mardi 27 juillet 2010

Le mardi des auteurs sur France Culture

Les deux émissions Le mardi des auteurs consacrées à Gide, particulièrement réussies, sont encore disponibles en écoute pendant quelques jours sur le site de France Culture. Ici pour la première partie et ici pour la seconde.

Elles sont également et bien heureusement sauvegardées sur le site de la Société des Lecteurs de Renaud Camus.

Journal des Indes, Mircea Eliade


« Il est grand temps que je fasse le point. Comment puis-je changer avec une aussi étonnante facilité ? Aujourd'hui, en finissant Si le grain ne meurt, je me suis senti dilaté et macéré par la même ferveur que celle qui me poignait quand je lisais les Nourritures terrestres, il y a cinq ans. Mon « idéal » de la semaine dernière (la science, l'orientalisme) et celui d'hier (le « style » de l'existence, le style asiatique) me paraissent éloignés, étrangers, froids, empruntés. Serait-ce une influence de la lecture ? Je ne crois pas. Les germes sont toujours en moi. Chaque expérience ou ardeur nouvelle, aussi spontanée, aussi fortuite qu'elle paraisse, je la retrouve quelque part dans mes désirs, dans mes rêves, dans mes vices inassouvis. Je veux aujourd'hui recommencer à cultiver les extrêmes. Je veux des errances, des bains de lumière, des effusions, des rythmes végétaux, des contradictions, du fantastique, du vice. Rien de Gide - il est une épave du véritable démonisme que je sens en moi, beaucoup plus violent, plus sincère, plus éruptif et, pourtant, plus logiquement soutenu par les concepts, par les raisonnements.

Je souffrirais atrocement si je ne devais jamais devenir un homme de science. Je Pense n'avoir jamais rien aimé au monde avec plus de ferveur que cette science qui m'apparaît maintenant si indifférente. »

Mircea Eliade, Journal des Indes*,

Premier Cahier, janvier-juin 1929,

traduit du roumain par Alain Paruit, Editions de l'Herne, 1992


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* le titre original Santier (Chantier en roumain) était beaucoup plus évocateur que celui-ci de l'homme en construction qu'était Eliade lors de son premier séjour en Inde. Il débarque à Calcutta à l'automne 1928 - il a 21 ans - et y restera jusqu'en 1931

Voir aussi ces extraits du Portugal Journal de Eliade paru il y a quelques mois aux éditions State University of New-York Press.

vendredi 23 juillet 2010

Fargue, piéton de Paris

"Poète. Constamment poète", selon Valéry, "Poète né, Faiseur de vie, associé et collaborateur de la création" selon Claudel : Léon-Paul Fargues sera au cœur d'une conférence de Jacques Pirson samedi 7 août à 17h au Château de La Lorière à La Rouge (Orne).

Administrateur de La Critique Parisienne, président de l'association L'art sur vos chemins et membre du Pont des Arts, association organisatrice de la conférence, Jacques Pirson évoquera l'ensemble de l'œuvre de Fargue et plus particulièrement Un piéton de Paris.

Ses propos seront illustrés par des photographies et tableaux du Paris de l'entre-deux-guerres, rassemblés et préparés par Annick Lionel-Marie, ancien conservateur au Musée national d’Art moderne du Centre Pompidou.

(Entrée : 8 euros. Plus d'informations et réservations auprès de l’Office de Tourisme du Perche Rémalardais au 02 33 73 71 94 ou à o.t.p.r@orange.fr)

jeudi 22 juillet 2010

"Album" de Ravello

Jeudi 15 juillet, ouverture de la session Gide du festival de Ravello 2010 avec à gauche le professeur Giovanni Dotoli de l'Université de Bari, à droite Giovanella Fusco-Girard de l'Université de Naples, et au centre le réalisateur Jean-Pierre Prévost, auteur du film "André Gide, un petit air de famille" (2007) et de l'exposition "Gide : un album de famille", présentée jusqu'au 22 août à la Villa Rufolo dans le cadre du festival.




Sous les voûtes de la Villa Rufolo, l'exposition réalisée par Jean-Pierre Prévost avec l'aide de la Fondation Catherine Gide présente une centaine de photographies regroupées sur des colonnes-totems.




Les photographies de l'exposition feront l'objet d'un livre intitulé "Gide : Album de famille", à paraître en septembre chez Gallimard et présenté en avant-première à Ravello.




Vendredi 16 juillet : dialogue entre Pierre Masson et Emilia Surmonte sur le thème "Gide à Ravello. Renaître à Ravello : le baptême d'un immoraliste".

" Près de Salerne, quittant la côte, nous avions gagné Ravello. Là, l’air plus vif, l’attrait des rocs pleins de retraits et de surprises, la profondeur inconnue des vallons, aidant à ma force, à ma joie, favorisèrent mon élan." (André Gide, L'Immoraliste, Folio n°229, p.64)

Le "baptême de Ravello" évoqué par Pierre Masson et Emilia Surmonte n'est pas que symbolique :

"Nous demeurâmes à Ravello quinze jours ; chaque matin je retournais vers ces rochers, faisais ma cure. Bientôt l’excès de vêtement dont je me recouvrais encore devint gênant et superflu; mon épiderme tonifié cessa de transpirer sans cesse et sut se protéger par sa propre chaleur.

Le matin d’un des derniers jours (nous étions au milieu d’avril), j’osai plus. Dans une anfractuosité des rochers dont je parle, une source claire coulait. Elle retombait ici même en cascade, assez peu abondante, il est vrai, mais elle avait creusé sous la cascade un bassin plus profond où l’eau très pure s’attardait. Par trois fois j’y étais venu, m’étais penché, m’étais étendu sur la berge, plein de soif et plein de désirs ; j’avais contemplé longuement le fond de roc poli, où l’on ne découvrait pas une salissure, pas une herbe, où le soleil, en vibrant et en se diaprant, pénétrait. Ce quatrième jour, j’avançai, résolu d’avance, jusqu’à l’eau plus claire que jamais, et, sans plus réfléchir, m’y plongeai d’un coup tout entier. Vite transi, je quittai l’eau, m’étendis sur l’herbe, au soleil. Là des menthes croissaient, odorantes ; j’en cueillis, j’en froissai les feuilles, j’en frottai tout mon corps humide, mais brûlant. Je me regardai longuement, sans plus de honte aucune, avec joie. Je me trouvais, non pas robuste encore, mais pouvant l’être, harmonieux, sensuel, presque beau." (André Gide, L'Immoraliste, Folio n°229, pp.67-68)





"Plus rapproché du ciel qu’écarté du rivage, Ravello, sur une abrupte hauteur, fait face à la lointaine et plate rive de Paestum. C’était, sous la domination normande, une cité presque importante; ce n’est plus qu’un étroit village où nous étions, je crois, seuls étrangers. Une ancienne maison religieuse, à présent transformée en hôtel, nous hébergea ; sise à l’extrémité du roc, ses terrasses et son jardin semblaient surplomber dans l’azur. Après le mur chargé de pampres, on ne voyait d’abord rien que la mer ; il fallait s’approcher du mur pour pouvoir suivre le dévalement cultivé qui, par des escaliers plus que par des sentiers, joignait Ravello au rivage. Au-dessus de Ravello, la montagne continuait. Des oliviers, des caroubiers énormes ; à leur ombre des cyclamens ; plus haut, des châtaigniers en grand nombre, un air frais, des plantes du nord ; plus bas, des citronniers près de la mer. Ils sont rangés par petites cultures, jardins en escalier, presque pareils, que motive la pente du sol ; une étroite allée, au milieu, d’un bout à l’autre les traverse ; on y entre sans bruit, en voleur. On rêve, sous cette ombre verte ; le feuillage est épais, pesant ; pas un rayon franc ne pénètre ; comme des gouttes de cire épaisse, les citrons pendent, parfumés ; dans l’ombre ils sont blancs et verdâtres ; ils sont à portée de la main, de la soif ; ils sont doux, âcres ; ils rafraîchissent.

L’ombre était si dense, sous eux, que je n’osais m’y arrêter après la marche qui me faisait encore transpirer. Pourtant les escaliers ne m’exténuaient plus ; je m’exerçais à les gravir la bouche close; j’espaçais toujours plus mes haltes, me disais : j’irai jusque-là sans faiblir ; puis, arrivé au but, trouvant dans mon orgueil content ma récompense, je respirais longuement, puissamment, et de façon qu’il me semblât sentir l’air pénétrer plus efficacement ma poitrine. Je reportais à tous ces soins du corps mon assiduité de naguère. Je progressais.

Je m’étonnais parfois que ma santé revînt si vite. J’en arrivais à croire que je m’étais d’abord exagéré la gravité de mon état ; à douter que j’eusse été très malade, à rire de mon sang craché, à regretter que ma guérison ne fût pas demeurée plus ardue." (André Gide, L'Immoraliste, pp.64-66)





Sur le mur de "l'ancienne maison religieuse, à présent transformée en hôtel", une plaque posée en 1999 par la société S3 Studium rappelle la présence d'André Gide. C'est à partir du 15 avril 1897 qu'avec Madeleine il passe trois semaines à Ravello, entrecoupées d'excursions à Naples, Amalfi, Minori et La Cava. Il versera ses souvenirs dans l'Immoraliste qui paraîtra en 1902 au Mercure de France. Cette plaque le relie à E.M. Forster, récemment évoqué ici, qui séjourna lui aussi à l'Hôtel-Pension Palumbo de Ravello en mai 1902.

Il voyage alors à travers l'Italie en compagnie de sa mère, Lily, qui note que son fils retrouve la santé à Ravello et y est "étonnamment et étrangement plus calme". Il y retrouve aussi l'inspiration devant les paysages et se souvient comment The story of a panic est venue à lui : "Je pense que c'est en mai 1902 que j'ai fait une promenade autour de Ravello, je me suis assis dans une vallée à quelques miles du village, et le premier chapitre de l'histoire a foncé dans mon esprit comme s'il m'attendait là. Je l'ai reçu comme une entité et l'ai écrit d'un trait aussitôt de retour à l'hôtel." (E.M. Forster : a life, de Nicola Beauman, Knopf, 1994)

mercredi 21 juillet 2010

Les Caves du Vatican à Carqueiranne

Le 31 juillet prochain s'ouvre le Festival In Situ qui se prolongera jusqu'au 14 août au Fort de la Bayarde de Carqueiranne (Var). Parmi les nombreuses pièces proposées dans la programmation de ce festival de théâtre ambitieux et intéressant, Les Caves du Vatican, à voir mardi 10 août à 21h30 avec la Compagnie La Bigarrure.

Montrée notamment en 2008 au Festival d'Avignon, cette pièce a depuis été donnée en tournée. On peut en voir un extrait dans sa distribution d'origine (très légèrement modifiée dans sa version pour le Festival In Situ) sur le site de la Compagnie La Bigarrure.


Extrait du programme du Festival In Situ :

Mardi 10 Août 2010 / 21h30

LES CAVES DU VATICAN
d’après André GIDE
Présenté par la Compagnie La Bigarrure
En coproduction avec la compagnie Nimbus / Durée 1h35 – Spectacle tout public à partir de 12 ans
Adaptation et mise en scène : Thierry Jahn / Assisté de : Patrick Floersheim / Création sonore : Romain Gerome et Thierry Jahn / Création lumière : Paco Galan / Décors : Paco Galan / Costumes : Morgane Salvaggio / Régie : Antoine Paris / Avec : Céline Ronté, Olivier Baucheron, Jean Lou de Tapia, Jérôme Ragon, Gabriel Le Doze, Sébastien Faglain.

Résumé :
A la mort du Comte de Baraglioul, Lafcadio apprend qu’il est son fils illégitime. Désormais riche, il décide de quitter Paris, et sa maîtresse Carola qui l’entretenait jusqu’alors. Parallèlement, Protos, l’ex souteneur de Carola, truand qui sévit entre la France et l’Italie, extorque des fonds aux fidèles en leur faisant croire que le pape a été kidnappé par les francs-maçons, et qu’un faux lui a été substitué à la tête du Vatican. Pris malgré lui entre ces deux intrigues, Fleurissoire, homme naïf, généreux et croyant, sera la victime de l’un et de l’autre. D’abord, en se rendant à Rome avec la folle résolution de sauver le pape, et ensuite, en croisant le chemin d’un Lafcadio curieux de vérifier sa théorie de l’acte gratuit.

Gide chez Mauriac en octobre

Mauriac et Gide en juillet 1949
(photo du programme du Centre François Mauriac)

L'exposition « André Gide : un album de famille » se poursuit jusqu'au 22 août à Ravello. Son créateur Jean-Pierre Prévost sera également l'invité du Centre François Mauriac de Malagar en octobre prochain à l'occasion de deux journées consacrées aux rapports Gide-Mauriac. Jean-Pierre Prévost y présentera son film « André Gide, un petit air de famille », un film et un sujet qui siéent bien au lieu.


Extrait du programme de la saison culturelle 2010 à télécharger ici :


Le Centre François Mauriac et la Fondation Catherine Gide organisent deux journées consacrées aux deux Prix Nobel de Littérature : André Gide et François Mauriac.

Le programme de ces deux journées, en cours d’élaboration au moment de l’édition de ce document, reste à confirmer.

Vendredi 8 octobre à partir de 10h

Rencontre entre les plus grands spécialistes d’André Gide et ceux de François Mauriac en présence de Catherine Gide (fille de l’écrivain), Peter Schnyder, Jean-Pierre Prévost, Martine Sagaert…

Samedi 9 octobre à 15h

Projection de deux films documentaires :

Voyage au Congo (1927) de Marc Allégret.

De 1926 à 1927, Marc Allégret accompagne André Gide lors de son voyage en Afrique équatoriale française. De ce voyage, André Gide tire le très engagé Voyage au Congo suivi du Retour du Tchad, alors que le futur grand cinéaste tourne son premier film, sur les diverses tribus africaines rencontrées.

André Gide un petit air de famille (2007), de Jean-Pierre Prévost.

André Gide a eu secrètement une fille. Elle parle pour la première fois des rapports avec cet étrange père, et témoigne de sa vie et de ses rencontres avec des personnages aussi divers qu’Indira Gandhi, Roger Martin du Gard, Marc Allégret.

La projection sera suivie d’un échange avec Catherine Gide et Jean-Pierre Prévost.


Centre François Mauriac

Domaine de Malagar, 33 490 Saint-Maixant

Téléphone : 05 57 98 17 17

Site : malagar.aquitaine.fr


lundi 19 juillet 2010

... vu par Jean-Louis Barrault

Jean-Louis Barrault et André Gide
image du film Lettre de Paris de Roiger Leenhardt (1945)


André Gide et le théâtre, c'est une longue histoire un peu houleuse. Auteur et traducteur, il se serait voulu aussi acteur, metteur en scène, car il trouvait toujours le résultat des autres « décevant ». Mais son intérêt pour le théâtre ne faiblit jamais. Dès 1899 il rêve de théâtre. Le Roi Candaule est représenté le 9 mai 1901 à l'Œuvre de Lugné-Poe et en 1904 Gide prononce une conférence intitulée De l'évolution du théâtre.

A la suite du manifeste de Jacques Copeau Un essai de rénovation dramatique paru dans la NRF de septembre 1913, l'aventure du Théâtre du Vieux Colombier prend forme. Une autre aventure est celle de la longue élaboration de la pièce Antoine et Cléopâtre que Gide traduit à la demande d'Ida Rubinstein et qui sera jouée en 1920. Saül est créé le 16 juin 1922 par Copeau et Jouvet au Vieux Colombier.

Lorsqu'en 1939 Jean-Louis Barrault monte La Faim au théâtre de l'Atelier, Gide est impatient de connaître les impressions de Maria van Rysselberghe qui a assisté à la pièce. En avril 1942, ils trouvent Barrault remarquable en Berlioz dans le film médiocre La Symphonie fantastique. Est-ce par procuration que Gide souhaite faire une comédienne de sa fille Catherine ? Il est question cette même année qu'elle intègre la troupe de Barrault et Madeleine Renaud.

Barrault, dans le texte qui suit, se souvient du « bon moment que nous avions passé ensemble tous les trois avec Madeleine Renaud » en 1942 à Marseille. Mais après ce séjour en zone libre, Gide embarque le 4 mai 1942 pour Tunis. A son retour en France en 1945, il retrouve Barrault qui a remonté Antoine et Cléopâtre dans la traduction de Gide. « Il avait de longues séances avec Barrault pour la mise en scène d'Hamlet », note aussi la Petite Dame en novembre 1945.

« Il est très exalté par ses rencontres avec Barrault qu'il déclare génial dans l'invention. Barrault a l'idée de porter à la scène d'abord, et au cinéma ensuite, Le Procès de Kafka, et il souhaite associer Gide à son projet, ce qui le tente beaucoup », poursuit Maria van Rysselberghe dans la même note qui résume ce mois de novembre 1945. On peut voir Gide et Barrault discutant cette année-là au pied de la statue de Diderot dans le film Lettre de Paris de Roger Leenhardt.

Les rencontres se poursuivent. Si les premières scènes du Procès sont achevées dès la fin 45, les premières répétitions ne débutent qu'en février 47 et la première en octobre sera un succès. Même Claudel signera une critique élogieuse, en trouvant toutefois le moyen de ne pas citer Gide... Plus tard, Barrault voulut jouer Œdipe mais Gide en avait cédé l'exclusivité à Jean Vilar. Tout comme celle pour Antoine et Cléopâtre au Français, théâtre qui donnera en 1950 Les Caves du Vatican auxquelles Gide consacre beaucoup de son temps, désormais compté.

L'hommage de Jean-Louis Barrault à André Gide qui suit est paru dans les Cahiers de la Compagnie Madeleine Renaud Jean-Louis Barrault, de décembre 1955. Il fait suite à une critique acerbe du André Gide de Marc Beigbeder. (Editions Universitaires, coll. "Classiques du XXe siècle", 1954, Paris) signée André Altier.




"ANDRÉ GIDE
par JEAN-LOUIS BARRAULT

André Gide était, je crois bien, l'homme le plus vivant et le plus obstinément jeune que l'on puisse avoir connu.
La silhouette humaine de Gide? Ce qui frappait lorsqu'on se trouvait face à lui, c'était tout d'abord son regard : ce regard qui vous transperçait, ce regard de microscope — sous son regard on était « vu »; on devenait transparent.
C'est que Gide était immensément curieux — ce qui est une bien grande qualité sur cette terre si alléchante; ce qui est aussi une bien élégante façon de rendre hommage à toutes les créatures de Dieu.
Quelque part dans son œuvre, je crois que c'est dans son Voyage au Congo, tandis qu'il se fait ballotter dans la brousse, il relit l'Oraison d'Henriette d'Angleterre de Bossuet et il s'écrie à propos d'un passage : « Imagine-t-on quelqu'un qui dirait à un voyageur : « Ne regardez donc pas le fuyant paysage, contemplez plutôt la paroi du wagon, qui elle, au moins, ne change pas, » — Et parbleu, lui répondrais-je, j'aurai tout le temps de contempler l'immuable, puisque vous m'affirmez que mon âme est immortelle; permettez-moi d'aimer bien vite, au contraire, ce qui va disparaître dans un instant. »
Gide, lui, a précisément passé sa vie, le nez à la portière, comme les enfants. Quel bon camarade, si merveilleusement curieux, nous avions !
Il avait un cœur universel; il nous aimait tous, que l'on soit petit ou grand, de quelque condition que ce fût, Gide se penchait aussitôt sur nous avec complaisance, avec amour. Il lui suffisait que l'on fût simplement un Être vivant pour qu'il nous prêtât quelque intérêt. Il y avait en lui du naturaliste. C'était un collectionneur d'humains.
Il était de ceux qui savent le mieux vivre et qui pouvait être le meilleur professeur de vie. Que j'aurais voulu faire un jour un voyage avec lui! Comme il devait savoir voyager! C'est cette joie de vivre qui ajoutait, à ce regard exceptionnellement brillant et intéressé, un sourire à la fois affable, communicatif et voluptueux — joie de découvrir, volupté de déguster le présent.
L'élégance était dans sa bouche ; des dents appétissantes, des lèvres nettes. Lorsqu'il fumait des cigarettes anglaises : celles qui savent le mieux dessiner leur fumée, il ne les mâchait pas comme le fumeur de « tabac gris », il avait l'air, du bout des lèvres, de les embrasser finement, à plusieurs petites reprises, comme s'il les caressait de petits mots secrets et émoustillants qui les faisaient grésiller de plaisir. Il les tenait avec délicatesse de ses longues mains fines et soignées.
Pour finir de captiver, il ajoutait à ce regard, à ce sourire, à cette élégance raffinée, une voix chaude et bien timbrée et une diction impeccable.
Quel acteur envoûtant il eût été.
Il était l'intelligence même; l'intelligence physique. Il sentait au maximum, il comprenait, il savourait de même et il jugeait au mieux. Il était de la plus grande lucidité. Cette lucidité l'accompagna, paraît-il, dans sa mort, comme elle l'avait accompagné tout le long de sa vie — sur son lit il avait gardé ce même sourire aimable; un de ses derniers mots, je crois, est à peu près celui-ci : « Voilà, c'est la fin ; ce n'est pas si difficile que cela de mourir ! » Sa vie, comme sa mort : une victoire personnelle complète.


Je le revois encore en 1942, à Marseille, après le bon moment que nous avions passé ensemble tous les trois avec Madeleine Renaud. Il nous quitte, on s'embrasse et le voilà qui bondit, saisissant au vol le tramway, dans un bruit de cape, la cigarette au bec et le feutre savamment bosselé. Gide était la « jeunesse ».
Lorsque quelqu'un disait : « Hier, j'ai passé la soirée avec Gide », il y avait dans l'œil de la personne une étincelle de joie, dernier écho enchanté de cette bonne soirée.
Son accueil, lorsqu'on lui rendait visite, soit pour lui parler d'un projet, soit pour travailler avec lui, était toujours chaud. Il vous faisait croire, dès la porte franchie, qu'il ne faisait pas autre chose que vous attendre; ce n'était pas une visite, c'était un rendez-vous!
Mais tout au long de l'entretien, il fallait guetter intimement le moment où, dans ce même sourire affable, apparaîtrait le premier grommellement de lassitude, d'usure du moment. Par respect pour cet être si merveilleusement indépendant, il était bon de ne pas dépasser ce moment. Une phrase venait de se terminer sur une « longue », suivant un petit temps, un « oui » soupiré, puis un « c'est cela » chantonné comme l'image même d'une minute neutre. Toujours ce sourire, mais le regard s'abaisse, l'intérêt se rabat : c'est fini. On se levait, prenait congé et aussitôt reparaissait, redoublé, ce chaud sourire reconnaissant qui semblait dire tout à la fois : « Comme je vous sais gré de me libérer de votre présence, mais aussi d'être venu et encore de me promettre de revenir souvent ! ».
On s'en allait de chez lui « rechargé » pour toute la journée. Grâce à lui les projets, les idées foisonnaient. Il avait su, en quelques mots, vous activer la circulation de l'esprit. Ou aurait voulu, à son exemple, se griser de toutes les sensations. L'amour de la vie, voilà Gide.


Gide fut un véritable conseiller.
Qui peut dire que Gide était de mauvais conseil? Qui peut dire qu'il a dévergondé la jeunesse? Qu'est-ce se dévergonder, si ce n'est de s'apercevoir qu'on était déjà dévergondé! Cher Gide, certains le disaient infernal. Mais si l'Enfer disparaissait, il serait frais, le Bon Dieu! N'est-ce pas sa création-vedette? Non : Gide a été lui-même. C'est une morale que de chercher à être soi-même. Il ne lui serait pas venu à l'idée de nous reprocher d'être différent de lui. Il encourageait simplement son semblable à devenir : soi. Il aimait l'Homme dans toute la généralité du mot; je préfère cela à ceux qui le méprisent.
Il a vécu librement. Les hommes libres se font de plus en plus rares. Il a su s'engager sans jamais se laisser embrigader.
Il a compris que pour faire face à l'organisation absurde et disloquée (out of joint) de ce temps, il fallait redevenir authentique, ressemblant à soi-même; espérant que la résultante de tous ceux qui réussiraient à devenir eux-mêmes, serait supérieure à ce qu'elle est par la composition de tous les groupements anonymes des chapelles, des sectes ou des partis. C'est une foi.
Sur le plan de l'art aussi, quelle bonne discipline il enseignait!
Cet homme libre, voluptueux, spontané dans ses actes, jouisseur, curieux comme pas un, devenait le plus scrupuleux dès qu'il s'agissait de créer.
Il refait valoir la contrainte, redonne le sens de la mesure, chante les vertus de l'obstacle, devient l'apôtre de toutes les qualités d'où est sorti le classicisme français.
II laisse Dostoïevsky pour suivre Racine, sans perdre de vue toutefois les charmes sensuels des « Mille et une Nuits ».
Ses essais (Montaigne, Chopin, Dostoïevsky), ses études critiques, ses feuillets, ses carnets de route, ses lettres (à Angèle notamment), son journal sans dates, etc., auront encore longtemps la même importance et la même utilité que les curiosités esthétiques, l'art romantique, les essais et notes de Baudelaire.
En cela, il est de la plus pure tradition française; il a libéré, pour nous, l'esprit classique de tout académisme. La conception classique, il la reprend « à neuf » — comme Valéry.
Gide nous aura appris à VIVRE; à vivre JEUNES et en accord toutefois avec la bonne, la véritable tradition.
« C'est une absolue perfection et comme divine, écrit-il, de savoir jouir loyalement de son Être. » Qui oserait dire qu'il n'a pas vécu loyalement? Lui, au contraire, a mis à jour, le premier peut-être, ce qu'il avait coutume d'appeler : « toutes les pièces du Procès »."

Cahiers de la Compagnie Madeleine Renaud Jean-Louis Barrault,
troisième année, quatorzième cahier,
« L'âge d'or espagnol » Jules Supervielle Jean Vauthier,
Julliard, décembre 1955, Paris.

vendredi 16 juillet 2010

L'Immoraliste au Festival de Ravello


Dimanche 18 juillet à 21h45 à la Villa Rufolo, représentation de L’Immoraliste, d'après le récit d'André Gide, de Ciro Scuotto, Adriano Saccà et Raffaele Ricciardi, sur une musique de Luca Marino (entrée : 20 euros). Plus d'informations par ici sur le site du festival et sur la page Facebook de l'évènement.

L'exposition André Gide : un album de famille, de Jean-Pierre Prévost est ouverte depuis hier et jusqu'au 22 août et ce soir à 19h, dialogue entre Pierre Masson et Emilia Surmonte autour de L'Immoraliste, à l'auditorium de la Villa Rufolo (voir ce précédent billet pour plus d'informations).


Le programme officiel du Festival de Ravello est disponible ici (document pdf).

mercredi 14 juillet 2010

La Revue blanche

La Saga des Revues par Gérard Courtois revient dans Le Monde de demain (et déjà en ligne sur le site du journal) sur La Revue blanche de Thadée et Louis-Alfred Natanson, cette "page blanche offerte aux avant-gardes entre 1889 et 1903.

mardi 13 juillet 2010

A la façon de... par G.-A. Masson

Des pastiches signés G.A. Masson


En 1950 paraît A la façon de, recueil de pastiches littéraires signés Georges-Armand Masson, journaliste (notamment au Canard enchaîné), peintre (créateur du Salon du dessin et de la peinture à l'eau), directeur des Beaux-Arts et auteur plus ou moins oublié.

Déjà en 1924 il publiait Georges-Armand ou le parfait plagiaire où il pastichait Maurice Maeterlinck, Anna de Noailles, Jean Giraudoux, Paul Claudel, André Gide, Jean Cocteau... Il récidivera en 1956 dans C'est pas beau de copier. Nouveaux pastiches de Corneille à Minou Drouet dans lequel il ajoute Boileau, le Livre de Job, Françoise Sagan, Paul-Jean Toulet, Paul Valéry, Charles Vildrac, Paul Géraldy, Pierre Corneille, Minou Drouet, Jonathan Swift, le général de Gaulle, Alfred de Vigny, Jean Rostand, Albert Simonin, Jean de La Bruyère, Daniel-Rops, Simone de Beauvoir, Marcel Jouhandeau, Paul Mousset et Roger Peyrefitte à son tableau de chasse.

En 1950 aux éditions Pierre Ducray, ses cibles sont : Jean Anouilh, Aragon (Les pieds dElsa), Marcel Aymé, Germaine Beaumont, Francis Carco, Peter Cheyney, Céline, Claudel, Eluard, Fargue, Gide, Giono (Le Ferblantier, scène rustiquissime), Green (journal écrit « à l'encre gris-perle sur du papier couleur de perles grises » dixit Reboux), Guitry, Kafka, Lacretelle, Mauriac, Montherlant, Miller, Pagnol (adaptation marseillaise de Shakespeare !), Prévert, Queneau, Sartre et Simenon.

Si je vous recommande cet opus, c'est non seulement parce que certaines charges sont très drôles, mais aussi parce que la préface est signée Paul Reboux, autre maître du genre. Une préface dans laquelle il explique longuement comment, avec son compère Charles Müller, ils mettaient au point leurs A la manière de... Et quelle réception ils eurent au début auprès des éditeurs, puis auprès de leurs cibles :


« Quelles ont été les réactions des auteurs pastichés ?

Certains n'ont pas été enchantés de ce qui leur arrivait.

Nous étions en très bons termes avec Henri de Régnier. Eh bien ! Henri de Régnier ne nous a plus adressé la parole. Les poètes sont d'une espèce irritable.

La comtesse de Noailles, avec une souplesse orientale, nous a fait bonne mine. Mais cette éminente poétesse n'aimait pas notre livre. Elle le picora, en dame du monde, à petits coups de bec, pour le diminuer.

Henry Bordeaux nous ignora. Il est vrai que c'était une œuvre littéraire.

Paul Géraldy ne m'en a pas voulu un moment. Paul Morand non plus.

Mirbeau s'est amusé, comme on s'amuse devant un miroir déformant. La caricature, c'était son affaire.

D'Annunzio, qui était notre ami, nous a embrassés : « Ah ! qué c'est parfait ! Qué c'est magnifique ! » II exagérait. C'était un poète. Et un poète italien.

Pierre Loti nous a écrit qu'il trouvait son Papaoutemari « tordant », c'est son mot. Et ce petit mot nous a fait un grand plaisir.

Enfin, Maurice Donnay, à propos de notre pastiche d'après un auteur très touffu, très ennuyeux, le romancier Paul Adam (aujourd'hui si oublié), nous a écrit : « C'est tellement réussi, c'est tellement ça... que je n'ai pas pu aller jusqu'au bout ! » »


Le pastiche du Journal de Gide est très amusant et révélateur puisqu'il condense, selon la loi du genre, les tics littéraires et défauts si souvent reprochés à Gide et les passions des dernières pages du Journal authentique paru dans la Bibliothèque de la Pléiade deux ans plus tôt : « égoïsme naïf d'homme de lettres nombrilocentriste » comme le dit encore Reboux dans sa préface, pingrerie, passion pour Simenon ici changé en Agatha Christie, langue...



« LE JOURNAL D'ANDRE GIDE (Extraits)

1er janvier.

L'AN nouveau m'apporte une surprise agréable : en recherchant un manuscrit, dans une vieille valise oubliée au fond d'un placard, j'ai retrouvé mon gilet de laine. On devrait toujours vider complètement ses valises au retour d'un voyage. Si je l'avais fait, je n'aurais pas été privé de mon gilet de laine pendant six longues années.

Je tenais énormément à ce gilet. Bien qu'acheté d'occasion, il m'avait loyalement aidé à lutter contre le lumbago et les douleurs intercostales. Je ne lui reprochais que d'être un peu trop court par derrière et de ne me protéger point les reins. Mais rien n'est parfait en ce monde, comme dit ce personnage d'Agatha Christie, dans L'Homme au pull-over beige.

Je poursuis avec ravissement la lecture, dans le texte anglais, de ce livre étonnant, dont certaines pages rappellent les Conversations avec Gœthe, d'Eckermann.

*

* *


On annonce que le métro et les autobus vont encore raugmenter. Légère hésitation de ma plume au moment d'écrire ce mot. Certains y voient une faute de français. Pourtant, ne dit-on pas «rabaisser», «rajuster», «remonter» ? Pourquoi, seul, raugmenter serait-il condamnable ?

*

* *

J'ai accroché mon gilet de laine au dos d'une chaise, devant la salamandre, pour le faire sécher, car il sent un peu le moisi, à la suite de son long séjour dans un placard humide.

De temps en temps, j'interromps ma lecture pour le regarder avec ravissement.

2 janvier.

Fort mal dormi malgré le codoforme et le gardénal. Mes démangeaisons, qui s'était calmées la semaine dernière, m'ont repris. Impossible de fermer l'œil. J'ai passé une bonne partie de la nuit à méditer sur ce retour du gilet prodigue, qui est bien la plus étrange histoire qu'on puisse imaginer.

Si je m'en rapporte au témoignage de mon Journal, c'est à Nice, en faisant la queue au seuil d'un cinéma, que j'avais constaté la disparition de mon gilet. Mes notes sur l'incident (il se passait le 7 décembre 1941, à dix heures quarante-cinq) ont la précision d'un procès-verbal de police : Sitôt passé le guichet, je m'aperçois que j'ai laissé tomber mon chandail grenat. Curieux ce que l'on peut s'attacher aux objets. (Dommage que cela n'entraîne pas la réciproque.) La perte de ce gilet de laine me cause une douleur très vive. Je le sens s'arracher de mon bras. J'ai averti le sergent de ville, la préposée au vestiaire, mais nul espoir de revoir mon linge. Un gilet de laine, aujourd'hui, c'est de trop bonne prise...

Il faudrait donc que, le 7 décembre 1941, à dix heures quarante-cinq, j'eusse été victime d'une hallucination ? Ou bien, ce qui serait plus vraisemblable, mon gilet m'a-t-il réellement faussé compagnie ce jour-là et, plus tard, est-il revenu, poussé par la nostalgie ou par le remords ?

Pouf échapper à l'obsession de ce mystère, je m'efforce de travailler à mon second article, pour le Figaro, sur la « Défense de la Langue française ». Mais ce ne va pas. Ma plume crache. L'encre est mauvaise. Et je n'ai sous la main que du papier quadrillé, qui a toujours un effet désastreux sur mon imagination. Je ne peux écrire quand je suis guidé par des lignes. Besoin de liberté, de liberté totale. Horreur du conformisme et de voir ma pensée captive derrière ce grillage.

*

* *

La radio annonce que la température restera stationnaire dans la région parisienne. Puisse-t-elle dire vrai !

3 janvier.

La lecture de livres anglais dans le texte original a ceci d'agréable qu'on n'y trouve point, ou peu, de fautes de français. Cette pensée est à développer.

*

* *

Parcouru quelques pages du Journal de M... C'est vraiment agaçant. Il ne parle que de lui-même. Et que de détails insignifiants !...

*

* *

Moins de démangeaisons pendant la nuit. J'ai lu ce matin, d'un bout à l'autre, dans une sorte d'enchantement, un second roman d'Agatha Christie, La Mystérieuse affaire de Styles. Quel beau titre pour un article dans le Figaro. Ces petites controverses sur la langue française m'amusent beaucoup. Dans mon courrier, une lettre d'un évêque, fulminant contre les journalistes qui font de «sortir» un verbe transitif : L'Amérique sort un nouveau modèle d'avion... L'individu sortit son browning... Je sortis vingt sous de la poche de mon gilet... Déjà, il y a trente ans, Emile Faguet dénonçait la faute : Je sors Azor. Pourtant, ne trouve-t-on pas dans de bons auteurs l'expression : Sortez-le ! Et j'ai plus d'une fois entendu Mélanie me dire : Je vous ai sorti de l'ormoire des caneçons propres.

Tout à l'heure encore, elle m'a dit : « Je vois que Monsieur a ressorti son gilet de laine ! »

Qui croire ?... A propos du gilet de laine, je retrouve dans mon Journal, à la page 167 : Il avait fait, auparavant, déjà quelques tentatives de départ. Aussi le surveillais-je de très près. On sent si bien quand un objet se détache de vous, veut vous quitter comme un enfant qu'on ne tient plus en main, qui s'émancipe. Un instant d'inattention, et le tour est joué.

*

* *

II a plu pendant une bonne partie de la journée.

4 janvier.

Il est rare qu'un écrivain éprouve quelque agrément à être raillé.

Je lisais hier un article d'un humoriste. Je ne l'ai pas trouvé drôle. Ce qu'on nomme « esprit » est une chose horripilante.

*

* *

Mes progrès en anglais, depuis quelques jours, sont remarquables. Peut-être dois-je en attribuer le mérite à mon gilet de laine. Je l'ai mis sur mes épaules. Il me gratte un peu aux aisselles, mais il me tient chaud, et je travaille toujours mieux quand j'ai chaud, surtout en hiver.

J'avance aussi lentement dans l'étude du français. Etonnant ce qu'on peut commettre de fautes quand on ne fait pas attention. En recherchant dans mon Journal une note sur la position de Nietzsche à l'égard du christianisme, je tombe, page 151, à la date du 13 novembre 1939, sur cette ligne : II y a aura lieu de ressortir ce texte plus tard. Je me suis empressé de téléphoner à Gallimard pour qu'il fasse sauter cette phrase dans les futures éditions.

Quelle démangeaison m'a pris d'écrire ces articles sur la langue française ? Tous les matins, maintenant, je reçois un courrier fou.

*

* *

Dans mon dernier article, j'ai écrit : « Comment se fait-il que notre langue, nonobstant, se corrompe? » Un receveur des postes prend un malin plaisir à me mettre en boîte, au sujet de ce «nonobstant» que l'on ne doit pas employer tout seul. « C'est, dit-il, du style gendarmique. » II eût fallu que j'écrivisse : « Ce nonobstant » ou bien : « Nonobstant cette circonstance. »

Je ne m'en rappelais pas. A partir de dorénavant et de désormais, je n'emploierai plus ce mot, malgré qu'il soit joli, dans le but d'éviter des critiques et de façon à ce qu'on ne puisse pas dire que je ne cause pas français correctement.

Il faudra que je revoie cette phrase mot par mot avec l'aide du Littré, car j'ai l'impression qu'il y a une faute ou deux, peut-être davantage. Mais où se procurer un Littré ? Cet ouvrage est aujourd'hui hors de prix.

*

* *

Je me félicite de n'avoir à aucun moment succombé à la tentation d'acheter un autre chandail. C'eût été de l'argent inutilement dépensé : je me trouverais aujourd'hui à la tête de deux gilets de laine... »

Georges-Armand Masson, A la façon de..., préface de Paul Reboux,

Pierre Ducray Editeur, Paris, 1950, pp. 34-38

Retour du Tchad, un album de voyage

Retour du Tchad. Expédition sur les traces d'André Gide
de J. Alessandra (illustrations),

P. Villecroix et A. Djar-Alnabi (textes)
La Boite à Bulles, juillet 2010


La Boite à Bulles publie un album de voyage intitulé « Retour du Tchad. Expédition sur les traces d'André Gide ». Pas une illustration du texte original mais la confrontation des notes gidiennes avec les impressions du voyage que font, 80 ans après, les trois auteurs :

Joël Alessandra, un aquarelliste spécialiste de l'Afrique qui lui a consacré déjà plusieurs albums et carnets de voyage dont Fikrie (inspiré de son expérience de directeur artistique à Djibouti, à La Boite à Bulles), Séjour en Afrique (La Boite à Bulles), Fierté de Fer (sur le train Djibouto-Ethiopien aux éditions Paquet).

Pascal Villecroix, assistant technique et conseiller du Ministre de l’Enseignement Supérieur du Tchad, responsable de 2003 à 2007 du département d'histoire-géographie à l’Université de Djibouti, et déjà auteur de La Caravane Rimbaud : paysages de Djibouti et La caravane Kessel : sur les traces de la grande piste en collaboration avec Joël Alessandra.

Attié Djouid Djar-Alanabi, fondateur de Tchad-Non Violence et de l’Union des Poètes Tchadiens, enseignant à l’Université Adam Barka d’Abéché, doyen de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines, auteur de plusieurs livres.


Présentation de l'éditeur :

En 1925, André Gide part au Congo et au Tchad pour son plus long voyage. À son retour, deux récits sont publiés chez Gallimard (dont Le Retour du Tchad) dans lesquels l’auteur décrit au jour le jour cette aventure exceptionnelle, à la frontière de l’écriture et du reportage. Marc Allégret (futur grand cinéaste français) l’accompagne, photographie et filme ce périple.

Le Retour du Tchad de Gide est le fil conducteur de ce carnet de voyage : 80 ans plus tard, une équipe d’artistes tchadiens et français refait une partie de l’itinéraire à bord d’un radeau puis d’une pirogue et croise ses impressions avec celles de ses illustres prédécesseurs.

Au fil des fleuves, du lac Tchad, des rives du Logone et du Chari, les auteurs retrouvent les Massa, Kotoko, peuls et arabes qui peuplent depuis des siècles ces régions centrales de l’Afrique.

Textes et aquarelles dénoncent aussi l’inquiétante baisse des eaux des fleuves et du lac Tchad : problème environnemental dramatique.

Revue de presse :

DBD par Marie Moinard

« Si le voyage est difficile, la lecture de ce carnet, au contraire, est des plus agréables et nous profitons des somptueuses images du dessinateur ainsi que des rares planches de bd représentant le vyage d'André Gide. Romanesque et émouvant, le texte se veut pédagogique lorsqu'il s'agit de découvrir l'Afrique - les cases, les autochtones - humoristique à l'apparition des hippopotames, mais aussi pessimiste face au lac Tchad et à sa probable disparition. Magnifique ! »


lundi 12 juillet 2010

France Culture demain

Un petit rappel pour vous signaler que demain 13 juillet, l'émission Le Mardi des auteurs de France Culture sera consacrée à Gide, avec des invités prometteurs. La description se trouve ici.

dimanche 11 juillet 2010

Paludes et Semprun (2/2)

(première partie)

La lecture de Paludes marque aussi pour Jorge Semprun l'entrée dans la langue française qu'il veut désormais maîtriser comme un autochtone puisqu'une boulangère du Boul'Miche l'avait chassé en le traitant d'Espagnol de l'armée en déroute :

« Mon accent détestable ne m'avait pas seulement interdit d'obtenir le petit pain ou le croissant que je désirais, il m'avait retranché aussi de la communauté de langue qui est l'un des éléments essentiels d'un lien social, d'un destin collectif à partager.

[…]

La boulangère du boulevard Saint-Michel me chassait de la communauté, André Gide m'y réintégrait subrepticement. Dans la lumière de cette prose qui m'était offerte, je franchissais clandestinement les frontières d'une terre d'asile probable. C'est dans l'universalité de cette langue que je me réfugiais. André Gide, dans Paludes, me rendait accessible, dans la transparente densité de sa prose, cet universalisme. »

Adieu, vive clarté..., Jorge Semprun, Gallimard, 1998, pp.120-121


Et Semprun de démontrer en quoi Paludes est si particulièrement, si étrangement français :

« Je pourrais évoquer d'autres livres de cette époque qui ont eu pour moi davantage d'importance morale que Paludes. Mais celui-ci, à toutes ses qualités littéraires, qui sont exceptionnelles — extraordinaire modernité formelle d'un récit écrit il y a plus d'un siècle, en 1895 ; délicieuse insolence narrative ; imagination débridée ; concision sévère du phrasé et richesse lexicale, etc. —, ajoute une vertu qui lui est singulière : on ne peut le concevoir écrit dans aucune autre langue que le français.

Les romans que je viens d'évoquer*, la majorité de tous les autres qu'on pourrait également mentionner, ont été écrits en français, certes, et dans cette langue s'incarne le contenu matériel et idéel que constitue l'œuvre, bien entendu. Mais l'essence du Sang noir ou de La condition humaine ne se dissoudrait pas dans le néant si on appréhendait ces romans dans une autre langue. Ainsi, on peut parfaitement imaginer Le sang noir en russe. Quelqu'un m'a dit une fois, judicieusement — je crois bien que c'était Jean Daniel — que Guilloux a écrit le plus grand roman russe de langue française ! Pour leur part, l'immense majorité des lecteurs de Dostoïevski à travers le monde auront lu son œuvre romanesque en français, anglais, allemand ou espagnol : dans n'importe quelle langue littéraire autre que le russe. Pourtant, on sait pertinemment de quoi il est question dans Les Frères Karamazov même si on a lu le roman en français. Et même si on l'a lu dans une traduction médiocre, me risquerai-je à dire. Car l'essence de ce roman, de la plupart des grands romans, même s'ils se nourrissent de leur langue originaire et originale, qu'ils enrichissent à leur tour, n'est pas langagière.

L'essence de Paludes, en revanche, est dans sa langue. On ne peut concevoir Paludes dans aucune autre langue que le français.

J'en ferai la preuve immédiatement, en ouvrant le volume au hasard. Voici la page 114 de l'édition Folio.

D'ailleurs, sitôt sortis du parc que les sapins noirs encombraient, la nuit nous parut plutôt claire. Une lune à peu près gonflée se montrait indistinctement à travers la brume éthérée. On ne la voyait pas comme parfois, tantôt et tantôt, puis cachée, puis ruisseler sur les nuages ; la nuit n'était pas agitée ; — ce n'était pas non plus une nuit pacifique ; — elle était muette, inemployée, humide, et m'eussiez-vous compris si j'eusse dit : involontaire. Le ciel était sans autre aspect ; on l'eût retourné sans surprise. — Si j'insiste ainsi, calme amie, c'est pour bien vous faire comprendre à quel point cette nuit était ordinaire...

Si je cite ainsi, calme amie — qu'y a-t-il de plus tendre que de parler d'un livre qu'on a aimé avec une amie chère ? —, c'est pour bien vous faire entendre à quel point cette prose est extraordinaire. À quel point est-il inconcevable de parvenir, dans une langue autre que la française, à un semblable équilibre des éléments d'une phrase, du précis et du précieux, de la rigueur et de la fantaisie. »

Adieu, vive clarté..., Jorge Semprun, Gallimard, 1998, pp.118-119


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* Le sang noir, de Louis Guilloux, La condition humaine et L'espoir, de Malraux.

Paludes et Semprun (1/2)

Dans un beau chapitre de Adieu, vive clarté... intitulé Je lis Paludes... Jorge Semprun mêle ses souvenirs d'avril 1939 à d'autres, souvenirs de rencontres, de découvertes, de combats et bien sûr de lectures*. Paludes est le prétexte à toutes ces évocations où ne se faufile pas uniquement l'ombre de Gide, certes, mais où s'exprime sans doute le mieux la communauté d'esprits qui unie les amateurs de Paludes.


« Antoine revenait d'une promenade le long de la mer. « Que faites-vous là ? » avait-il demandé à cet inconnu. «Je lis Paludes », avait répondu le jeune homme. C'était vrai, il lisait Paludes. Il avait retourné le mince volume, afin qu'Antoine puisse en lire le titre. C'était Paludes...**

Ainsi avais-je écrit, près de cinquante ans après mon trimestre d'interne à Henri-IV. Juan Larrea attendait l'arrivée d'Antoine de Stermaria, devant la porte de l'atelier de ce dernier, à Nice. II lisait Paludes.

Dans la réalité romanesque de La montagne blanche, où cette rencontre est fidèlement rapportée, Larrea était mort à ma place: il pouvait bien lire Paludes pour mon compte. Je n'ai pas cessé de le faire moi-même, depuis cette lointaine époque.

Dans La montagne blanche, lorsque Antoine de Stermaria constate que c'est effectivement le roman d'André Gide que lit l'inconnu installé sur le palier, à l'attendre, un courant de sympathie s'instaure immédiatement. Ils avaient ri tous deux, avec une gaieté aussitôt partagée. Une sorte de coup de foudre de la complicité littéraire. Ou masculine, plus primitivement.

Moi aussi, toute ma vie, j'aurai eu la chance de nouer avec des inconnus, à cause de Paludes, des relations, parfois brèves, souvent sans lendemain, mais d'une fulgurante impudeur. Tout dire sur soi-même — l'essentiel, du moins: ça tient en quelques mots — tout écouter de l'autre, également. Peut-être parce qu'on aurait vu un inconnu, le petit volume de Gide a la main. Ou bien, parce que dans quelque conversation banale, ou il n'aurait été question que d'événements insignifiants, même s'ils avaient une dimension planétaire — quoi de plus insignifiant que l'insignifiance planétaire ! —, on aurait glissé un début de phrase de Paludes. Quelqu'un, alors, dont on n'avait pas, jusqu'à ce moment, soupçonné cette qualité morale, terminerait la phrase ébauchée. Avec le sourire entendu, donc discret, mais radieux pourtant, qu'arborent les agents secrets, ou les militants clandestins, quand on leur murmure, l'air de rien, le mot de passe convenu.

Ainsi: A six heures entra mon grand ami Hubert, il revenait du manège, aurais-je pu dire soudain d'une voix calme, nettement informative, sans que personne ne s'en préoccupât autour de la table. Car Hubert était sans doute un ami que chacun pouvait imaginer connu du reste des convives, et pourquoi, dans ce cas, ne serait-il pas revenu à six heures du manège ? Puisqu'il est admis, désormais, que la marquise sort à cinq heures ?

Mais alors que je pouvais penser qu'une fois de plus je ferais chou blanc, parlerais dans le désert de l'incompréhension, quelqu'un se tournerait vers moi, les yeux brillants. Il dit: « Tiens, tu travailles», dirait-il. Je répondis, répondrais-je aussitôt, j'écris Paludes.

Alors, dans l'éclat de rire qui nous aurait saisis, l'inconnu et moi-même, dans l'élan immobile de l'un vers l'autre, qui nous lierait soudain, nous déliant des contingences de ce dîner mondain, la maîtresse de maison aurait demandé : Qu'est-ce que c'est ? Et de répondre, ensemble — une fois, une seule, l'inconnu s'appellerait Hubert, de surcroît : nous en fîmes une apothéose ! — : Un livre!

J'ai écrit tout le temps inconnu au masculin, mais ce n'est pas parce que ce genre, d'un point de vue sémiologique, peut englober les deux sexes du genre humain, sans prêter à confusion. Si on dit « droits de l'homme », par exemple, on n'est pas en train d'en exclure les femmes, quoi qu'elles en disent. Certaines d'entre elles, en tout cas.

J'ai écrit ce mot au masculin, plus simplement, plus tristement aussi, parce que jamais une inconnue n'a réagi devant moi, pour moi, à l'incitation d'une phrase de Paludes. Je le regrette vivement. Non seulement parce que l'indifférence féminine au récit gidien, la méconnaissance où elles le tiennent, apparemment, me navrent. Aussi, surtout, parce que j'aurais vivement désiré qu'une fois, ne fut-ce qu'une seule fois dans ma vie, une belle inconnue, blonde, aux yeux clairs, lointaine, dédaigneuse de l'alentour, perdue dans le ravissement égotique de son propre charme, succombe imprévisiblement à l'idée farfelue, frénétique, d'une aventure, en m'entendant murmurer quelques mots de Paludes. Rien de plus : Rien de moins.

Mais la vie n'est pas un roman, semble-t-il. Revenons au roman de la vie.»

Adieu, vive clarté..., Jorge Semprun, Gallimard, 1998, pp.113-115

(suite)

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* sur la composition ce livre de souvenirs mêlés, voir ce document à télécharger

** extrait de La Montagne blanche, Jorge Semprun, Gallimard, 1986

vendredi 9 juillet 2010

Festival de Ravello


Après Chicago, direction Ravello en Italie pour son célèbre festival consacré cette année à « La Follia »... et en partie à André Gide. Présentation du site du Festival :

Du 15 juillet au 22 août à la Villa Rufolo, exposition « André Gide: un album de famille » de Jean-Pierre Prévost avec la collaboration de la Fondation Catherine Gide

Dédiée à André Gide, Prix Nobel de littérature 1947, cette exposition entend retracer la vie de l'écrivain à travers les positions originales et anti-conventionnelles qui ont influencé ses écrits et ses réflexions sur la liberté personnelle et sociale. Une manière d'album-souvenir avec des commentaires de Catherine Gide, la fille de l'écrivain, et une narration de Jean-Pierre Prévost, avec une parenthèse sur les voyages de Gide en Italie, dont la Campanie et Ravello au début du 20e siècle, où la « folie de la liberté » a trouvé écho dans le récit L'Immoraliste.

Auteur, réalisateur et photographe, on doit à Jean-Pierre Prévost des films, documentaires et séries pour la télévision française, canadienne et américaine. Il a réalisé deux films sur André Gide, Portrait d’André Gide et André Gide. Un petit air de famille, publié notamment les Entretiens avec Catherine Gide, et monté deux expositions photographiques autour de Gide.

Vernissage le jeudi 15 juillet à 12h : Interventions de Giovanni Dotoli et Giovannella Fusco Girard

Giovanni Dotoli enseigne la littérature française à l'Université de Bari. Essayiste et poète, auteur de plus de 500 publications, directeur de collection, il a reçu le grand prix de l'Académie Française en 2000.

Giovannella Fusco Girard, enseigne la littérature française à l'Université de Naples “L’Orientale”, et étudie les formes modernes de poésie et d'écriture narrative. Elle a publié de nombreux essais notamment consacrés à Baudelaire, Mallarmé, Apollinaire, Cocteau et Ponge.

Vendredi 16 juillet à 19h : Gide à Ravello. Renaître à Ravello : le baptême d'un immoraliste, par Pierre Masson et Emilia Surmonte

André Gide écrit à Ravello quelques-unes des pages les plus significatives de son récit L'Immoraliste, témoignant d'une vision du monde libératrice, d'une réflexion plus radicale sur la recherche du bonheur et le conflit entre les désirs de l'individu et les conventions sociales. Son protagoniste, après avoir recouvré la santé à Ravello, décide d'accepter son homosexualité et de se libérer de l'emprise de sa femme.

Pierre Masson est professeur émérite de l'Université de Nantes, Président de l'Association des Amis d'André Gide, et l'un des meilleurs experts mondiaux de l'œuvre de Gide. Il est l'auteur de nombreux essais sur Gide et l'éditeur de plusieurs de ses Correspondances ainsi que des Essais critiques, Souvenirs et Voyages, Romans et Récits de la Bibliothèque de la Pléiade.

Emilia Surmonte enseigne la langue et civilisation françaises à l'Université de Naples «L'Orientale» et poursuit des recherches en littérature moderne notamment sur la réécriture des mythes. Elle est l'auteur de Déclinaisons de la passion chez Yourcenar et de nombreux articles.

jeudi 8 juillet 2010

Madeleine remains

The Side Project Theatre de Chicago présente depuis le 2 juillet et jusqu'au 17 une courte pièce de Michael Martin intitulée Madeleine remains : in Memory, A Wife of Genius. Ce monologue inspiré par Madeleine Gide a été écrit tout spécialement par Michael Martin pour l'actrice Ariel Brenner. La présentation de cette pièce sur Facebook, les photographies de cette fragile incarnation et la critique de la Chicago Stage Review donnent très envie d'en savoir davantage sur cette création...

Ariel Brenner incarne Madeleine Gide
dans un monologue de Michael Martin
(photo Jordan Scrivner)


« Sometimes, combining two completely unrelated flavors creates a magical delicacy. Such is the case with Clove Productions’ remarkable presentation of Fruit Tree Backpack and Madeleine Remains: In Memory, A Wife of Genius. Both extraordinary new works completely transport you to suspended realities that are fascinating, provocative, entertaining, and yet are totally and contrastingly different.

In Madeleine Remains: In Memory, A Wife of Genius, playwright Michael Martin creates a detailed and delicate portrait of Madeleine. She is the unassuming wife of Nobel Prize-winning writer André Gide. Charming, soft-spoken, articulate and subtly devious, Madeleine shares her post-mortem (as both she and André are long gone by the time we meet her) revelations on life with the accomplished writer.

Martin imagines a life lost in the shadows of the fame that surrounded it. Madeleine was sweetly loved and simultaneously scorned by André. She was his platonic muse, floating above his homosexual indulgences. She is bothered but not bitter, loving but not naive. Madeleine does not wish to shame Gide’s reputation, usurp his place in history, or even stake out her own spot, but rather share the emotional interactions and isolations of the unconventional partnership.
Shannon Evans beautifully directs this enchanting monologue with great depth. She shines a restrained light on the emotion, as one would curate a fragile masterpiece in a museum.
Ariel Brenner takes on this dauntingly complex character with impressive nuance and splendidly soft strength. So many moments could go painfully wrong in the hands of a lesser actor, but Brenner not only makes these moments compelling, she also makes them magical. She is a single woman, in a simple parlor, telling a sweetly somber story with staggering effect. She brilliantly weaves as rare and resplendent a tale as Martin elegantly writes.
Madeleine tells us that, “Of all of the geniuses running about this poor good world, writers must be the worst… the urge to write is unnatural… Even acting is less perverse.”
If this be true, viva Martin’s profound and poignant perversions. »

Venus Zarris pour la Chicago Stage Review


Ajout du 9 juillet : une autre critique dans le Chicago Tribune.

"Madeleine Remains: In Memory, a Wife of Genius" ✭✭1/2

The early 20th century French writer Andre Gide spent his adult years traveling through North Africa and Russia and palling around with a group that included Oscar Wilde. His wife and muse, however, lived a far more colorless existence, and their marriage was more of a "spiritual union" owing to Gide's homosexuality.

What this prim woman may have thought of her husband's exploits is the subject of Michael Martin's one-woman show. "I inspired many of those works that I declined to read," she says of her husband's writing as she sits in a fusty wing-backed chair, absently smoothing the fabric. (Shannon Evans is the director.)

Homely and ill-at-ease, Madeleine (Ariel Brenner) describes herself as a woman who "put away any desire to be interesting" — in part, you surmise, because she neither had the instinct for it nor the invitation from her husband to be otherwise. Naturally, she is highly theatrical in her dullness, which makes her dissatisfied mien all the more intriguing.

What does it mean to be the spouse of a larger-than-life artiste?

A little more context about this relatively obscure writer (obscure despite a 1947 Nobel Prize for literature) would go a long way, but the play works an eccentric bit of magic as a character study of someone you might easily catch a glimpse of on the street in the course of your daily routine."

Nina Metz pour le Chicago Tribune




mercredi 7 juillet 2010

Le feuilleton de l'été sera crypté

"«Le chasseur du restaurant apportait sur une assiette une enveloppe»… Le dernier épisode du feuilleton Bettencourt résonne comme une phrase des Caves 
du Vatican de Gide. Il ne s’agit cependant pas d’une sottie mais probablement d’une affaire d’État."

Début de l'éditorial de Patrick Apel-Muller,
L'Humanité du 7 juillet 2010

Gide et Forster

Dans un article joliment intitulé « Corydon in Croydon » du Sunday Times du 10 octobre 1971 et consacré à la parution posthume de Maurice de E.M. Fortser, le critique Cyril Connolly affirme que « Forster est plus près de Gide qu'aucun autre écrivain anglais ». Il est sans doute un peu abusif d'autant les rapprocher, et pourtant...

Gide nait en 1869. Forster en 1879. Confrontés jeunes à la mort du père, ils sont élevés par des femmes dans un milieu bourgeois traditionnel. Ils ont en commun la difficulté d'intégrer le monde de l'école, de se fondre dans la masse brutale de leurs camarades. Et une mère conciliante qui protégera son fils unique en le gardant auprès d'elle... Très tôt, Gide et Forster se découvrent une vocation littéraire.

S'il est exact que certains romans de Forster ressemblent à certains récits de Gide, c'est surtout par leur volonté commune de s'inscrire dans une tradition : celle du roman de mœurs anglais pour le premier et celle du récit à la française pour le second. Gide continuera l'expérimentation de la forme avec son unique roman achevé en 1925, ce qui lui vaudra une attentive critique de la part de Forster, alors que ce dernier abandonne le roman en 1924.

1924 : l'année où l'édition courante de Corydon paraît en France... Mais Forster a pris connaissance de ce texte depuis 1920. Gide débarque pour la deuxième fois en Angleterre où il souhaitait le faire lire à Goldsworthy Lowes Dickinson, puisque Dorothy Bussy lui avait affirmé qu'il était « inchoquable », et lui demande de le transmettre ensuite à Forster.

Forster sera aussi un admiratif lecteur de Si le grain ne meurt. Mais voilà bien là une différence entre ces deux auteurs : si Gide retarde la parution de Corydon, il le fait tout de même paraître, et suivre de ses mémoires, alors que Maurice restera posthume, tout comme le journal de Forster qui ne paraîtra qu'en 2011.


Ralph Partridge, E.M. Forster, Lytton Stratchey,
Pierre Lancel et Frances Partridge dans les années 20.
(photo des Archives Frances Partridge, King's College, Cambridge)


Alors que ses amis de Cambridge (cet Apôtre" de la Conversazione Society est proche du groupe de Bloomsbury) connaissent ses préférences sexuelles, il considère comme impossible leur affirmation au grand jour en Angleterre. Et lorsque ces amis lui citent Gide en exemple, il répond que Gide n'a pas une mère encore vie, lui ! Pourtant longtemps après la mort de cette mère en 1946, par exemple en 1960 alors qu'il continue de remanier Maurice et déclare dans une postface qu'il est désormais publiable, il n'en fera rien.

Wilde, à sa sortie de prison, avait conseillé à Gide de ne jamais dire « je ». Forster ira plus loin en bannissant le sujet de ses nouvelles activités. Il faut dire que les lois anglaises étaient plus dures à l'encontre de l'homosexualité qu'en France, le procès Wilde avait marqué les esprits. Et Forster était devenu un écrivain reconnu qui, même s'il n'écrivait plus de romans, était demandé à la BBC ou à l'université.

Dans Aspects of the Novel, une série de conférences que Forster fit au Trinity Collège en 1927 et reprises sous le même titre dans un volume paru la même année, les Faux Monnayeurs font l'objet d'une analyse poussée. Forster y loue l'expérience littéraire mais n'en reste pas moins déçu par le résultat trop froid à son goût et par la critique du freudisme :

« Those who are in touch with contemporary France say that the present generation follows the advice of Gide... and resolutely hurls itself into confusion, and indeed admires English novelists on the ground that they so seldom succeed in what they attempt. Compliments are always delightful, but this particular one is a bit of a backhander. It is like trying to lay an egg and being told you have produced a paraboloid — more curious than gratifying. And what results when you try to lay a paraboloid, I cannot conceive — perhaps the death of the hen. That seems the danger in Gide’s position — he sets out to lay a paraboloid; he is not well advised, if he wants to write subconscious novels, to reason so lucidly and patiently about the subconscious; he is introducing mysticism at the wrong stage of the process. However that is his affair. »

Un commun intérêt pour les questions sociales rapproche encore les deux hommes et les fait se rencontrer à la tribune du Congrès des Ecrivains en juin 1935 à Paris. Gide ouvre la séance par sa fameuse déclaration selon laquelle « C'est dans une société communiste que chaque individu, que la particularité de chaque individu, peut le plus parfaitement s'épanouir. »

Un espoir qui sera vite déçu mais que partage Forster, qui suit Gide à la tribune : « Peut-être serais-je communiste, si j'étais plus jeune et plus brave, car, dans le communisme, je vois de l'espoir. » Forster qui espérait aussi être, selon sa célèbre formule, « connecté » à Gide dîne le soir avec lui et Malraux. Mais la « connexion » ne se fait pas.

Forster n'en voudra pas à Gide de l'avoir battu froid après ce dîner comme en témoigne le texte Gide and George prononcé à la BBC en 1943 et reproduit dans Two Cheers for Democracy. André Gide et Stefan George illustrent pour Forster la réaction humaniste et la réaction autoritaire (« two contrasted reactions in this age of misery: the humanist's reaction and the authoritarian's »).

C'est dans ce texte qu'il définit l'humaniste Gide comme possédant les qualités essentielles de curiosité, de liberté d'esprit, de foi dans le bon goût et de foi en la race humaine ( « curiosity, a free mind, belief in good taste, and belief in the human race ») ou encore d'absence totale de cynisme envers l'humanité (« total lack of cynicism with regard to the human race »).

A la mort de Gide, Forster fait paraître dans The Listener du 1er mai 1951 l'article André Gide : a personnal tribute, qui sera repris sous le titre Gide's Death dans le volume déjà cité Two Cheers for Democracy, à la suite de Gide and George, en 1951. Là encore, il souligne l'humanisme de Gide et, s'il hésite à le qualifier de grand esprit, reconnaît en lui un esprit libre, et les esprits libres sont aussi rares que les grands esprits, et même plus précieux de nos jours (« he had a free mind, and free minds are as rare as great, and even more valuable at the present moment »).



Premier Congrès international des écrivains
en juin 1935 au Palais de la Mutualité.
Julien Benda, André Gide, E.M. Forster (debout),
Waldo Franck et Jean-Richard Bloch.
(Photo Roger Viollet)

mardi 6 juillet 2010

E.M. Forster, a new life, de Wendy Moffat

E. M. Forster, A New Life, de Wendy Moffat
Bloomsbury Publishing, juin 2010, Londres

En attendant la parution prévue en mars 2011 de The Journals and Diaries of E.M. Forster aux éditions Pickering and Chatto (1200 pages, trois volumes couvrant les notes éparses prises entre 1895 et 1967), une nouvelle biographie de Forster vient de paraître qui puise dans ces matériaux inédits : E.M. Forster, A New Life, par Wendy Moffat (Bloomsbury Publishing, juin 2010).

La biographie s'ouvre sur l'arrivée du manuscrit de Maurice chez Christopher Isherwood en 1971, quatre mois après la mort de Forster et 57 ans après sa rédaction. Malgré l'insistance d'Isherwood, jamais Forster ne consentit à le publier de son vivant. Et quand on lui citait Gide en exemple, il répondait : « But Gide hasn't got a mother ! » Déroulant alors la vie de Forster, Wendy Moffat montre combien tout cela était bien plus complexe...

Certes, les explications par la sexualité, refoulée ou non, sont de mode. La découverte des journaux de Forster dont le « sex diary » valide toutefois ce qui n'est pas présenté comme une thèse, mais comme une explication convaincante de l'absence de tout nouveau roman après A Passage to India en 1924 liée à la découverte tardive de la sexualité. Pour discrète qu'elle fût dans ses écrits, l'homosexualité de Forster était connue de ses proches. Et c'est davantage sur le front social qu'il s'engage, à la BBC, dans ses essais ou au Congrès des Ecrivains de juin 1935, où il rencontre Gide...


lundi 5 juillet 2010

"Une vie de mécènes" à la Villa Noailles

Après sa présentation en avant-première en mars au Palais Royal, l'exposition « Charles et Marie-Laure de Noailles : une vie de mécènes » s'est installée depuis le 2 juillet à Hyères à la Villa Noailles où elle devient exposition permanente. Plus de deux-cents œuvres et documents inédits sont présentés dans la partie initiale de la villa, les salons, salles à manger, chambres d'ami du rez-de-jardin, chambres des Noailles, chambre d'ami du dernier étage.

Le Clos Saint-Bernard, Villa Noailles, à Hyères

C'est au cours de l'hiver 1924-1925 que la villa est construite selon les plans de Robert Mallet-Stevens sur l'ancien couvent du Clos Saint-Bernard. Fonctionnalisme (toits-terrasses), hygiénisme (salle de bains-sports) et équipement (horloges intégrées, placards) sont les mots d'ordre de cette avant-garde architecturale qui se poursuit, chose encore rare, par des aménagements intérieurs et ameublements en accord avec cette structure moderne.
De 1925 à 1932, la maison évolue - seconde salle à manger (1926), chambres supplémentaires dans une petite villa attenante (1926), nouveau salon (1927), piscine (1927), gymnase (1928), terrain de squash (1932-1933) - pour s'étendre au final sur 2400 m2 étagés sur la colline que prolongent le jardin cubiste de Gabriel Guévrékian (1926) et l’installation de sculptures d’Henri Laurens et Jacques Lipchitz (1927).

La salle de gymnastique de la Villa Noailles

Un confort et des installations sportives qui plaisent à Gide ainsi qu'il le note le 3 janvier 1930 dans son Journal :

« A Hyères, chez les Noailles, où je retrouve Marc, en compagnie de Cocteau et d'Auric. J'arrivais pour déjeuner, seulement; je me laisse volontiers retenir à dîner, puis à coucher. Extrême et charmante amabilité de nos hôtes; prodigieuse ingéniosité du confort; fonctionnement si parfait de tout l'outillage des aises que, ce matin, lorsqu'après mon bain le valet de chambre anglais m'apporte mon breakfast, je beurre mes toasts avec cuillère, dans la crainte que l'oubli d'un couteau, sur le plateau chargé de délicatesses et de fruits, ne prenne l'aspect d'une catastrophe.
Gymnastique, natation dans une assez vaste piscine, jeux nouveaux, dont je ne sais les noms, avec volants, balles, ballons de toutes tailles — un surtout, que nous jouons à quatre (le très agréable professeur de gymnastique, Noailles, Marc et moi) avec un ballon de médiocre grosseur qu'il s'agit de ne point laisser retomber en deçà d'un filet haut tendu qui départage les deux camps. On joue à peu près nu, puis, en moiteur, on court se plonger dans l'eau tiède de la piscine. Ce jeu de ballon m'a plus amusé que je n'eusse cru qu'il était encore possible, amusé comme un enfant et comme un dieu, et d'autant plus que je ne m'y sentais pas malhabile. Que Pascal a donc dit sur le jeu des choses absurdes ! et que la gratuité précisément de cette lutte, de cet effort, me paraît belle ! Oui vraiment, je ne me souviens pas avoir pris, même dans ma jeunesse ou mon enfance, plaisir plus ardent, plus pur et plus complet. »
Marc Allégret prend de nombreuses photographies lors de ce séjour à la Villa Noailles dont certaines ont servi récemment à l'illustration du DVD-ROM André Gide : l'écriture vive, de Martine Sagaert. Quelques-unes sont à voir sur imaGide...

La Villa Noailles à Hyères rouvre du 7 juillet jusqu'au 26 septembre tous les jours sauf mardi et jours fériés de 14h à 19h. Le vendredi, ouvert uniquement en nocturne de 16h à 22h. Du 7 au 31 juillet, visites commentées gratuites le lundi, mercredi, jeudi, samedi et dimanche à 14h30, 15h45 et 17h. Plus d'informations sur le site de la Villa Noailles.
Une présentation très documentée de l'exposition est disponible en ligne sur le site du ministère de la culture.
A noter : jeudi 8 juillet à 15h, France Culture consacre son émission Les jeudis de l'expo à cette exposition.
Une monographie sur l'architecture et les évolutions du Clos Saint-Bernard : Mallet-Stevens, La Villa Noailles, de Cécile Briolle,Agnès Fuzibet et Gérard Monnier, Editions Parenthèses, 1990.

dimanche 4 juillet 2010

Journal d'un inconnu, de Cocteau

"L'âge nous apporte une santé robuste qui ne s'inquiète plus des invasions. Si des forces étrangères nous envahissent, nous savons reculer et creuser un vide qu'elles comblent sans contaminer les nôtres. Nous ne craignons plus d'admirer des œuvres contradictoires. Nous ne cherchons plus à triompher d'elles. Elles deviennent nos hôtes. Nous les recevons royalement.
*
Gide obéissait au mécanisme de la jeunesse. Il s'y empêtra jusqu'à la fin. Je ne parlerais pas de lui dans ce chapitre s'il n'en éclairait le sens par l'usage qu'il faisait de méthodes, inconscientes chez les jeunes, et chez lui parfaitement conscientes. Son désir de jeunesse le mêlait à des intrigues où il oubliait son âge. Il se conduisait alors avec une légèreté qu'il lui fallait légitimer dans la suite. Il me fournira donc, en marge, un troisième exemple, d'autant plus frappant que les défenses y sont sournoises, les armes courbes.
Dans ce chapitre, où je cherche à excuser mes agresseurs, il m'importe d'élargir le cadre, de découvrir des excuses à Gide lorsqu'il m'attaque dans son journal, et quel fut l'apport des jeunes véhicules qui circulaient entre nous.
*
Je venais, en 1916, de publier le Coq et l'Arlequin*. Gide en prit ombrage. Il craignait que les jeunes se détournassent de son programme et de perdre des électeurs. Il m'appela comme un élève en faute chez le maître d'école, et me lut une lettre ouverte qu'il me destinait.
On m'adresse pas mal de lettres ouvertes. Dans celle de Gide, je figurais en écureuil, et Gide en ours au pied de l'arbre. Je sautais des marches et de branche en branche. Bref, je recevais une semonce et je devais la recevoir en public. Je lui déclarai qu'à cette lettre ouverte je comptais répondre. Il renifla, opina du bonnet, me dit que rien n'était plus riche, ni plus instructif que ces échanges.
On se doute que Jacques Rivière refusa de publier ma réponse dans la N. R. F. où Gide avait publié sa lettre. Elle était assez rude, je l'avoue. J'y constatais que la maison de Gide, villa Montmorency, ne regardait pas en face, que ses fenêtres donnaient toutes de l'autre côté.
Gide avait déjà reçu une douche de ce genre. Elle venait d'Arthur Cravan** dont il tira Lafcadio***. Cravan était un colosse mou. Il me visitait, s'étendait, s'étalait, les pieds plus hauts que la tête. Il m'avait confié les pages où il raconte une visite de Gide dans sa mansarde, visite fort analogue à celle de Julius de Baraglioul.
Mais de ces pages et de cette visite, Gide, selon sa coutume, a tiré profit. Il n'avait aucun profit à tirer de ma réponse, sauf d'y répondre, à quoi il ne manqua point. Il chérissait notes et notules, réponses aux réponses. Il répondit à la mienne dans les Ecrits Nouveaux qui l'avaient publiée.
Avouerai-je ne l'avoir pas lue? Je tenais à me mettre en garde contre un réflexe, contre une cascade effrayante de lettres ouvertes. Le temps passa. Vinrent Montparnasse et le cubisme. Gide se tenait à l'écart. Il savait oublier les offenses, surtout celles qui sortaient de sa plume. Il me téléphona et me pria de prendre en charge (mettons Olivier****). Son disciple Olivier s'ennuyait de sa bibliothèque. Je l'initierais aux cubistes, à la jeune musique, au cirque dont nous aimions les gros orchestres, les gymnastes et les clowns.
Je m'exécutai, avec réserve. Je connaissais Gide et sa jalousie presque féminine. Or, le jeune Olivier trouva fort drôle d'énerver Gide, de lui rebattre les oreilles avec mon éloge, lui déclarant qu'il ne me quittait guère et savait le Potomak par cœur. Je ne devais l'apprendre qu'en 1942, avant mon départ pour l'Egypte. Gide se confessa et m'avoua qu'il avait voulu me tuer (sic). C'est de cette histoire que naquirent les crocs-en-jambe de son journal. Du moins, les mit-il sur ce compte.
Il n'avouait pas que j'avais eu toutes les peines du monde à le convaincre de lire Proust. Il le traitait d'auteur mondain. Sans doute, Gide m'en voulut d'être arrivé à le convaincre, lorsque Proust peupla la Nouvelle Revue Française de ses merveilleuses pattes de mouches. Elles fourmillaient rue Madame. On les y déchiffrait sur plusieurs tables.
Le jour de la mort de Proust, Gide me chuchota chez Gallimard : Je n'aurai plus ici qu'un buste.
*
Il mêlait en sa personne le Jean-Jacques Rousseau botaniste, et le Grimm de chez Mme d'Epinay. Il me rappelait cette interminable, cette harcelante chasse à courre aux trousses d'un gibier maladroit. Il combinait la peur de l'un et la ruse des autres. Il advenait que meute et gibier se confondissent en lui.
Le postérieur de Jean-Jacques, c'est la lune de Freud qui se lève. Gide ne répugne pas à ces exhibitionnismes. Mais si on le contourne, on découvre le sourire de Voltaire (1).
*
Je ne m'attarderai pas sur les responsables des inexactitudes qui déforment mes moindres gestes. Je m'en suis expliqué ailleurs. En parlant de Gide, je ne songeais qu'au labyrinthe où il attirait les jeunes, où il aimait se perdre avec eux. Le mécanisme de révolte s'est mis en marche après sa mort. On injuria son cadavre. C'est sa sauvegarde. On l'avait trop exploité, commenté, gratté, vidé. Son invisibilité n'était que visibilité mise à l'étude. Il bénéficiera des iconoclastes. Il y prendra de l'ombre. Il avouait de petites choses pour en cacher de grandes. Les grandes surgiront et le sauveront.
*
J'aimais Gide et il m'agaçait. Je l'agaçais et il m'aimait. Nous sommes quittes. Je me souviens que lorsqu'il écrivait son Œdipe après les miens (Œdipe-Roi, Antigone, Œdipus Rex, la Machine Infernale), il me l'annonça sous cette forme : Il y a une véritable « Œdipémie ». Il excellait à prononcer les syllabes de mots difficiles. Il semblait les sortir de quelque citerne.
Au terme de sa vie, il vint dans ma maison de campagne avec Herbart. Il souhaitait que je fisse la mise en scène d'un film qu'il tirait d'Isabelle. A l'œil d'Herbart, je devinai qu'il pataugeait. Le film était médiocre. Je le lui expliquai dans une note écrite, et qu'on attendait plutôt de lui un film des Faux-Monnayeurs, ou des Caves. Il jubilait de m'entendre lire une note. Il empocha cette note. Il est possible qu'on la retrouve dans quelque tiroir.
Nos contacts furent agréables jusqu'à sa fin, jusqu'à la lettre où Jean Paulhan me le décrivait comme pétrifié sur son lit de mort.
*
Il n'en reste pas moins évident qu'il y a ceux qui peuvent offenser, et ceux qui doivent encaisser les offenses. On me reprochera d'attaquer mes agresseurs. Je ne les attaque pas. Je me penche sur leurs responsabilités et leurs irresponsabilités. Visible et invisible y gagnent ensemble. Gide, Claude Mauriac, Maurice Sachs, retardent qu'on ne me désosse et que l'on ne mange ma moelle. Ils me servirent sans le savoir.
En outre, j'estime que les effluves qui provoquent les attaques d'un certain ordre, émanent beaucoup plus de l'accusé que du juge. Dans une zone où le litige de responsabilité n'existe pas, juge et accusé sont aussi responsables et irresponsables l'un que l'autre."

1.Comme je demandais à Genêt pourquoi il refusait de connaître Gide, il me répondit : « On est accusé ou juge. Je n'aime pas les juges qui se penchent amoureusement vers les accusés. »

Journal d'un Inconnu, Jean Cocteau, Grasset, 1953, pp. 110-114


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* Le Coq et l'Arlequin paraît non pas en 1916 mais en 1918 aux Editions de la Sirène fondées par Paul Laffitte à la fin de 1917. C'est à la sortie du Potomak, le 20 mai 1919 (Gide était déjà présent à la lecture du Potomak chez Adrienne Monnier, à la libraire de la rue de l'Odéon, le 21 février 1919) que Gide fait paraître dans la N.R.F. de juin sa « Lettre ouverte à Jean Cocteau ». Il y critique Le Cap de Bonne-Espérance, Parade et, revenant sur le Coq et l’Arlequin, dénie au poète toute compétence musicale. Cocteau réplique dans Les Ecrits nouveaux de juin-juillet (« Il y a en vous du pasteur et de la bacchante »). Gide riposte dans la même revue en octobre (lui reprochant « non point tant de suivre, que de feindre de précéder »).

** Voir ici le compte-rendu de la visite de Cravan à Gide paru dans la revue Maintenant, n° 2 de juillet 1913.

*** A ce sujet voir dans le BAAG n° 167 de juillet 2010 l'article Du bon usage d'Arthur Cravan, de Pierre Masson, et le feuillet inédit retrouvé de la visite de Cravan vue cette fois par Gide.

**** Il s'agit de Marc Allégret, que Gide confia bien à Cocteau avec l'intention qu'il dit. Cette jalousie, Gide la confie à son Journal le 8 décembre 1917 : « Hier soir retour de Paris pour où j'étais parti le 1er décembre. Une immense et chantante joie n'a pas cessé de m'habiter; pourtant, avant hier, et pour la première fois de ma vie, j'ai connu le tourment de la jalousie. En vain cherchais-je à m'en défendre. M. n'est rentré qu'à 10 heures du soir. Je le savais chez C.. Je ne vivais plus. Je me sentais capable des pires folies, et mesurais à mon angoisse la profondeur de mon amour. Elle n'a du reste point duré...
Le lendemain matin, C. que j'allais revoir acheva de me rassurer, me racontant, selon son habitude, les moindres gestes de leur soirée. »