vendredi 20 août 2010

Une hyperprésence (Madeleine, 4)

« Mais il me semblait que je comprenais, je comprenais pourquoi André avait voulu épouser sa cousine Madeleine, surtout après ses premières expériences en Afrique du Nord, pourquoi ils s'aimaient et pourquoi, en dépit de leur amour, ils s'étaient fait tant de peine tout au long de leur mariage mais sans jamais se séparer. On ne peut pas juger leur union à l'aune de ce qu'on attend aujourd'hui de ce type d'arrangement. De nos jours, si vous n'êtes pas du genre à vous marier, vous ne vous mariez pas. À l'époque, si, et ensuite il fallait faire pour le mieux. Il en est résulté dans leur cas une bien singulière union. André Gide était un homme très singulier.

Au cours de son adolescence, il me semble qu'André a vu dans sa cousine Madeleine son salut. Quand nous commençons à ressentir ce genre de chose, nous nous disons à nous-même : voilà l'être qui sera le gardien de tout ce qu'il y a de bon en moi, quoi que je puisse faire. Le seul et l'unique, je le sais. Et cela ne le rend pas beau uniquement à nos yeux, il devient l'essence même de la beauté, que ce soit en musique ou en peinture. Sans cet être-là, sans savoir qu'il ou elle sera toujours présent, véritable pierre de touche de ce que nous sommes réellement, nous risquons d'oublier sans cesse qui nous sommes, nous risquons de nous désintégrer, de ne plus exister. Il n'est pas question de nous changer mais de nous ancrer. Gide utilisait ce terme à propos de Madeleine : il disait qu'elle était « ancrée » à Cuverville. Et en retour, nous donnerons à cette personne toute la joie possible, autant que faire se peut. En un mot, il s'agira d'une « hyperprésence » (comme l'a écrit le critique Pierre Masson à propos de Madeleine). Quelqu'un qui nous restera fidèle alors que nous partirons à l'aventure à travers le monde, et sera un réconfort quand nous rentrerons à la maison. Je comprends parfaitement qu'après avoir desserré en Afrique du Nord le carcan de ses idées d'adolescent sur ce qu'est le bien, il soit revenu précipitamment chez lui pour se marier avec Madeleine — et pas simplement se marier, mais se marier avec Madeleine, l'incarnation de ce qu'il y avait de bon en lui et qui était en train de disparaître. Seulement voilà, elle était une femme, et pas une hyperréalité éthérée. Il l'a blessée en l'abandonnant sans arrêt pour partir à l'aventure et en écrivant ensuite le récit de ses dépravations que tout le monde pouvait lire. Et elle l'a blessé en faisant de Cuverville une espèce de triste couvent. Si bien que le mariage, comme sa bonté à lui, sont partis à vau-l'eau. Mais je comprends ce qui l'a poussé à cette union.

Bien sûr, ce n'est pas ce genre de compagnonnage — même avec une touche de sentiment — qu'un mariage est censé être. Il ne s'agit évidemment pas de la sorte d'amour dont on parle dans les romans ou dans les films. Ce n'est pas ce qu'Antoine a éprouvé pour Cléopâtre, en tout cas dans la version de Shakespeare, ni ce que Vronski (et même ce vieux croûton de Karénine) a ressenti pour Anna Karénine, ou Rhett Butler pour Scarlett O'Hara, ou tous ces gamins fougueux pour leurs jolies petites copines dans les soap opéras qu'on voit à la télévision. Les hyperprésences ne sont pas vraiment de ce monde, trop dépourvues de sens dramatique pour qu'on en tire des romans, elles n'ont pas de point culminant, on n'a pas envie d'en parler. D'une certaine manière, elles n'existent que par leur refus de faire partie du quotidien. Il est certain qu'aujourd'hui aucun jeune homme ne se soucierait d'un mariage de ce genre. Cela n'intéresse pas les autorités, quant aux familles, elles s'attendent qu'un mariage produise des enfants. Il y a quelque chose de presque enfantin dans ce genre d'histoire, de pas très masculin, comme si André Gide et ses semblables (y compris plusieurs de ses personnages) voulaient rester des gamins à jamais et passer le reste de leur vie à jouer à des jeux très excitants avec d'autres gamins. Cela rappelle tous ces jeunes gens — de fantomatiques grands-oncles, au dernier rang sur de vieilles photos de famille — qui avaient autrefois fait la cour à leur fiancée pendant des années, avant de finalement mourir (tragiquement le plus souvent) au cours d'intrépides actions accomplies très, très loin, généralement en compagnie d'autres jeunes comme eux. Les guerres et les colonies se révélaient en cela fort utiles.

Ce n'est peut-être pas ce qu'on attend d'un jeune homme en bonne santé, mais ce n'est pas un crime, ni même quelque chose de moralement répréhensible, pas en soi. Beaucoup d'hommes ont d'un côté des amis qu'ils aiment et de l'autre des amis avec qui s'amuser. Beaucoup ont esquivé le mariage, reculé devant le fait de s'engager et, pour paraphraser Robert Louis Stevenson, repoussé l'idée de prendre avec femme et enfants le chemin long et poussiéreux qui conduit au tombeau. Après tout, une fois que vous êtes marié, il ne vous reste rien, pas même le suicide, vous devez bien vous conduire jusqu'au bout. C'est une terrifiante perspective. Quel homme voudrait bien se conduire jusqu'au bout ? Mais que se passe-t-il si vous voulez vous marier comme tout le monde (c'est beaucoup plus facile de savoir comment se comporter avec vous en société), être vilain quand cela vous convient et, pourtant, rester fondamentalement bon ? C'est là que l'hyperprésence d'une épouse est un don du ciel. Dans un cas comme celui que j'évoque, une tendre hyperprésence, outre le fait d'être le port d'attache où vous rentrez en toute sécurité entre deux escapades, constitue le garant inaliénable (à l'instar de certaines mères ou de l'Église catholique) de votre rédemption, de vos vertus essentielles, en dépit des mauvaises actions que vous avez pu commettre ailleurs. Étant donné que Gide n'était pas catholique et n'avait plus sa mère quand il s'est marié (il est significatif qu'il ait demandé Madeleine en mariage exactement deux semaines après sa mort), sa cousine a dû lui sembler être la personne idéale pour remplir ce rôle. N'était-elle pas « un ange », comme il l'appelait (c'est une très fréquente incarnation de l'hyperprésence et pas du tout la même chose qu'une sainte), pétrifiée d'avoir découvert à quinze ans que sa mère avait un amant (avec qui cette dernière s'est plus tard enfuie à Paris) ? Ange pétrifié érotiquement, elle a peut-être estimé que choisir un homme dépourvu d'intentions charnelles était une bonne idée — au moins au début. Comme elle le lui a écrit peu après leurs fiançailles, ce n'était pas de la mort qu'elle avait peur, mais du mariage. Pour être honnête, plus j'en apprends sur Madeleine à travers ce que Gide et ses nombreux biographes et amis ont écrit, plus je la soupçonne de ne pas avoir été un ange, mais avant tout une femme que le monde matériel terrorisait, au point qu'elle se barricadait pour ne pas le voir. Elle était imprenable. Pour elle, le simple fait d'aller jusqu'à Fécamp représentait une épreuve.

C'est pourquoi, j'en suis absolument sûr, Gide pouvait écrire le plus sérieusement du monde après la mort de Madeleine qu'il ne lui semblait pas avoir été infidèle en cherchant ailleurs les plaisirs de la chair qu'il ne savait pas comment lui demander à elle. Vous ne pouvez pas donner votre cœur à qui que ce soit d'autre — cela serait être infidèle et, quand Gide l'a fait, il en est résulté une catastrophe — mais un orgasme une fois de temps en temps avec un étranger ne prive votre hyperprésence de rien du tout, cela ne vaut même pas la peine d'en parler. C'est là le sens de « hyper ». Une hyperprésence est au-dessus de ce genre de chose. Je le sais parce que, plus préoccupé, comme Gide, de ma bonté que de ma vertu, j'en ai une dans ma vie depuis près de trente ans. Dans mon cas, c'est un homme, pas une femme, nous nous sommes rencontrés un siècle après Gide et Madeleine, et tout est beaucoup plus clair. Une hyperprésence n'est pas l'objet de votre amour. C'est, à la lettre, l'air que vous respirez. »

Robert Dessaix, Arabesques, Mercure de France, Paris, 2009

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