lundi 9 août 2010

Madeleine, "une âme sur les confins" (2)

" IL n'y a pas de hasard dans les lectures. Toutes mes sources se touchent : Pascal, Racine, Gide. Les siècles n'y font rien. C'est la même nappe souterraine. Je reviens à Gide. C'est Madeleine, sa femme, qui m'y ramène puisqu'on s'occupe d'elle, qu'on écrit sur elle, — qui en aurait tant souffert!
La femme d'André Gide eut la passion de l'effacement. Disparaître, c'était là son dernier désir — ne pas survivre aux yeux des hommes, échapper à cette histoire triste, où le pur et l'immonde si étrangement sont confondus — où l'ange ne s'interrompt jamais de faire la bête, et la bête l'ange : l'histoire d'André Gide.
Et Gide mort a commis la seule action devant laquelle notre amitié pour lui pouvait le céder un instant au dégoût : il a traîné cette grande âme secrète au jour de la publicité qui lui faisait horreur. Il a profité de ce que les morts sont sans défense et de ce qu'ils nous sont livrés pour arracher à sa nuit cette fille de Dieu qui ne demandait plus que d'être oubliée.
Mais enfin, puisque cette action a été commise, il reste que nous en sommes les bénéficiaires. Jean Schlumberger, qui a connu et aimé Madeleine Gide, a compris que la seule réparation d'un tort si cruel était dans la lumière totale : il fallait que plus rien ne fût caché et que Madeleine Gide — puisque Gide nous l'a livrée — nous apparaisse telle qu'elle fut, et non telle qu'il plaisait à Gide que nous la jugions.
Ce livre, Madeleine et André Gide, chef-d'œuvre de biographie spirituelle, est l'histoire d'une âme enchaînée à une créature luciférienne : Eloa a répondu à l'amour de l'ange sombre, mais elle n'a pas été perdue par lui. Si elle l'a sauvé ou si elle a souffert en vain, c'est le secret de Dieu. Elle, du moins, demeure intacte, incorruptible. Ce beau diamant éclaire de ses feux la ténèbre d'un destin qui, dans l'ordre spirituel, est à faire peur.
Mais ce n'est plus à cause de Gide qu'elle nous retient. C'est pour elle-même désormais que nous relirons les textes trop rares que Jean Schlumberger nous livre. Nous n'avons plus rien à apprendre du Narcisse vieilli qui, durant tant d'années, nous a décrit ce que la source lui révélait de sa figure. Mais d'elle, si secrète, nous attendons, nous espérons... Qu'attendons-nous? Qu'espérons-nous?
Je ne l'ai pas connue, mais j'ai rencontré des âmes de sa race. Rien n'est si vain que le débat sur les mérites comparés de la femme et de l'homme. Je crois pourtant qu'il existe un point de perfection où une grande âme féminine ne peut être rejointe par aucun de nous. Mon expérience personnelle m'incline à penser que ces âmes-là se rencontrent souvent sur les confins du protestantisme et du catholicisme : c'est le cas pour Madeleine Gide, ou du stoïcisme et du catholicisme : il faut nommer ici Simone Weil, ou du catholicisme et d'une vie toute donnée aux passions du cœur — et je ne puis cette fois nommer personne; mais plus d'un visage surgit de ma mémoire, de ces amantes qui s'attachaient enfin, non plus à un être, mais à l'Amour incarné.
La sincérité de l'esprit, c'est ce que Madeleine Gide doit à son éducation protestante. Bien qu'elle fût demeurée longtemps ignorante des singularités gidiennes, que sa pureté n'aurait pu même concevoir, elle sut appliquer, dès sa jeunesse, cette vertu d'un jugement lucide et inflexible à la connaissance de l'être qu'elle aimait, le plus subtil, le plus ondoyant, le plus trouble, le plus habile à cacher ses voies.

Déjà, bien des années avant qu'elle l'eût épousé, son diagnostic est formulé en termes si nets que tout semble dit sur Gide. « A un moment, écrit-elle, j'ai eu le sentiment très vif et très triste que nous aurions dorénavant chacun des sentiers séparés quand il s'agit du but. Dieu veuille qu'il n'en soit jamais rien... J'ai été attristée, effrayée de sentir combien -- plus que jamais — tu étais à toi-même ton seul but — ton seul souci — ton seul amour — qui t'envahit, André! »
Ceci est extrait d'un cahier secret rédigé par Madeleine en 1891 et 1892; et lorsque vingt-six ans plus tard, dans une heure de désespoir lucide, elle brûle les lettres de Gide et qu'elle assiste, glacée, à la rage de l'homme de lettres qui brame « après la plus belle correspondance qui ait jamais été écrite », la douleur de l'écrivain la confirme dans son jugement de jeune fille : ses lettres s'adressaient, à travers elle, au public futur et achevaient le portrait dont la composition fut le seul but, le seul souci, le seul intérêt d'André Gide (et peut-être de chacun de nous dont le métier est d'écrire et de nous livrer).
Le lieu commun que l'amour a besoin d'estime est vrai pour Madeleine. Elle ne peut pas ne pas aimer cet être étrange qui lui fut si cher dès l'enfance et d'ailleurs si digne d'admiration et d'amour à tant de titres – et elle ne peut pas ne pas avoir horreur, non de ce qu'il est — cela, c'est encore le secret de Dieu — mais de ce qu'il fait et de ce qu'il inspire à d'autres de faire. Par-delà toute frustration, là réside le mal qui ronge lentement cette âme retranchée du monde et je ne puis partager le point de vue optimiste de Schlumberger qui veut que ce couple ait eu en somme une histoire heureuse et qui reproche à Gide d'avoir en quelque sorte calomnié leur bonheur.

Qu'il ait cédé au penchant de dramatiser et d'appuyer sur le trait noir, qu'il ait arrangé les faits en vue de cette dramatisation ne change rien aux données de ce destin d'une âme angélique livrée dès l'enfance au mal incarné dans les êtres qui lui étaient le plus proches, puisqu'elle passe des mains de sa mère, épouse coupable et scandaleuse, à celles de l'adolescent qui s'appelait André Gide.
Et comme je ne l'ai pas connue je ne puis que m'incliner devant ce que rapporte un témoin de la qualité de Jean Schlumberger; mais n'a-t-il pas minimisé ce que signifie la volonté de retrait, d'effacement d'une femme qui ne vit plus guère auprès de son mari qu'à Cuverville — mais cela ne serait rien : elle qui comme écrivain n'a jamais cessé de le mettre au premier rang (et jusqu'à croire qu'il est notre Goethe!) se refuse désormais à ne plus rien lire de Gide (sinon par fragment dans un numéro de revue, où paraissent Les Faux Monnayeurs).
Rien ne montre mieux quelle horreur, mais aussi quelle honte et peut-être quelle terreur d'un scandale public enténébrèrent sa vie de femme. Il me semble qu'ici Schlumberger s'aveugle sur ce qu'il faut bien appeler un martyre, d'autant plus cruel qu'il n'a ni commencement ni fin, qu'il se confond avec tous les instants d'une vie..
La nostalgie, chez Madeleine, de la messe catholique dut être en réalité l'aspiration à ce que lui refusait le protestantisme : la foi dans le pouvoir rédempteur de la souffrance. Que les actes ne servent de rien, qu'André ne pût recevoir aucun bénéfice spirituel de ce qu'elle endurait, et qu'il lui fût interdit de racheter cette âme si engagée dans le mal, le refus de la Communion des Saints en un mot, c'était sa foi de protestante, mais tout une part d'elle-même savait Qu'elle ne souffrait pas en vain. Ce qui m'incline à le croire, c'est cet apaisement, à la fin de sa vie, où Schlumberger voit la preuve que les époux avaient retrouvé l'harmonie d'autrefois. Mais pouvait-elle ignorer ce dont tant de revues et de livres se faisaient l'écho et quel vieillard Gide était et se glorifiait d'être? Comment donc eût-elle pu retrouver la paix?
Cette paix, est-il téméraire de croire qu'elle l'a recueillie sur ces confins dont je parlais en commençant — où, protestante fidèle à sa confession, elle a tout de même composé le miel qui lui était nécessaire, en ramenant, d'au-delà une frontière indécise, les principes d'une vérité qui ne lui avait pas été enseignée et qu'elle avait découverte?
Il entre aussi, peut-être, dans cette indulgence qu'elle témoigne finalement au pécheur, une vue moins simple du péché que celle qui est enseignée par les Eglises. Les livres qu'elle a lus, l'atmosphère intellectuelle de Cuverville, tout la préparait à concevoir que le crime qui relève à ce degré de la pathologie n'apparaît pas à l'éternelle Justice sous l'aspect qui le rend si horrible aux théologiens. Son mari lui a semblé un jour avoir le visage d'un criminel et d'un fou, selon ce que rapporte Gide lui-même. Mais il y a là déjà un premier jugement qui appelle, qui exige la circonstance atténuante.

J'imagine assez comment devait apparaître à une créature aussi orientée vers Dieu que notre héroïne le milieu étrange dont son époux était l' « enchanteur ». Je le sais, parce que je n'ai cessé d'y être moi-même attentif et que j'ai tenu à l'occasion un bout de rôle dans ce combat spirituel, dans cette guerre de religion qu'avaient déclenchée les retours à l'Eglise catholique de Dupouey, de Jammes, de Ghéon, de Copeau, de Du Bos, et dont, pour les croyants, le salut d'André Gide était en quelque sorte l'enjeu.
Cette guerre se manifesta avec le plus de violence autour du lit de mort de Jacques Rivière et lorsque Du Bos lança contre Gide la bombe de son Labyrinthe à claire-voie.
Nul doute que dans ce combat les catholiques n'aient plus d'une fois choqué, irrité et peut-être détourné Madeleine Gide, si proche de retrouver le chemin de Rome. Une lettre d'elle à Claudel en témoigne, admirable de dignité et de fierté.
Gide, lui, fut trop heureux de pouvoir accuser ses amis; leur pharisaïsme, « leur apologétique à coup d'ostensoir », l'avait, disait-il, heureusement dégoûté de l'Eglise. Au vrai, il n'eût cédé à rien ni à personne, et il le savait. Je crois au respect infini de Dieu pour la liberté d'une âme : le non de Gide avait été dit — ce non sur lequel il faudrait un miracle pour que l'âme qui l'a proféré revienne jamais, si ce n'est à la dernière seconde et dans un dernier souffle, parce que « tout est possible à Dieu ».
Peut-être Madeleine Gide fut-elle en revanche écartée par ces catholiques vaticinateurs et qui damnaient si allègrement leur frère. Mais si elle demeurait aux côtés de son mari, chaque fois qu'il était attaqué, elle n'en devait pas moins abhorrer le milieu gidien et les drames qui s'y
nouaient. Le plus étrange de ces histoires, c'est l'imbrication des deux amours : on dirait une trouble comédie de Shakespeare où il se découvre à la fin que la princesse était un prince.
Quand deux êtres sont aussi liés que ces deux-là, gardons-nous pourtant d'accabler l'un sous la vertu de l'autre. Madeleine, qui était l'aînée, qui n'avait consenti au mariage qu'à vingt-cinq ans, et après de longs refus, ignorait peut-être à ce moment-là le nom de l'écharde que Gide portait dans sa chair, mais elle savait qu'il existait une écharde et d'avance l'avait acceptée. Elle n'eût pas voulu d'un autre destin ou, pour mieux dire, d'une autre vocation, elle qui jamais n'a dû douter que « la femme fidèle sanctifie l'époux infidèle ». Retranchée dans sa foi, comme Gide dans la sienne, aussi inentamable que lui, aussi obstinée, elle demeurait sur la rive d'où le prodigue s'était éloigné, moins désespérée que pensive : « Toujours je la connus pensive et sérieuse... » J'aime que Jean Delay, dans son livre sur la jeunesse de Gide, cite à propos de Madeleine ce vers de Sainte-Beuve.
Si désarmée, si frêle dans ces remous de passion, dans cet enchevêtrement d'intrigues nouées
et dénouées par l'ange du bizarre, elle a été en apparence vaincue et le livre que l'époux survivant lui consacra ressemble à une vengeance non de lui sur elle, mais de l'esprit dont il était possédé, sur la grâce qui régnait dans cette âme sainte. Pourtant je me rappelle ce dernier mot de Gide mourant où je croirai toujours entendre le cri d'une âme qui, à l'extrême bord des té­nèbres, s'entend appelée par son nom; c'est tout ensemble une voix de femme et une voix d'en­fant : la voix d'Emmanuèle, d'Alissa, de Made­leine..."

François Mauriac, Mémoires Intérieurs, Flammarion, 1959

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