jeudi 23 septembre 2010

Gide, Giono et le Gobeur de Grenouilles

Le pendant au texte de Gide sur Giono se trouve dans l'Hommage à André Gide paru en 1951 à la NRF et s'intitule « Lundi ». Parce que c'est un lundi que Giono reçoit le coup de fil qui lui annonce que Gide est mourant et qui lui demande quelques souvenirs. Ces souvenirs sont aussi à contraster à l'aide de l'enregistrement en 1965 de Du côté de Manosque, entretiens de Jean Giono avec Jean Carrière.

En plus de la version assez fidèle de la « rencontre », Carrière fait raconter à Giono le célèbre épisode de Bergues le gobeur de grenouilles... J'en donne ici une transcription presque littérale pour conserver le maximum du rythme, de la manière de raconter de Giono. Je n'ai supprimé que quelques bafouillages ou répétitions.


- Jean Carrière : Vous avez bien connu l'auteur des Nourritures terrestres...

- Jean Giono : Oui, Gide, bien sûr.

- Est-ce que vous les aviez lues ?

- Eh bien non. Et il n'y a jamais eu de malentendu avec Gide. Gide lorsque je l'ai vu pour la première fois, Gide est venu à Manosque me voir. Je ne l'avais même pas rencontré à Paris. Je l'avais vaguement aperçu dans la boutique d'Adrienne Monnier, mais à peine. Je ne lui avais même pas été présenté.

- C'était en quelle année ça ?

- C'était en 29 ou... Fin 28, oui.

- Est-ce que vous aviez publié quelque chose à ce moment-là ?

- Colline venait d'être publié dans la revue Commerce et Gide avait beaucoup aimé le texte et s'était promené avec la revue Commerce dans sa poche. Il avait fait dans les salons de Paris qu'il connaissait et qui le recevaient beaucoup de réclame autour de ce livre qui allait paraître. Et autour de ce personnage qui était moi, qu'il ne connaissait pas et que je ne connaissais pas non plus. Alors Gide est venu un jour. J'étais encore employé de banque. C'était peu de temps après que je sois allé à Paris pour la signature de mon service de presse de Colline. J'étais à la banque en train de travailler lorsque ma mère vint me trouver et me dit : « Il est venu un monsieur qui te demande à la maison. Il s'appelle Gide. » J'ai dit : « Ah ! c'est André Gide, alors fais-le monter dans ma chambre, fais-le assoir et dis-lui que malheureusement je travaille et que dans trois quarts d'heure je serai libre et je le verrai. »
Trois quarts d'heure après je suis monté chez moi et j'ai trouvé Gide en train de regarder les livres dans ma petite bibliothèque. Et il m'a dit, très gentiment d'ailleurs : « Je n'ai pas trouvé les miens ». Et je lui ai dit : « Non, vous ne les trouverez pas, je ne les ai pas achetés, cette bibliothèque est une bibliothèque que je me suis composée avec beaucoup de peine à une époque où je gagnais très peu d'argent. Je pouvais disposer à peu près de cinq francs par semaine : je ne pouvais pas acheter les livres de M. André Gide qui coûtaient sept francs cinquante. Mais j'achetais par contre les classiques Garnier qui coûtaient 95 centimes, c'est pourquoi j'achetais Eurypide, Aristophane, Corneille, Cervantès, Shakespeare et Diderot au lieu d'acheter André Gide. »
Mais il s'en est accommodé très bien et par la suite quand je l'ai beaucoup plus connu, que je l'ai fréquenté et qu'il est venu souvent à la maison, notamment tout un été qu'il a passé avec moi à Lalley, avec sa fille Catherine, à ce moment-là il n'y avait plus de malentendu : il savait que je ne lisais pas ses livres ou très peu. J'aimais beaucoup l'homme. L'homme pour moi était très précieux, très honnête, très courageux, extraordinairement intelligent et compréhensif. L'œuvre me paraissait être une œuvre de dilettante qui m'était un peu étrangère et un peu éloignée. Cela tenait peut-être à mon tempérament, beaucoup plus à mon tempérament qu'à l'œuvre de Gide-même. Parce que je n'étais pas préparé à recevoir le message que Gide portait dans ses livres.

- Alors justement est-ce que vous ne pensez pas que ce message a fait plus de mal que de bien ?

- Non. Non, non, non. Gide n'a pas fait de mal du tout. Gide ne pouvait pas faire de mal. Il ne pouvait faire de mal qu'à ceux qui avaient déjà le mal. L'influence finalement est très petite. L'influence des écrivains est beaucoup plus petite que ce qu'ils imaginent.

[…]

- Vous avez des souvenirs sur Gide qui sont très intéressants, entre autres un souvenir...

- Non, non. Parce que je n'ai pas pu le fréquenter beaucoup étant donné que j'ai toujours été mal à mon aise avec lui. J'avais beaucoup d'admiration pour lui, ce qui fait que je ne me suis jamais trouvé en grande sympathie, en grande liberté. J'avais des amis qui avec lui étaient à leur aise et qui n'avaient pas plus de raison que moi d'être à leur aise. Mais moi je n'ai pas pu être à mon aise avec Gide.

- Bien que vous sachiez alors qu'il vous portait une grande sympathie et...

- Oui bien qu'il m'aimait beaucoup et que moi je l'aimais beaucoup. Néanmoins il est venu – cette fois là c'était avant de partir pour la Russie où j'étais moi-même invité d'ailleurs et où j''ai été remplacé par Dabit qui y est mort. Gide est venu passer le mois qui a précédé son départ avec nous à Lalley, dans la montagne où j'étais avec ma mère, ma femme et mes deux filles.

- Et Denoël je crois non ?

- Non, Denoël est venu après. Je l'avais connu à Briançon et il m'avait demandé de l'inviter avec Gide et je l'ai invité après et il a connu Gide chez moi.

- Vous m'avez raconté une fois une histoire qui est très charmante. C'est l'histoire d'un type que vous aviez connu dans un village et qui prenait l'apéritif avec vous...

- Ah oui ! C'était un personnage qui s'appelait Bergues. Et Gide jouait aux échecs, comme tu sais, comme tout le monde sait. Il a joué quelques parties avec moi, qu'il a gagnées, toujours. Il était beaucoup plus fort que moi, moi je n'ai jamais été un très fort joueur d'échecs, d'autant plus que je me bornais souvent à jouer des problèmes avec un petit échiquier de poche, et que jouer le problème et jouer la partie c'est tout à fait différent. Étant habitué à jouer le problème je perdais toutes mes parties avec Gide. Mais je lui ai dit un jour : Il y a un garagiste là qui s'appelle Effantin, qui sait très bien jouer aux échecs et vous pourriez faire avec lui des parties plus intéressantes qu'avec moi. Il m'a dit oui, ça me plairait beaucoup. Alors nous sommes allés voir Effantin qui était un personnage très curieux qui avait installé un garage extraordinairement épatant sur une route où il ne passait personne, volontairement. Dans une espèce de cul-de-sac où il ne passait personne, il y avait un gros garage, où naturellement il a fait faillite et d'où il est reparti. Mais en ce temps-là il venait jouer aux échecs avec Gide. Alors ils jouaient dans un petit café et dans ce village il y avait un braconnier que j'aimais beaucoup qui s'appelait Bergues, et dont je me suis servi comme personnage dans Un roi sans divertissement. Ce Bergues était un personnage très curieux car il connaissait toutes les plantes médicinales de la forêt et il vivait de ces plantes médicinales, il savait où se trouvaient les plantes recherchées et très chères, il en ramassait des paquets et allait les vendre dans les pharmacies de Grenoble. Et il gagnait beaucoup d 'argent. Il était chargé de ramasser de la scabieuse, des plantes encore plus rares qui se trouvaient dans la montagne, de l'arnica, des trucs très curieux... Il connaissait toute sa forêt comme sa poche. Mais il était aussi un pêcheur. Il pêchait la truite à la main dans les ruisseaux. - j'allais quelques fois avec lui – et il pêchait aussi les grenouilles. Et il avait sa poche souvent pleine de grenouilles, il aimait avoir des grenouilles. Il avait un vêtement en cuir avec des poches en cuir et il mettait des grenouilles là dedans. Il s'intéressait beaucoup à ce jeu qui lui paraissait curieux qui était ce jeu d'échecs sur lequel on déplaçait des petits pions, les uns se déplaçant à côté, les autres en arrière. Enfin il était très intéressé par le jeu tout en n'y comprenant rien.
Alors il s'installait à côté de Gide. Et Gide jouait avec Effantin. Et il disposait sur le marbre de la table trois grenouilles. Ces trois grenouilles restaient tranquilles parce que le froid du marbre leur faisait sans doute penser à l'eau qu'elles avaient abandonnée depuis un moment, elles s'étaient un peu échauffées dans la poche de Bergues et elles se tenaient tranquilles toutes les trois accroupies. Elles ne bougeaient plus. Bergues regardait le jeu. Il avait à côté de lui son verre d'anis et de temps en temps il prenait une grenouille, vivante, et il l'avalait et la faisait passer avec un verre d'anis, et il continuait à s'intéresser. Et Gide était bouleversé par ce spectacle de ce bonhomme avalant des grenouilles et chaque fois qu'on avait fini la partie il me disait : « Je déteste cet homme, je déteste cet homme ! » Mais il n'était pas possible de faire partir Bergues et chaque fois que Gide a voulu jouer dans ce café avec Effantin, il y avait toujours Bergues qui avalait ses grenouilles à côté de Gide. Finalement ils sont venus jouer aux échecs chez moi.

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