolution de la langue et du style, par Pierre Lièvre

Les 14 chapitres du tome II :

- L'académie française, par Maxime Revon et Pierre Billotey
- L'Académie Goncourt, par Léon Deffoux
- La littérature féminine, par Henriette Charasson
- La littérature française à l'étranger (Belgique, par Louis Dumont-Walden, Suisse, par Robert de Traz, Canada par Berthelot-Brunet)
- Les écrivains morts à la guerre, par Edmond Pilon
- Les salons littéraires, par Maxime Revon et Pierre Billotey
- Les cafés littéraires, par André Billy
- Les écoles littéraires, par Maurice Le Blond
- Les chapelles littéraires, par Philoxène Bisson
- Types curieux et pittoresques: Guillaume Apollinaire, Christian Beck, Henri Degron, Max Jacob, Alfred Jarry, Ernest la Jeunesse, Paul Léautaud, Robert de Montesquiou, Jean Moréas, Germain Nouveau, Saint-Pol-Roux
- Les revues littéraires, par Philoxène Bisson
- La bibliophilie, par A. de Bersaucourt
- Les journalistes, par Louis Latzarus
- Edition et librairie, par Jean de Niort


 L'un des fascicules à relier parus entre 1923 et 1928


On imagine assez bien comment l'éphémère directeur de la Nouvelle Revue Française peint son Tableau, ce qui donne à l'Avertissement qu'il signe en tête du premier tome un sel tout particulier :

« Sur cette période littéraire complexe, passionnante et si mal connue, nous n'avons pas voulu élaborer de légendes, recueillir des dépositions douteuses, intéressées ou fantaisistes. […] Nous nous sommes donc entouré de collaborateurs possédant personnellement, directement – et non pas de seconde main – le sujet qu'ils avaient à traiter. »

Et parmi ces collaborateurs, Philoxène Bisson, qui n'est autre que Montfort lui-même, et qui peut ainsi tresser des lauriers du type : « Eugène Montfort ne se trompait pas... ». De bout en bout ce Tableau de la vie littéraire défend les thèmes et les thèses des Marges. On est loin de la promesse de neutralité historique, surtout lorsque Philoxène évoque les « chapelles littéraires ». Mais parce qu'il émane de l'une d'elles, il est un document précieux et magnifiquement illustré de portraits, dessins, et fac-similés, pour qui veut se plonger dans la vie littéraire de l'époque. Là-dessus, le titre dit vrai.

Alors bien sûr Gide y reçoit l'accueil qu'on imagine. Et, sans surprise et tout particulièrement, dans les fascicules signés Philoxène Montfort. Ainsi dans Le Roman :

« Avant d'en arriver là, notons comme romanciers ou conteurs issus du symbolisme, mais cadets des précédents : André Gide {L'Immoraliste, les Caves du Vatican), auteur subtil, curieux, mais décevant, sophistique et d'une pensée fuyante, affligé de sérieuses tares morales et intellectuelles, écrivain d'ailleurs surfait » (tome I, p. 269)

Et surtout dans Les Chapelles Littéraires :

« Il fallait se donner un air, étonner le bourgeois : le symboliste hermétique et dédaigneux, c'était la suite, après des années, du poitrinaire romantique. Et le snob écarquillait les yeux. M. de Montesquiou l'émerveillait, Huysmans et les occultistes le faisaient rêver, Jules Bois, lui-même, l'inquiétait, Jean Lorrain, Oscar Wilde, tous les invertis littéraires excitaient sa curiosité. Mais ce n'est pas fini, puisque M. André Gide, M. Cocteau, les cubistes et puis les dadas continuent, ainsi que feu M. Marcel Proust, à ravir les snobs. » (tome II, p.220)

Après la chapelle mallarméenne (« En même temps que celle de Mallarmée, aucune chapelle ne s'éleva. La sienne suffisait. »), et la « cathédrale » Claudel, Montfort en revient à Gide :

« Si Paul Claudel n'est pas un auteur de chapelle, à cause de l'humanité profonde de ses ouvrages, M. André Gide, dont la psychologie est extrêmement particulière, qui présente lui-même un véritable cas, apparaît, au contraire, tout à fait comme un écrivain de cénacle. On doit reconnaître que, depuis 1895, c'est la chapelle Gide qui s'est montrée la plus résistante et la plus achevée, d'ailleurs c'est à peu près la seule chapelle de la littérature contemporaine, et si elle n'existait pas, nous en serions réduits à parler d'oratoires tout-à-fait minuscules.

M. André Chaumeix estime qu'André Gide est « le plus hermétique des maîtres de la jeunesse intellectuelle ». Pour M. Paul Souday, ses idées sont un peu fuyantes et contradictoires ; il ne sait pas les lier, c'est un sophiste. L'obscurité, des idées fuyantes, des sophismes, voilà qui exerce une forte séduction sur de tout jeunes gens sans expérience dont la critique n'est pas sûre.
Le mystère les attire, et généralement ils sont séduits davantage par ce qui est maladif et absurde que par ce qui est sain et d'une droite logique. La raison, la sagesse, la logique, n'ont d'empire que sur les hommes faits ; elles sont impuissantes à agir sur les femmes ou sur les adolescents. M. Gide, qui professe le goût du vice, l'amour du mal, le culte du mensonge, et qui offre un exemple d'inversion mentale caractérisé, devait plaire aux jeunes écrivains non formés encore et cherchant autour d'eux quelque chose de curieux, d'étrange. L'auteur de L' Immoraliste faisait bien leur affaire : « Ce fond insoumis et pervers, plein de choses effrayantes dont il remue la vase, voilà proprement son domaine », écrivait de lui M. Henri Massis. Quelle perversité séduisante pour des enfants malades de littérature! Et c'est bien là, en effet, ce qui les attire, puisqu'un jeune disciple de M. Gide, M. Marcel Arland, a noté dans La Nouvelle Revue française : « Chez les uns, il a surtout insinué un goût passionné pour certaines amoralités, certaines expériences psychologiques, d'une pratique dangereuse et fort charmante. Lafcadio a maintenant appris d'autres manières plus nuancées que par le passé de tuer un homme ou de commettre un acte gratuit... »
*
* *
Développer le goût de certaines amoralités et apprendre des manières nuancées de tuer un homme : on voit tout de suite que des chapelles de cette nature ne sont plus exclusivement littéraires. Elles intéressent la morale, elles dépendent de la physiologie. C'est que plus le siècle ira, plus la littérature deviendra «physique», participant du détraquement universel, du déraillement général. Pourrait-on citer encore comme des chapelles littéraires celle d'une Renée Vivien, celle d'un Jean Cocteau. Étranges petits temples de la mode, où presque rien ne rappelle un grand passé, où l'art est en vérité mélangé à trop d'autres choses.
En 1920, après la guerre, on peut donc dire qu'il n'existe plus de chapelles. Sans doute faudra- t-il attendre bien des années avant de voir se recomposer un milieu intellectuel qui permette de nouveau la pratique de ces petits cultes trop raffinés. Présentement, ils semblent bien périmés. » (tome II, pp. 222-223)


Eugène Montfort à 20 ans,
l'un des nombreux documents iconographiques
de ce Tableau de la vie littéraire.


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* Date conjecturale pour les dernières parutions : si les premiers numéros sont bien signalés par d'autres revues comme l'Almanach des lettres françaises et étrangères dès 1923, les fascicules ne sont pas datés. Dans son «Avertissement » à l'édition en deux volumes, non datée elle aussi, Montfort parle du « fruit d'un labeur de cinq années ».

lundi 21 mars 2011

Six rendez-vous à noter

Gallimard, le Roi Lire, documentaire de William Karel
(France, 2010, 1h30mn)
Coproduction ARTE France, Les Films du Bouloi, INA


Ce soir lundi 21 mars à 22h10 et demain mardi 22 mars à 10h en rediffusion, Arte diffuse "Gallimard, le Roi Lire", un documentaire de William Karel sur les cent ans d'histoire de la maison d'édition. Arte propose un dossier très complet autour du film avec une interviou du réalisateur, un entretien vidéo avec Alban Cerisier, l'historien-maison, ou encore un intéressant point de vue sur l'avenir du livre numérique.




Gallimard, 1911-2011 : un siècle d'édition
du 22 mars 2011 au 3 juillet 2011
à la BnF (site François Mitterrand, galerie François Ier)
mardi - samedi de 10h à 19h - dimanche de 13h à 19h
sauf lundi et jours fériés - entrée 7 €


A partir de demain mardi 22 mars et jusqu'au 3 juillet, la Bibliothèque nationale de France propose une exposition sur le centenaire de Gallimard à travers un choix exceptionnel de manuscrits, éditions originales, correspondances et photographies. Grâce à un partenariat avec l’Institut National de l’Audiovisuel, d’importantes ressources sonores et audiovisuelles seront également présentées.



Une plaque commémorative est inaugurée mercredi sur la façade
de l'immeuble de Roger Martin du Gard, rue du Dragon à Paris


Mercredi 23 mars à 11h15, inauguration d'une plaque commémorative apposée sur la façade de l'immeuble où vécut Roger Martin du Gard, au 10 de la rue du Dragon dans le sixième arrondissement. Plus de renseignements sur le blog de notre ami Philippe Brin.



Lectures au Théâtre de l'Odéon :
les correspondances de Gallimard
et les premiers romans



Le Théâtre de l'Odéon fête lui aussi le centenaire des éditions Gallimard avec plusieurs spectacles et lectures dont "Les correspondances de Gaston Gallimard", lundi 28 mars à 20h, lues par Michaël Lonsdale et Didier Sandre. Choix de textes établi par Aspiciendo Senescis, piochés dans la correspondance avec Jacques Rivière, André Gide, Roger Martin du Gard, Marcel Proust, Paul Claudel et Louis-Ferdinand Céline. (Théâtre de l’Odéon – Grande salle / Tarifs 18€ – 12€ – 8€ – 6€)




Mercredi 13 avril se tient à Mulhouse un séminaire de recherche hors programme portant sur "L'autoréflexivité en pratique". Au programme :
Audrey BLIND : « Le coupe-papiers dans Si par une nuit d'hiver un voyageur d'Italo Calvino ».
Laura BOCCIA : « Un arbre et ses feuilles dans Si par une nuit d'hiver un voyageur d'Italo Calvino ».
Elsa DONTENVILLE : « La figure de Narcisse dans Fable de Robert Pinget ».
Éric GENGENWIN : « La figure de Tityre dans Paludes d'André Gide ».
Laurent HUG : « Le motif de l'escalier dans Adrienne Mesurat de Julien Green ».
Valentina MAINI : « La scène au miroir dans Nana d'Émile Zola ».
Nicola PISELLO : « La nourriture de "Monsieur Teste" (Paul Valéry) ».

Mercredi 13 avril, de 13h30 à 17h30, FLSH, Salle Starcky (210), 10, rue des Frères Lumière, Campus de Mulhouse. Plus d'informations et contacts sur le site Fabula.



Des poèmes de Malaquais illustrés par Gilbert Fontanet

La Société Jean Malaquais avec la Libraire Folies d'Encre à Saint-Denis vous invitent samedi 23 avril à 19h30 pour une exposition et présentation du recueil des poésies de Jean Malaquais illustrées par Gilbert Fontanet. Des poèmes et des pages de prose de Jean Malaquais feront l’objet de lectures et d’interprétations. Suivra une présentation de Jean Malaquais agrémentée de la dégustation de plats que chacun voudra bien apporte.

vendredi 18 mars 2011

Françoise Giroud et les Faux-Monnayeurs

Le prochain Bulletin des Amis d'André Gide devrait revenir sur l'adaptation des Faux-Monnayeurs pour la télévision par Benoît Jacquot. Le choix des acteurs, volontairement plus jeunes que leurs personnages, et surtout des ellipses pour le moins curieuses, faisaient parfois pencher le film à la limite de l'incompréhensible.

Malgré une audience très faible, moins de deux millions de téléspectateurs, le film a toutefois fait s'envoler les ventes du livre dans les jours qui ont suivi sa diffusion. Le débat reste donc ouvert, surtout à l'heure où le film de Benoît Jacquot commence désormais une carrière pédagogique...

Il faut dire qu'une grande attente entourait ce film dont plusieurs adaptations pour le cinématographe avaient déjà été tentées. Toutes avaient avorté et une quasi malédiction paraissait planer sur ce projet... La dernière remonte au début des années 90 (le tournage était prévu en septembre 1993) par la réalisatrice Agnieszka Holland avec Françoise Giroud pour l'adaptation cinématographique.

« Quand j'aurai achevé le montage du « Jardin secret », je commencerai avec Françoise Giroud l'adaptation des « Faux-Monnayeurs», d'André Gide, que je tournerai en France à l'automne prochain », annonçait en effet Agnieszka Holland à Jacqueline Artus dans le Nouvel'Obs du 29 octobre 1992.

A l'occasion d'un dossier spécial « André Gide, le contemporain capital », le Magazine littéraire de janvier 1993 (n°306) annonçait lui aussi la préparation de ce film-évènement et publiait un entretien avec Françoise Giroud. Le film ne se fera pas mais cet échange avec Serge Sanchez laisse entr'apercevoir la direction choisie, bien différente de celle de Benoît Jacquot.





"Les Faux-Monnayeurs au cinéma
Françoise Giroud n'avait pas seize ans quand elle a rencontré André Gide. Aujourd'hui, en collaboration avec la réalisatrice Agnieszka Holland, elle travaille à l'adaptation cinématographique des Faux-Monnayeurs?
Propos recueillis par Serge Sanchez


C'est en 1932 que vous avez rencontré Gide à son domicile de la rue Vaneau. Pouvez-vous nous raconter les circonstances de celle rencontre et l'impression que vous a faite celui qu'André Rouveyre avait nommé « le contemporain capital » ?
— Lorsque j'ai rencontré Gide*, c'était un monsieur très illustre, il jouissait d'un immense prestige auprès de la jeunesse. Sa notoriété reposait essentiellement sur les Nourritures terrestres. C'est un livre qui a bouleversé les gens, qui a fait une sensation terrible au moment de sa sortie... C'est une chose dont on se fait peu idée aujourd'hui. La comparaison pourrait juste être faite avec la renommée dont a joui Sartre plus récemment. Lorsque je suis allée le voir, j'étais persuadée que Gide allait m'interroger et juger de mon niveau de culture d'après mes lectures. Je m'apprêtais à passer un examen, avec lui. Je craignais d'ailleurs qu'il ne m'interrogeât sur Les Faux-Monnayeurs, que je n'avais pas lu, à l'époque... Ce que l'on percevait de Gide, en sa présence, c'est l'impression d'avoir affaire à quelqu'un d'un peu froid. J'avais à peine 16 ans à cette époque, et, bien entendu, il me considérait comme une petite fille. Je dois dire que cela avait un côté très agréable... Gide m'a engagée comme secrétaire, mais avant cela, il m'a soumise à un test. Il m'a tendu un livre de Sainte-Beuve et m'a demandé de le ranger dans sa bibliothèque. Il a ensuite vérifié si je l'avais classé à S ou à B... A B, j'aurais été recalée.
Le comportement de Gide était peu conforme à la légende du grand homme...
— J'avais mis Gide sur un piédestal, et quand je suis arrivée chez lui, la première fois, il était en train de prendre une leçon de yoyo avec un professeur asiatique** ! S'il avait simplement joué au yoyo, comme c'était la mode, je l'aurais compris, cela m'aurait moins choquée ; mais là, voyez-vous, il prenait des leçons régulièrement...
Avez-vous, en quelque sorte, retiré un enseignement d'une attitude si étonnante ?
—Un enseignement... Non, je ne dirais pas cela. Une découverte, oui, une découverte qu'il faut faire le plus tôt possible, à mon avis. II y a toujours un divorce entre la réputation des gens illustres et ce qu'ils sont quand on les rencontre dans la réalité... Lorsque je travaillais pour lui comme secrétaire, Gide, en particulier, m'envoyait poster des télégrammes. Le téléphone n'était pas si répandu qu'aujourd'hui. Pour communiquer rapidement, on s'envoyait des pneumatiques. Gide, entre autre, télégraphiait à Valéry. Ces jours-là, quand j'allais à la poste, j'étais dans un réel état de fierté et d'exaltation. La plupart du temps, l'employée à qui je remettais mon texte ignorait qui étaient Gide et Valéry, mais cela ne changeait rien.
La révolte est une des composantes de l'œuvre gidienne. A ce sujet, pensez-vous que la révolte, comme affranchissement des règles sociales, puisse faciliter la conquête de la liberté ?
— A l'époque de Gide, certainement, puisque la révolte c'est le désir de s'affranchir de certaines contraintes, et qu'il y en avait beaucoup à ce moment-là. Aujourd'hui, il me semble que ce ne serait plus aussi vrai. Les gens subissent beaucoup moins de contraintes. Ils ne sont pas écrasés par une morale quelle qu'elle soit. C'est même le contraire. Je dirais qu'ils sont plutôt en quête de morale, de règles de vie... La révolte existe chez Gide, mais l'écrivain a toujours été très prudent dans ses propos, et en même temps très courageux. Il n'a jamais rien écrit de susceptible de choquer les braves gens qui le lisaient. Mais il n'a jamais non plus dissimulé le fait qu'il était homosexuel. L'homosexualité est d'ailleurs un des thèmes des Faux-Monnayeurs.
C'est à l'adaptation de ce roman, le seul d'André Gide, que vous avez travaillé avec Agnieszka Holland, à qui nous devons en particulier le film Olivier Olivier.
-—Oui. Les Faux -Monnayeurs n'est pas un vrai roman, d'ailleurs. Je crois que Gide n'était pas romancier. Il a écrit ce livre pour épater Marc Allégret... Olivier, dans Les Faux-Monnayeurs, c'est lui, c'est Marc Allégret, cela ne fait aucun doute. Quant à l'oncle Edouard, c'est Gide lui-même.
Il serait difficile de parler de Gide, du cinéma, et de votre propre intérêt pour le septième art, sans évoquer la figure de Marc Allégret...
— Cet intérêt, pour moi, c'était avant tout l'intérêt de gagner ma vie. Bien entendu, j'étais aussi très contente de pouvoir entrer dans ce monde, grâce à Marc Allégret, qui m'a engagée comme scripte***. Gide s'intéressait beaucoup au cinéma. Il a d'ailleurs participé au scénario de Sous les yeux d'Occident, de Marc Allégret. Il adorait le cinéma mais il en a peu fait. On sait, bien sûr, qu'il a aussi collaboré au film de Marc Allégret sur le Congo. La première fois que je l'ai rencontré, il m'a emmenée voir la Dame de chez Maxim's, un film d'Alexandre Korda adapté de Feydeau, ce qui a achevé de me déconcerter.
Gide, avec Les Faux-Monnayeurs, voulait écrire un « roman pur », Certains ont qualifié ce texte de « roman sans objet », et même de « roman sans sujet ».
—En effet, c'est une histoire racontée sur des pointes d'épingles, où rien n'est dit. Il faut que tout soit montré avec tact, suggéré. C'est le contraire d'un film américain, il y a très peu d'action.
L'autre caractéristique des Faux-Monnayeurs, c'est le foisonnement, l'enchevêtrement des motifs, des thèmes, ainsi que l'utilisation de procédés littéraires qui constituent les éléments d'une réflexion théorique sur le roman.
—Toute cette réflexion autour de la technique romanesque, qui existe dans Les Faux-Monnayeurs, vient d'un homme qui n'a jamais écrit de roman. Gide était en quelque sorte beaucoup trop intelligent pour faire des romans. L'aspect théorique a dû être abandonné pour le film. On peut difficilement jouer là-dessus, au cinéma. Le récit doit être relativement linéaire. En fait, il y a deux histoires principales: celle de Bernard et Olivier, et celle des autres garçons, qui participent à un trafic de fausses pièces. Sinon, presque tous les thèmes ont été conservés. Bernard, comme dans le livre, reste un personnage très important, de même qu'Olivier... Le personnage de Laura, lui, est un peu escamoté par rapport au texte. Lady Griffith disparaît totalement. Nous avons aussi abandonné l'idée que Bernard n'est pas le fils du juge Profitendieu. Cela compliquait beaucoup les choses et n'apportait rien d'essentiel.
Le Bien et le Mal, et surtout le Mal, sont partout présents dans Les Faux-Monnayeurs. Le démon semble diriger les actes de la plupart des protagonistes du livre, et cela dès la première page. Comment voyez-vous la figure du Diable dans Les Faux-Monnayeurs ?
— Le Diable est représenté dans le livre, comme il le sera dans le film : c'est Strouvilhou, ce personnage qui est à l'origine du trafic des fausses pièces... La lutte entre le Bien et le Mal est toujours présente, bien sûr, elle est éternelle... Et puis, il y a le vieux La Pérouse, qui parle beaucoup du Bien et du Mal, et aussi de Dieu.
L'action du livre de Gide se situe dans les années 1920, à cette période à la fois d'exaltation de la jeunesse et de remise en cause des valeurs admises jusque-là. Dada et le surréalisme sont particulièrement virulents à cette époque. N'avez-vous pas eu la tentation de placer l'action du film à une période plus proche de la nôtre ?
— Non, ça n'aurait pas été possible. Le récit ne pouvait pas être situé aujourd'hui. Tout a changé. Les Faux-Monnayeurs se déroule dans un monde de bourgeois, dans ce quartier entre le boulevard Saint-Germain et le Luxembourg... Il y a aussi un mouvement littéraire, tout un contexte qui n'existe plus aujourd'hui. Actuellement, il n'y a tout simplement pas de mouvement littéraire ou philosophique. Le marxisme a emporté tout ça dans sa chute, et il faudra une vingtaine d'années pour que tout se reconstitue.
Qui sont les faux-monnayeurs ?
— La fausse monnaie est une métaphore, bien sûr. Edouard le dit, c'est lui qui parle des fausses pensées des gens, qui sont aussi des fausses pièces. Cette idée va au-delà de l'hypocrisie. C'est de tout un comportement qu'il s'agit, de l'image que les truqueurs veulent donner aux autres. Par exemple, Edouard cite nommément l'écrivain Passavant (1) comme « faux-monnayeur ».
« Je n 'écris pas pour la génération qui vient, mais pour la suivante », notait Gide en 1922. Quelle est selon vous la part de vérité contenue dans celte réflexion ?
— Un livre comme les Nourritures terrestres a sans doute vieilli; mais Les Faux-Monnayeurs, ce
n'est pas démodé. Je l'ai relu avec beaucoup de plaisir pour faire cette adaptation cinématographique. Mais, bien entendu, un garçon de 14 ans qui vole un livre, comme fait Georges, le neveu d'Edouard, cela représente un événement qui aujourd'hui n'aurait guère de portée. Dans un contexte actuel, c'est un fait sans importance, on ne s'en apercevrait même pas... Le comportement de ces jeunes gens, scandaleux pour l'époque, semble aujourd'hui assez banal... Gide, j'ai l'impression qu'on ne le lit plus, ou très peu. Pourtant, c'est très aigu, c'est très rapide, Gide... Ce n'est pas du tout l'idée que les gens se font d'une littérature ancienne et tarabiscotée. Seulement, bien sûr, c'est avant tout intelligent. Ce n'est pas une littérature qui s'adresse à la sensibilité.
Les Faux-Monnayeurs n'est pas l'histoire innocente de quelques jeunes gens. Gide lui a aussi donné une portée morale. Pensez-vous que cette dimension apparaîtra dans le film ?
—Je l'espère... S'il suscite aussi cette réflexion, ce sera très bien.

  1. Les commentateurs s'accordent pour reconnaître la figure de Jean Cocteau dans celle de Passavant."

    (Magazine littéraire n° 306, janvier 1993, pp. 42-43) 

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* Comme s'accordent à le penser les biographes de Françoise Giroud, son rôle auprès de Gide a été très limité dans le temps et les fonctions, sans quoi on ne manquerait pas de retrouver sa trace dans les Cahiers de la Petite Dame, toujours prompts à relever l'arrivée d'une nouvelle secrétaire. « Dans ses premiers récits, Giroud préfère insister sur sa rencontre avec Gide dont, à la lire et sur la suggestion de Marc, elle devient une sorte d'assistante. Fréquenter Gide, travailler avec lui, l'écrivain le plus célèbre de l'époque ! C'est un premier barreau sur l'échelle de la réussite. Voilà qui mérite d'être raconté, et plutôt deux fois qu'une, au lieu d'une passion inassouvie pour un cinéaste presque oublié. » (Christine Ockrent, François Giroud, une ambition française, Arthème Fayard, 2003)
** L'anecdote est confirmée par Louis Martin-Chauffier. Voir cet ancien billet : Gide et le jeu.
*** Françoise Giroud était en réalité très amoureuse de Marc : « L'amour est très violent à cet âge. En vérité, je n'ai jamais aimé personne davantage que Marc Allégret, et cela, pendant des années. Lui m'aimait beaucoup, tout le monde aura saisi la nuance. » (Françoise Giroud, On ne peut pas être heureux tout le temps, Fayard, 2001)

jeudi 17 mars 2011

Dans les kiosques

Le magazine des livres devient mensuel, avec Gide en Une. Et ce commentaire amusant qui l'aurait sans doute fait bondir : « Après des années d'enquête, Frank Lestringant propose, pour les 60 ans de sa mort, une monumentale biographie qui met au clair les zones d'ombre de cet immense écrivain. » L'article intitulé « Gide sera révolutionnaire malgré lui » et signé Joseph Vebret est heureusement mieux écrit.



Le magazine des livres, n°29, mars 2011. 4,80€
(sommaire)



mercredi 16 mars 2011

Frank Lestringant sur France Culture

Hier soir sur France Culture, Frank Lestringant était l'invité de l'émission RenDez-Vous pour sa biographie de Gide intitulée Gide l'inquiéteur (Flammarion), aux côtés de Dominique Fernandez pour Pise 1951 (Grasset), et de la chanteuse lyrique Isabelle Druet. L'émission est à écouter encore pendant quelques jours sur le site de la radio, puis dans les archives sonores de ce blog.

lundi 14 mars 2011

Mauriac : conférence et colloque

L'exposition Mauriac à tous les étages a été prolongée




L'exposition Mauriac à tous les étages de la bibliothèque municipale de Bordeaux-Mériadeck se prolonge sur les six étages du bâtiment jusqu'au 26 mars. A noter parmi les derniers évènements à ne pas manquer, samedi 19 mars à 15h une conférence de Jean Touzot intitulée « Mauriac en dialogue avec les grands écrivains du siècle : Gide, Proust et Cocteau ».

Jean Touzot est professeur émérite de littérature française à l’Université de Paris 4-Sorbonne. Il a publié de nombreux ouvrages sur François Mauriac et Jean Cocteau, parmi lesquels : La Planète Mauriac (Klincksieck), Mauriac sous l’Occupation, Confluences, Jean Cocteau, le poète et ses doubles (Bartillat). Son édition des chroniques de Claude Mauriac : Quand le temps était mobile, (Bartillat), a été couronnée par l’Académie de Bordeaux. Jean Touzot a établi et annoté de nombreux ouvrages de François Mauriac parmi lesquels : La Paix des cimes, On n’est jamais sûr de rien avec la télévision, D’un bloc-notes à l’autre (Bartillat)...

A Malagar les 27 et 28 mai prochains, le XXVème Colloque International François Mauriac aura pour thème « On ne parle jamais que de soi. Les formes obliques du récit de soi au XXe siècle dans l'œuvre de François Mauriac et de ses contemporains ». Thème hautement gidien ! Voici la présentation de l'appel à contribution :

« Si la réalisation des velléités autobiographiques de Mauriac a toujours été aussi incomplète, c'est que l'histoire des rapports de Mauriac avec l'autobiographie est celle d'une passion malheureuse mêlée d'amour et de haine, comme les tragédies de Racine. C'est bien à l'autobiographie sous mille voiles plus ou moins transparents que Mauriac revient sans cesse, lui qui avouait : « on ne parle jamais que de soi » ; et pourtant il ne cesse pas non plus de dénigrer le genre littéraire qu'il pratique, de se défendre de le pratiquer et de se dérober à ses exigences ».

Convaincu que tout écrivain n'écrit que de lui, et lui comme les autres, Mauriac abordera pourtant de biais, avec hésitations, réticences, réserves, voire franche hostilité les genres traditionnels de l'écriture de soi : journal, mémoires, souvenirs, autobiographie. Lui qui ne lit que pour tenter de percer le secret de celui qui écrit, il exprime sa méfiance à l'égard de ceux qui prétendent tout dire, Amiel, Gide ou Rousseau. « Ni la mort, ni le soleil ne se peuvent regarder en face – ni nous-mêmes » : c'est donc de façon indirecte, comme bon nombre de ses contemporains, qu'il accepte de se livrer, à travers ses lectures, ses fictions, ses articles.

Ce colloque se propose d'examiner les différentes formes de récit de soi dans l'œuvre de F. Mauriac et dans l'œuvre de ses contemporains ou de ses successeurs.

Souvenirs de Toulon

 Le colloque international qui vient de se tenir au Palais Neptune de Toulon, à la Médiathèque d'Hyères et à la Villa Noailles a réuni des gidiens du monde entier autour du thème "Actualités d'André Gide". Pierre Masson a eu la gentillesse de nous adresser quelques clichés-souvenirs et un petit compte-rendu de ces journées "stimulantes pour la vie de l'esprit et des sens". Merci à lui !


Martine Sagaert et Peter Schnyder, les organisateurs du colloque



Séance du vendredi après-midi, sous la présidence de David Walker :
Clara Debard, Pierre Masson et Jean-Michel Wittmann



Visite de la Villa Noailles à Hyères, samedi matin,
avec Catherine Gide en invitée d'honneur.



"Le colloque « Actualités d’André Gide » qui vient de se tenir à Toulon, grâce à Martine Sagaert et Peter Schnyder, a tenu toutes ses promesses, en révélant les divers aspects par où l’œuvre de Gide nous parle encore aujourd’hui, et en réunissant plusieurs générations qui prouvent la permanence de cette vitalité.

Ouvert à la médiathèque de Hyères avec l’exposition de photos réunies par Jean-Pierre Prévost, et s’achevant à la villa Noailles avec un exposé sur le cinéma, ce colloque inscrivait déjà le parcours de Gide dans la modernité de son siècle. À Toulon même furent tour à tour mises en pratique les méthodes analytiques, sociologiques et génétiques ; on a pu voir ainsi à propos de textes peu étudiés, comme Le Ramier, ou de classiques comme L’Immoraliste, à l’occasion de relations avec les auteurs du passé ou avec les contemporains, qu’on choisisse de faire parler le texte ou l’avant-texte, l’œuvre de Gide est encore grosse d’interprétations nouvelles.

Simultanément, ce furent bien trois générations de lecteurs de Gide qui s’exprimèrent, prouvant qu’on peut continuer, du lycée jusqu’à l’âge des loisirs, en France, en Angleterre, en Russie et aux Etats-Unis, à lire et à faire lire Gide comme un puissant stimulant de la vie de l’esprit et des sens. Catherine Gide était là pour en donner le vivant exemple."

Pierre Masson, texte à paraître dans le BAAG d'avril 2011

vendredi 4 mars 2011

Classiques Garnier

Sous leur couverture jaune des Classiques Garnier, le Dictionnaire Gide et le Gide politique sortiront des presses le 8 mars et seront présentés lors du colloque Gide de Toulon du 10 au 12 mars :




Dictionnaire Gide, sous la direction de Pierre Masson
et Jean-Michel Wittmann, Classiques Garnier, Paris, 2011
n°1, 457 p., 16 x 24cm, 39€ (ISBN 978-2-8124-0241-8)

Présentation de l'éditeur :
De Verlaine à Sartre en passant par Valéry, Mallarmé, Claudel, Proust, Martin du Gard, Giono, Malraux…, André Gide (1869-1951) a fréquenté tout ce que son siècle a compté d’important dans la littérature française et même européenne. Il a construit une oeuvre littéraire majeure sans négliger aucune des grandes questions de son temps, éthiques ou esthétiques. Thèmes, oeuvres, lectures, amis et adversaires : à travers l’exploration d’une pensée et d’une oeuvre, c’est à une traversée du XXe siècle que convie un Dictionnaire Gide.



Gide politique. Essai sur Les Faux-Monnayeurs,
Jean-Michel Wittmann, Classiques Garnier, Paris, 2011
n°17, 213p., 16 x 24cm, 29€ (ISBN 978-2-8124-0240-1)

Présentation de l'éditeur :
Les Faux-Monnayeurs, roman politique ? La formule peut surprendre, s’agissant d’un livre qui met en avant l’idée du « roman pur ». La politique n’en est pas moins inscrite dans le filigrane du texte. L’identité nationale, la place des corps étrangers dans la nation ou dans la société : abordées de façon ouverte, ironique, les questions posées dans Les Faux-Monnayeurs restent brûlantes pour nos sociétés actuelles.

Jean-Michel Wittmann a notamment publié des essais critiques sur André Gide et sur Maurice Barrès, dont il a édité plusieurs œuvres, en accordant une attention privilégiée à la question de la décadence dans l’histoire des idées et des représentations autour de 1900.