mercredi 30 juin 2010

Actualités et "Actualité de Gide"

« Gide, Kessel, Saint Exupéry, Malraux : tous numériques à la rentrée. Gallimard se retrousse les manches pour sortir les grands de son catalogue... » apprend-on du site ActuaLitté. Simples versions numériques des textes ou « adaptées » comme celle prévue du Petit Prince ? Gide ne manque pas d'illustrations sonores, visuelles et issues de la critique. On imagine alors facilement tous les enrichissements possibles de l'œuvre par la vie.

Mais un tel objet numérique a un coût bien évidemment supérieur aux versions dites « homothétiques », pour reprendre le jargon. D'ailleurs selon le Syndicat National de l'Edition, le problème de la TVA rend déjà la version numérique simple aussi chère qu'une version papier. Un excellent papier du New Yorker donne une idée des enjeux économiques et de la guerre que se livrent les éditeurs et les sites marchands de l'internet sur la question du prix de l'e-book...

« Le deuxième livre sorti de la presse de Gutenberg traitait de la mort de l'édition. » Cette running-joke citée par Ken Auletta montre aussi le dérisoire des grands discours des uns et des autres. Ce sont des parts de marché qui sont en jeu. Pas l'avenir du livre qui se joue ailleurs quand on sait que « 40% des Américains ont lu un livre ou moins l'an dernier ». Amusante idée aussi que celle des étudiants qui pourraient n'acheter qu'un chapitre d'un livre électronique comme on n'achète qu'une plage d'un disque...

Alors puisque l'e-book ne sera jamais un livre, autant qu'il soit autre chose. Année Chopin oblige, l'Express.fr consacre une petite critique aux Notes sur Chopin d'André Gide sous la plume de Bertrand Dermoncourt. Voilà l'exemple parfait d'un livre qui pourrait devenir « autre chose » dans une version numérique !

Toutes ces questions devraient être au cœur du prochain colloque international « Actualité d'André Gide » qui se tiendra les 10 et 11 mars 2011 à Toulon, autour de trois axes : éditer, interpréter, valoriser. Martine Sagaert, organisateur du colloque, a essuyé les plâtres de cet « au-delà du livre » avec le CD-ROM André Gide : l'écriture vive*. Le site Fabula donne les grandes lignes de ce colloque dans son appel à contributions.


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* Presses universitaires de Bordeaux, coll. "Horizons génétiques", 2009. Signalons aussi avant lui Les Caves du Vatican. Édition génétique, conçue et présentée par Alain Goulet et réalisée par Pascal Mercier, CD-ROM, Gallimard et université de Sheffield, 2001

lundi 28 juin 2010

Select-Collection

Dans une citation du précédent billet, Jacques Brenner fait allusion à l'édition de Si le grain ne meurt dans « la Select-Collection aux couvertures si laidement illustrées ». Aujourd'hui, ces couvertures sont jugées « kitsch » et même recherchées. On se demande même si l'on en oserait de pareilles aujourd'hui, non plus pour l'aspect « kitsch » cette fois...

En 1914, les éditions Flammarion lancent la Select-Collection, des romans populaires sous un format simple et condensé (des in-8° brochés, format 17x24 avec texte sur deux colonnes), d'abord sous couverture rose illustrée au centre, puis avec illustration photographique pleine page. Ce sont ces couvertures qui sont aujourd'hui recherchées.

Une publicité au dos demande : « Avez-vous lu dans Select-Collection » et donne la liste des récentes parutions avant de conclure : « Select-Collection publie les chefs-d'œuvre du roman contemporain ». En 1927, les numéros 267 et 269 de la collection qui en comptera près de 350 sont Si le grain ne meurt (texte non intégral) et L'Immoraliste.

Pour ces volumes de Gide qui nous intéressent dans leur première édition en 1927, leur prix est alors de 1,75 francs soit environ 0,99 de nos euros. En 1935, dans une nouvelle édition, ils coûtent 2 francs et 2,50 francs, soit 1,13 euros et 1,41 euros.

Les couvertures de ces différentes éditions sont à voir sur Imagide...

dimanche 27 juin 2010

Reconnaissance, de Jacques Brenner

« Si je continue à lire Gide ainsi que je le fais, je ne pourrai bientôt plus écrire qu'en le plagiant. »*

L'auteur de cette remarque a 18 ans. Nous sommes en 1940. Qu'importe la jeunesse et la guerre, Jacques Brenner sait qu'il sera un écrivain et il a déjà un avis bien tranché sur ses futurs « confrères » qu'il mettra plus tard à profit dans ses tableaux et autres histoires de la littérature :

« Gide écrit d'abord La Tentative, Le Voyage d'Urien, Paludes... et tous ces romans où l'auteur ignore la vie courante prennent une sorte de valeur d'éternité. L'atmosphère, le monde créé est absolu, cet absolu a une valeur métaphysique.

Gide avançant dans la connaissance du monde écrira L'Immoraliste, La Porte étroite, La Pastorale, où la vie (courante) n'entre que par un seul côté. Ce n'est qu'avec Les Caves et surtout Les Monnayeurs que le je mourra... pour porter beaucoup de fruits. »**

Le tome 1 du Journal de Brenner porte en sous-titre « Du côté de chez Gide ». C'est la figure idéale, idéalisée, de l'écrivain pour ce jeune homosexuel passionné de lecture, de théâtre et qui ne rêve qu'à ouvrir une librairie et écrire lui-même des livres. Alors que France Culture va bientôt s'interroger sur l'influence de Gide en 2010, revenons en arrière pour essayer de comprendre ce qui a changé, et ce qui demeure dans cette influence.

Je pioche pour cela dans l'article de Brenner intitulé Reconnaissance paru en novembre 1951 dans l'Hommage à André Gide de la NRF :


« I

Ce qu'il représenta pour beaucoup de jeunes, voilà ce que je peux essayer de dire ici.

Jamais plus, je pense, un écrivain ne me procurera un étonnement, puis un enthousiasme comparables à ceux que, durant l'été de ma seizième année, j'éprouvai lorsque je lus pour la première fois André Gide. C'était à Tulle. J'avais acheté Si le grain... dans la Select-Collection aux couvertures si laidement illustrées. Je crois que ce fut l'irruption de la littérature dans ma vie. Ou plutôt la fin de la séparation entre la vie et la littérature. J'avais dévoré beaucoup de livres jusque-là, mais au hasard et sans être concerné par ce que je lisais. Il s'agissait de divertissement : je prenais plaisir à des fictions sans rapport avec mes préoccupations. La communication réelle semblait impossible. Soudain, comme cet auteur était proche. Il me parlait de ce monde où je vivais, me l'expliquait, me le découvrait et je n'avais plus besoin de ces mondes imaginaires où je désertais ma vie. Gide m'apparut comme un entraîneur.

Gide me donnait aussi une leçon d'écriture. Je connus la joie de lire une belle phrase. La littérature devenait un art, en même temps qu'un instrument de connaissance. A partir de Gide, j'allais pouvoir partir à la recherche de Stendhal et de Rousseau. A partir de Gide, sincèrement aimer Mallarmé, Racine, Ronsard.

Le moraliste resta inséparable de l'artiste. Je lus pèle-mêle tous ses livres (quelle œuvre variée !). Comme j'écoutai l'appel de l'aventure qu'est Paludes, la mise en garde qu'est Saül, combien me touchèrent l'ironie des Caves, la lucidité des Faux Monnayeurs, la noblesse d'Œdipe, l'hymne à la joie des Nouvelles Nourritures. Je ne vis jamais une littérature d'évasion, mais tout le contraire, dans cette œuvre qui m'ouvrit les yeux sur tant de choses, m'éclaira sur les autres et sur moi-même, cette œuvre qui chante l'idée de progrès et nous invite à toujours aller un peu plus avant, à devenir. «Camarade, n'accepte pas la vie telle que te la proposent les hommes...» Gide assure : «Je ne me plais que tendu» et c'est à ses efforts pour s'obtenir de lui-même que j'ai toujours été le plus sensible.

Ce qu'a fortifié d'abord en moi cette œuvre, dont il n'est pas une ligne «que je ne reconnaisse», c'est le goût de la vérité et de l'honnêteté. Quant au courage et à l'indépendance, aucun écrivain n'en a montré jamais autant que Gide.

On envie sans doute son existence privilégiée. Il est vrai, Gide a été favorisé, mais il a su mériter ses privilèges. Il s'est prodigieusement cultivé, il a beaucoup risqué, sa vie même est devenue un chef-d'œuvre.

Ces dernières années, je m'étonnais de le voir parfois se répéter. A lire les articles qui lui ont été consacrés à sa mort, j'ai dû convenir que ces répétitions étaient insuffisantes : beaucoup parlent de Gide qui ne l'ont pas lu, qui n'ont lu que ses adversaires. Mais peut-être est-ce une chance encore pour Gide que se dresse toujours contre lui la coalition de l'ignorance et de la mauvaise foi. Avec lui, on est sûr de se trouver du bon côté.

Je me souviens de ma première visite rue Vaneau. Jamais non plus, sans doute, je ne connaîtrai cette émotion. J'étais tout jeune encore. J'allais voir le grand homme de mon adolescence. Je trouvais presque significatif qu'il habitât au dernier étage de la maison. J'étais si troublé que, lorsqu'il vint lui-même ouvrir la porte, bien que je l'eusse naturellement reconnu, au lieu de me présenter, je demandai : « Monsieur Gide ? » II me fit parler plus qu'il ne parla. Il paraissait bien tel qu'il s'est peint dans le Journal. Je ne le revis du reste pas très souvent et presque toujours par hasard. Mais cela comptait qu'il fût là. On n'écrivait pas sans penser à lui. « Qu'à cela ne tienne », comme dit Protos, on continuera. Tout me porte à croire que Gide restera pour moi, malgré la mort, le plus important écrivain français vivant. Peut-être seulement va-t-il rajeunir et redevenir tel que l'on voit l'oncle Edouard sur la photographie qui figure au treizième tome des Œuvres complètes. Plutôt va-t-il avoir maintenant tous les âges.


II

Parmi les œuvres de Gide, il en est une que je sais par cœur. Non point celle que je préfère (mes préférences vont sans doute au Prométhée). C'est Œdipe, que nous nous étions proposé, quelques camarades étudiants et moi, de faire entendre aux Rouennais, en 1943. Le spectacle fut d'ailleurs interdit avant la première représentation. « Que ne puis-je être près de vous... », nous avait écrit Gide de Sidi-Bou-Saïd quand, l'année précédente, nous avions monté Le Treizième Arbre. Mais il était très près de nous.

Aimer Gide, c'est aimer le libre examen, haïr tout arbitraire et tout mensonge. Jouer Gide, en 1943, c'était refuser toutes les orthodoxies, exalter l'insoumission aux dogmes de tout ordre et, surtout peut-être, il faut y insister, la discipline envers soi-même. Bien des jeunes lecteurs furent semblables aux fils d'Œdipe qui, de l'exemple de leur père, « n'ont pris que ce qui les flatte, les autorisations, la licence, laissant échapper la contrainte : le difficile et le meilleur ». Aimer Gide, c'est savoir que rien de grand ni de beau ne s'obtient sans contrainte. »***

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* Jacques Brenner, Journal, tome 1, Du côté de chez Gide (1940-1949), Pauvert, 2006, p.28

** Ibid. p. 264

*** Jacques Brenner, Reconnaissance, in Hommage à André Gide, NRF, Gallimard, 1951

jeudi 24 juin 2010

Maurois à Pontigny

Pontigny 1923, autour de Gide, de gauche à droite :
Jean Schlumberger, Lytton Strachey, Maria van Rysselberghe,
Aline Mayrisch, Boris de Schloezer, André Maurois,
Johan Tielrooy,
Roger Martin du Gard, Jacques Heurgon,
Funck-Brentano, Albert-Marie Schmidt.

En bas : Pierre Viénot, Marc Schlumberger,
Jacques de Lacretelle et Pierre Lancel.



"Au printemps de 1922, je reçus de M. Paul Desjardins, professeur de littérature à l'Ecole normale de Sèvres, fondateur de l'Union pour la Vérité et critique estimable, une invitation à passer, au cours de l'été, une « décade » à l'abbaye de Pontigny. La lettre, fort aimable, d'une belle écriture archaïque, m'expliquait ce qu'étaient les entretiens de Pontigny où, chaque année, des écrivains, des professeurs et des honnêtes gens de tous pays se réunissaient pour discuter quelque problème littéraire ou moral. Cette année-là, le sujet annoncé était : Le sentiment de l'Honneur. André Gide, Roger Martin du Gard, Edmond Jaloux, Robert de Traz, Jean Schlumberger, les Anglais Lytton Strachey et Roger Fry devaient être présents. Ce programme me tenta ; beaucoup des noms étaient ceux d'hommes que j'admirais et j'éprouvais un besoin ardent, maladif, d'entendre parler d'idées, de livres, et non plus de grèves, de marchés. Je demandai à Janine, qui n'avait pas envie de m'accompagner et ne voulait pas rester seule à La Saussaye, de s'installer à Trouville, et j'acceptai l'invitation de M. Desjardins.

L'abbaye cistercienne de Pontigny se trouve en Bourgogne, près d'Auxerre, non loin de Beaune. Dans le compartiment qui, de Paris, m'y transportait, était un couple qui tout de suite attira mon attention. L'homme, à peine plus âgé que moi, presque chauve, avait de beaux yeux profonds, pensifs, de longues moustaches pendantes, un veston trop grand et des poches d'où sortaient d'innombrables crayons taillés et pointus. La femme était fraîche, blonde, frisée, timide, avec une grâce enfantine, leur conversation, que j'entendis malgré moi, m'intéressa. D'ailleurs, voyant sur ma valise une étiquette : Pontigny, ils se présentèrent :

« Charles et Zézette Du Bos... »

Cela ne me dit rien, et j'étais dans mon tort, car Charles Du Bos avait alors déjà publié sur Baudelaire, sur Mérimée, sur Proust, de belles études qu'estimaient leurs rares lecteurs. Il parlait avec une extrême lenteur ; le choix des épithètes était admirable. Ce qu'il disait n'était pas seulement juste et vrai ; c'était l'objet même, miraculeusement changé en phrases. Quand il me décrivit les écrivains que nous allions rencontrer, son sérieux, la minutie de ses analyses de caractères, ses constantes références aux poètes anglais me frappèrent. Il me sembla rencontrer à la fois un personnage de Proust et un héros de Dickens. Je ne pensais guère que cet inconnu éloquent deviendrait l'un de mes plus chers amis.

Sur le quai de la gare de Pontigny nous attendaient Desjardins et Gide. Le maître de l'abbaye ressemblait à Tolstoï. Même barbe inculte, mêmes pommettes saillantes, même aspect faunesque et génial. Bien que cérémonieux et souvent humble, il inquiétait par un ton de raillerie. Gide au contraire rassurait. Enveloppé dans une grande pèlerine de montagnard, un feutre gris à la mexicaine encadrant son visage de samouraï, il étonnait d'abord, mais charmait par sa jeunesse d'esprit et par l'intérêt immédiat qu'il prenait aux êtres nouveaux. En cette assemblée grouillante de talents, où je ne connaissais personne, je craignais d'être dépaysé, mais j'y eus vite des amis. La règle de la maison était toute monastique. On prenait les repas en commun, sous la voûte gothique de l'ancien réfectoire des moines, et Mme Paul Desjardins, belle-fille de Gaston Paris, qui les présidait avec une dignité tranquille, plaçait elle-même les hôtes. Elle me mit à côté de sa fille Anne, sauvageonne aux cheveux noirs, débordante de passion et d'intelligence. Toute une bande de jeunes élèves de M. Desjardins entourait Anne qui, fille de la maison, jouissait à Pontigny d'un grand prestige et nous jugeait avec une autorité malicieuse. Nous fîmes tout de suite, elle et moi, bon ménage.

Le programme des jours était simple. La matinée, libre, se passait pour les uns en promenades à Auxerre, à Beaune, à Vézelay, ou le long de la rivière ; pour les autres dans la bibliothèque de l'abbaye que M. Desjardins, avec une feinte modestie, appelait « la bibliothèque du village » et qui était, par la qualité des éditions et le choix des livres, fort riche. Après le déjeuner, on s'asseyait sous la charmille et la discussion commençait. C'était chaque jour un petit drame car, très vite, se heurtaient la susceptibilité maladive de M. Desjardins, la gravité méticuleuse et désespérée de Charles Du Bos, la diabolique malice de Gide et la naïveté de certains étrangers. Roger Martin du Gard, silencieux, son visage de notaire normand doucement impassible, écoutait, et, de temps à autre, tirait un carnet pour prendre une courte note. Edmond Jaloux, philosophe, s'ennuyait avec patience et attendait le moment d'aller, à l'auberge de Pontigny, boire un chablis honorable. Les Allemands, Curtius et Grothuysen, enveloppaient les idées claires des Français de profondes et vagues abstractions. Charles Du Bos (ou plutôt, comme disait tout Pontigny : Charlie), qui se méfiait des idées trop claires et qui eût volontiers dit de Voltaire, comme l'impératrice Eugénie : « Je ne lui pardonne pas de m'avoir fait comprendre des choses que je ne comprendrai jamais », approuvait des yeux Curtius et Grothuysen. Lytton Strachey croisait ses longues jambes, fermait les yeux, s'étonnait de notre manque d'humour, et s'endormait.

« Et à votre avis, monsieur Strachey, quelle est la chose la plus importante du monde ? » demandait soudain Paul Desjardins.

Il y avait un long silence. Puis de la barbe endormie de Strachey sortait une minuscule voix de fausset :

« La passion », disait-il enfin avec une suave négligence.

Et le cercle solennel, un instant délivré, riait. A 4 heures, la cloche annonçait le thé. On le prenait, comme le déjeuner, dans le réfectoire. Après le dîner, on se réunissait au salon pour des jeux subtils et savants.

Portraits par comparaison :

— Si c'était un tableau, qu'est-ce que ce serait ?

— Une Vénus de Raphaël retouchée par Renoir, répondit gravement Roger Fry.

Portraits par cotes :

— Intelligence ?

(Il s'agissait de Benjamin Constant.)

— Dix-neuf, répondit Gide.

— Cher ami, interrompait anxieusement Charles Du Bos, si vous le permettez, je dirais plutôt : dix-huit trois quarts...

— Sensibilité ?

— Zéro, disait Gide.

— Comment ? reprenait Charlie, désolé, mais au moins la moyenne, cher ami, sinon même douze... ou, plus exactement, douze et demi.

En ce monde nouveau, j'étais heureux. Elevé jusqu'à dix-huit ans dans mon vieux lycée, parmi les philosophes et les poètes, puis soudain transplanté dans une usine et sevré de mes jeux favoris, je retrouvais à Pontigny mon climat véritable. A Elbeuf, mes graves lectures ne me servaient de rien et je devais me garder d'effrayer par leur pédantisme. A Pontigny, elles trouvaient leur emploi. On m'avait invité sur la foi du colonel Bramble, comme un auteur amusant mais frivole ; on trouvait un balzacien, ce qui était un lien avec Gide, et qui savait Tolstoï par cœur, ce qui rejoignait Martin du Gard. Charles Du Bos, effarouché par le ton, à ses yeux léger, de mon premier livre, et aussi par ma qualité d'élève d'Alain, dont il n'aimait pas les œuvres, ni la doctrine, fut d'abord en méfiance, mais notre commune amie Anne Desjardins, voyant que j'admirais Charlie de tout cœur, me l'amena, affectueux et condescendant, avant la fin de la « décade ». Je formai à Pontigny, cette année-là, de précieuses amitiés. La veille du départ, André Gide me dit :

— Et qu'écrivez-vous maintenant ?

— Une vie de Shelley.

— Pourquoi ne viendriez-vous pas chez moi, à la campagne, me la montrer ?... Ce n'est pas loin de chez vous.

— Mais le livre n'est pas fini...

— Justement... Je n'aime que. l'inachevé... On peut encore le modeler.

J'acceptai. J'avais promis d'aller chercher Janine à Trouville et de passer quelque temps avec elle à l'hôtel Normandy, à Deauville. Je m'échappai trois jours pour aller chez Gide, qui vivait de l'autre côté de l'estuaire, entre Le Havre et Fécamp. Le connaissant encore mal, je m'attendais à trouver un intérieur « artiste », de style Paludes, très 1900. Je vis une vieille gentilhommière normande, longue maison blanche, discrète, et un ménage de grands bourgeois français.

Après le dîner, Gide me demanda de lui lire mon manuscrit à haute voix:

«C'est là pour un texte, dit-il, une épreuve dangereuse, mais décisive.»

Emu, je lus très mal, mais il m'écouta avec une attention active bien avant dans la nuit. De temps à autre, il prenait une note. Quand j'eus terminé, il me dit qu'il trouvait le livre bien fait, agréablement écrit, mais qu'il eût souhaité une analyse plus profonde de Shelley poète, et de ses œuvres. Je répondis que ce n'était pas là mon sujet. Puis il me fit des critiques de détail, toutes justes, sur des mots impropres, sur des ornements superflus. Il me conseilla de sacrifier quelques passages brillants, mais hors de ton, et qui rompaient l'action. Gide avait le goût le plus sûr et sa leçon me fut utile. J'emportai de ces entretiens un souvenir amical et reconnaissant.

Le séjour à Pontigny, répété ensuite chaque année, et les amitiés que j'y formai exercèrent sur moi une influence profonde. Le milieu n'était pas sans défauts. Il pouvait incliner à la préciosité, aider à la formation de petites chapelles, encourager les coupeurs de cheveux en quatre. Les vertus l'emportaient de bien loin sur les travers et les petites chapelles étaient dédiées à de grands saints."


André Maurois, Mémoires 1885-1967
Flammarion, 1970, pp. 146-150




Gide sur France Culture les 13 et 20 juillet

Les mardis 13 et 20 juillet de 15h à 16h, l'émission de France Culture Le Mardi des auteurs sera consacrée à André Gide. Présentation de l'émission (voir aussi le site de l'émission) :

"Gide, l'homme qui pensait seul.

Qu'est devenu le « contemporain capital » ? Le cite-t-on encore ? S'en réclame-t-on toujours ? Continue-t-on de le lire ? Gide n'a plus très bonne presse, voire plus de presse du tout. Ses combats semblent dépassés : ni le catholicisme, ni le colonialisme, ni le communisme ne font plus partie des enjeux les plus débattus en France. Quant à l'homosexualité, si elle est en général mieux acceptée par la société, ce n'est pas celle dont parlait Gide, qui prônait l'amour entre un homme et un adolescent, et non pas le couple entre deux personnes de même sexe. Tout cela fait qu'on ne se donne plus la peine de le lire. On croit savoir. On vit sur de vieilles impressions. Et puis on a oublié ce qu'il y avait entre les lignes, pour ne garder que l'idée générale, souvent caricaturée. Pour ses deux derniers numéros de la saison, le Mardi des auteurs reprend les fondamentaux gidiens. Famille, enfance et amours dans une première émission consacrée à l'intime. Combats politiques, vie littéraire et analyse de l'oeuvre dans un second volet.


"

Les invités annoncés promettent une émission fort intéressante :

- Eric Marty, professeur de littérature française contemporaine à l'Université Paris VII-Denis Diderot, éditeur du Journal de Gide dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard, 1996), auteur de André Gide, qui êtes-vous ? (La Manufacture, 1987) et de nombreux articles sur Gide.

- Renaud Camus, écrivain, essayiste, auteur notamment d'un Journal qui compte une vingtaine de volumes (Au nom de Vancouver, journal 2008, vient de paraître chez Fayard), des Demeures de l'esprit ( France II, Nord-Ouest, Fayard, 2010 pour celles qui concernent, entre autres, Gide).

- Gilles Leroy, écrivain, romancier, auteur de la préface André Gide voyage, (André Gide, collection Biblos, Gallimard, 1993).

- Benoît Jacquot, cinéaste, dont l'adaptation des Faux monnayeurs pour la télévision est programmée à l'automne sur France 2.

- Pierre Brunel, professeur de littérature française et comparée à l'Université de Paris IV-Sorbonne.

- Noël Herpe, historien.

- Jacques Nerson, journaliste, critique.

mercredi 23 juin 2010

Histoire de Pierrette

A la fin de l'année 1920, un "Annamite" nommé Phong, prêté par un général grâce à l'intermédiaire d'André Ruyters, vient servir à la Villa Montmorency. Il est vite rejoint par "Kiki"... La Petite Dame notera dans ses Cahiers ces péripéties domestiques qui plaisent beaucoup à Gide et notamment l'arrivée de Kiki le 12 novembre 1920 :
« Nous décidons de prêter Phong à Jeanne Drouin, pendant que nous essayons du nègre et Gide est très préoccupé de savoir comment le lui annoncer sans le blesser. Le nègre vient d'arriver et Phong annonce : « Autre Malgache dans la cuisine. » On l'introduit : il a l'air d'être en étoffe et se tient comme une otarie; il se plie en deux pour dire bonjour. Gide lui parle « petit nègre »; il répond en un français de Montmartre très déluré ! Il nous apprend qu'on l'appelle familièrement « Kiki » dans le milieu de Mme Mühlfeld, mais nous trouvons cela trop irrespectueux pour nous-mêmes et nous dirons Paolo. Il réclame tout de suite un plumeau ! Ça lui manquait ! Il fait du zèle, très domestique de comédie. »
Le 20 novembre : « Le nègre a découché ! Et il est rentré trop tard pour nous le cacher. Gide décide tout de suite de lui accorder une nuit par semaine, à condition qu'il ne triche plus. « J'aurais été un excellent maître pour des esclaves, dit-il, avec des domestiques, je suis toujours embarrassé. »
Le 24 : « Deux espèces d'apaches, se disant amis de Kiki, sont venus demander après lui; leur aspect a positivement épouvanté Gide. Non, décidément, ce Noir n'inspire aucune confiance et nous ne pourrons pas le garder. Du reste son attitude change visiblement; sa déférence n'est plus obséquieuse mais narquoise; et ce qu'il a l'air de s'embêter ! »
Le 27, « Kiki s'en va » et le 29 : « Nous avons remplacé Kiki par la vieille Pierrette, la femme de ménage de toujours. » « Avec elle, la vertu semble rentrée dans la maison », commente Gide. Mais à partir de juin 1921 : « Elle occupe toutes nos conversations. Il est certain qu'elle devient folle, - folie de la persécution. »
« Gide a noté des histoires inouïes, dont il me fait le récit; chaque jour il a une heure de conversation avec elle, ce qu'il appelle une cure de conversation. Il a la preuve qu'elle détient dans sa chambre un revolver chargé; tous les amis s'inquiètent et lui représentent que ça commence à devenir dangereux, et que nous sommes les victimes indiquées.. Mais il ne s'émeut guère, et moi non plus. Il est avec elle angéliquement patient et d'une inlassable bonté. Elle interprète les choses les plus simples d'une manière ténébreuse. Le nombre de choses dont il vaut mieux ne pas parler devant elle augmente tous les jours, et il y est très attentif. Quand elle entre pour faire son service, parfois au milieu d'une phrase, il change le sujet et c'est nous qui avons l'air de divaguer. »
Ce sont ces « histoires inouïes » et inédites que les éditions Fata Morgana publient grâce à Catherine Gide et avec une postface de Pierre Masson sous le titre Histoire de Pierrette. Il est toujours jubilatoire de découvrir des textes inédits, quelques soixante ans après la mort de leur auteur. Même si l'Histoire de Pierrette n'est pas une pièce essentielle dans l'œuvre d'André Gide, elle s'imbrique parfaitement dans la géographie gidienne.
D'un point de vue littéraire, ces pages appartiennent aux annexes du Journal. Peut-être pour alimenter d'autres œuvres comme le suggère Pierre Masson. Un mois plus tôt, Gide notait de la même manière dans le Journal des Faux monnayeurs l'épisode du « gosse en train de subtiliser un livre » :
« Avait-il eu l'intention de réserver pour un même usage les pages relatives à Pierrette Adam, en ne les intégrant pas à son Journal ? On ne peut l'exclure. En tout cas, elles trouveront un écho en la personne de La Pérouse, vieillard marqué par la maladie de la persécution, qui, tout comme elle, détient un revolver chargé dans sa chambre. »
D'un point de vue littéraire toujours, la composition dément l'affirmation de Gide selon laquelle il s'agit uniquement de « notes éparses ». Et même s'il semble inachevé, le récit se termine de façon assez significative sur un épisode qui renvoie au début de l'histoire, tout en suggérant de possibles prolongements dramatiques : une technique toute gidienne du point final en « bouclage ».
Une fin conforme à cette observation du Journal des Faux monnayeurs : « […] les fins précipitées me plaisent [...] l'imagination jaillit d'autant plus haut que l'extrémité du conduit se fait plus étroite, etc... », et à cette autre pratique gidienne qui consiste à abandonner un récit lorsqu'il ne l'intéresse plus.
Une autre note de la Petite Dame, du 20 février 1922, explique peut-être ce désintérêt : « Pierrette est toujours là comme une épave; un désespoir morne a remplacé la folie; son service est quasi nul, mais nous sommes habitués. » Si comme le montre fort bien Pierre Masson, Gide a toujours été intéressé par la folie, il faut encore ajouter que toutes les folies ne sont pas intéressantes. Ou dans le cas des persécutés, vite répétitives.
Un désintérêt littéraire mais non pas humain car cette Histoire de Pierrette montre aussi le Gide toujours préoccupé des autres, angélique et patient, à l'écoute. Celui qu'on a fait passer pour l'égotiste type est un « alterophile » : celui qui sait muscler ses œuvres, sa morale et sa vie grâce à autrui.




André Gide, Histoire de Pierrette
Postface de Pierre Masson
Fata Morgana, 2010, 40 pages


lundi 21 juin 2010

BAAG n° 167

Le BAAG n°167, juillet 2010, vient de tomber. Au sommaire :

- Du bon usage d'Arthur Cravan, de Pierre Masson.
Après les pages retrouvées de l'Histoire de Pierrette, récemment publiées par Fata Morgana et commentées par Pierre Masson qui y voit le « bon usage des fictions », voici un nouveau feuillet retrouvé par Catherine Gide sur la visite de Cravan à Gide. Pierre Masson trousse-là une présentation alerte de cette page inédite tout en réglant son compte à l'auteur d'un livre sur Cravan qui, au motif de publicité, signait dans la NRF d'octobre 2008 une paraphrase balourde du boxeur.

- Un contrat de lecture qui n'en est pas un. Le cas de l'Ecole des femmes, de Gian Luigi di Bernardini.
A-t-on réellement besoin de ce genre d'exercice stylistique à grand renfort de « structures énonciatrices », de « position de narrataire extradiégétique », de « dispositif communicatif projeté » et de « métalepse » pour expliquer la part active que Gide réserve toujours à son lecteur ? La question reste ouverte...

- Découvrons Henri Michaux d'André Gide. La conférence non prononcée en mai 1941, de Akio Yoshii.
Passées les élucubrations de la recherche abstraite contemporaine, qu'il fait bon lire Akio Yoshii ! Avec le soin du détail et de recherche de documents inédits qu'on lui connaît, il parvient à éclairer encore un peu plus cet épisode de la conférence sur Michaux empêchée par la Légion Française des Combattants.

- L'éloge du vivant chez André Gide, de Nathalie Fortin.
Très intéressante étude des rapports de Gide avec la biologie, la philosophie des sciences, de leurs implications dans son mode de pensée, son éthique et son esthétique, de ses « intuitions » sur le plaisir... confirmées par de récents travaux de physiologie ...

- Gide et son Journal, ou Comment désespérer ses éditeurs, de Pierre Masson.
Hommage de Pierre Masson aux éditeurs du Journal, confrontés aux hésitations, aux sincérités successives, aux retouches et aux pertes entres les différentes étapes de sa publication.

- Journal de Robert Levesque (1er mai - 19 septembre 1949)
- Dossiers de presse des Nouvelles Nourritures (VI) et des Interviews imaginaires (III)
- Chronique bibliographique

- Nouvelles ressources électroniques en études gidiennes, de Jason Hartford
Où l'on apprend que les Gidian Archives, grâce à de nouvelles subventions, s'enrichissent de nouvelles coupures de la presse française et étrangère issues du Fonds Gide de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet. De précieuses archives à consulter ici. On pourrait suggérer aux webmestres une page « actualités » ou « mises à jour » présentant ces ajouts. En plus d'un aspect pratique pour aller directement vers les documents nouveaux, une telle page détromperait le visiteur sur l'apparent sommeil du site.

Le BAAG est disponible par abonnement et envoyé aux membres de l'Association des Amis d'André Gide.

Abonnement au Bulletin seul (4 numéros/an) : 28€ (abonné étranger : 36€ )

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dimanche 20 juin 2010

Gide, Camus et le mythe

"En comparaison avec celle de Jean Grenier ou de Nietzsche, l'influence d'André Gide sur Albert Camus est moindre. Cela est sans doute paradoxal puisque Gide est, parmi tous les auteurs lus par Camus jusqu'en 1937, celui qui s'attache le plus à donner vie aux mythes grecs en les recréant avec originalité dans ses pièces, ses soties et ses traités. Commentant, à propos de Thésée, l'apport du mythe dans l'œuvre gidienne, Louis Martin-Chauffier écrit :

Gide a beaucoup emprunté à la mythologie grecque. Sa pensée a puisé à cette source fabuleuse, s'y est abreuvée, sans pourtant repousser les fréquentes interventions d'un mysticisme particulièrement actif. [...] le penchant de Gide pour les mythes grecs s'explique moins par leur propre valeur mythique que par la matière admirablement « préparée » qu'ils fournissaient à des commentaires ou à des interprétations toutes personnelles et que l'on pourrait dire hétérodoxes (59).

Or, Camus jeune homme avait lu avec enthousiasme l'œuvre de son aîné ; l'article « Rencontres avec André Gide » nous assure qu'après un rendez-vous manqué avec l'écrivain à l'âge de seize ans, il l'avait redécouvert quelques années plus tard :

Un matin, je tombai enfin sur les Traités de Gide. Deux jours après, je savais par cœur des passages entiers de la Tentative amoureuse. Quant au Retour de l'enfant prodigue, il était devenu le livre dont je ne parlais pas : la perfection ferme la bouche. J'en fis seulement une adaptation qu'avec quelques amis je portai plus tard à la scène. Entre-temps, je lus toute l'œuvre de Gide [...] (60).

Toute l'œuvre de Gide, c'est-à-dire une longue liste d'écrits d'inspiration mythique, parmi lesquels il faut nommer principalement : le Traité du Narcisse, le Prométhée mal enchaîné, le Retour de l'enfant prodigue et Œdipe. L'influence gidienne sur la formation de la pensée mythique de Camus semble donc, a priori, grandement probable.

Pourtant, si la connaissance qu'avait Camus des livres de Gide et le commun intérêt de ces deux auteurs pour le mythe semblent les rapprocher, la première constatation qui se dégage d'une étude attentive de leurs œuvres respectives est celle de la différence dans la signification qu'ils accordent au mythe, différence due à une certaine divergence dans l'orientation de leur pensée. Albert Camus se sent attiré par les questions de la destinée de l'homme, par sa place et son rôle dans le monde. André Gide s'attache plus spécialement aux problèmes de personnalité et de conduite individuelle. De façon générale, Camus utilise les mythes pour exprimer des réalités d'ordre métaphysique ; Gide, pour étudier des réalités de nature psychologique ou éthique. A travers Saül et le Roi Candaule, Perséphone, Œdipe et le Retour de l'enfant prodigue, ce sont les problèmes des limites de la liberté individuelle, de la disposition à l'accueil, de l'attachement aux traditions familiales, religieuses, sociales ou au contraire le refus de tout passé, qui sont examinés. Ou encore, dans le Prométhée mal enchaîné, les questions relatives à la personnalité et à l'importance qu'il faut accorder à sa propre conscience. Que le mythe soit pour Gide l'argile dans laquelle il exprime ses préoccupations éthiques et psychologiques, cet extrait des Considérations sur la mythologie grecque nous le déclare nettement :

... Or je dis que plus on réduit dans la fable la part du Fatum, et plus l'enseignement est grand. Au défaut de la loi physique la vérité psychologique se fait jour, qui me requiert bien davantage (61).

Pourtant, si le sens que Camus donne au mythe diffère de celui que lui attribue Gide, il n'en reste pas moins probable que ce dernier influença le premier, en lui donnant des exemples convaincants par leur qualité esthétique de ce qu'il est possible de réaliser en littérature à partir de la fable. Il est probable que Camus admirait en Gide l'écrivain qui reprenait à son compte le matériau de la légende pour le remodeler avec intelligence et art et lui faire révéler, selon les intentions exprimées dans ce passage, une vérité nouvelle :

La fable grecque est pareille à la cruche de Philémon, qu'aucune soif ne vide, si l'on trinque avec Jupiter. [... ] Et le lait que ma soif y puise n'est point le même assurément que celui qu'y buvait Montaigne, je sais — et que la soif de Keats ou de Goethe n'était pas celle même de Racine ou de Chénier (62).

Le rôle que joua Gide, croyons-nous, auprès de Camus, précisément dans le domaine du traitement esthétique du mythe, apparaît à la suite d'une étude attentive des œuvres des deux écrivains. Les ressemblances qui se dégagent alors portent sur la structure du mythe utilisé et sur le ton qui lui est donné.

Si l'on considère, par exemple, le Traité du Narcisse et l'Homme révolté, on décèle une similarité de structure intéressante. Dans le traité de Gide, la structure adoptée rappelle une sorte de triptyque dans lequel le panneau central, représentant Adam Androgyne et le poète, est entouré de deux panneaux représentant chacun une figure de Narcisse. Le développement d'une pensée de nature philosophique — la recherche des idées, des formes parfaites — à laquelle se mêle parfois, discrètement, l'ironie, s'ouvre sur un bref rappel de la légende traditionnelle de Narcisse (suivi, il est vrai, d'un passage où s'exprime l'invention de l'auteur) et se clôt sur une image neuve de Narcisse, image qui prolonge et conclut le développement précédent. Sans qu'il soit possible d'établir un parallèle rigoureux, on peut cependant constater la même construction en triptyque dans l'Homme révolté, si l'on admet que les deux sections intitulées « la Révolte métaphysique » et « la Révolte historique » se relient beaucoup plus étroitement au mythe de Prométhée que les commentaires sur la « Révolte et [!'] art ». On s'aperçoit alors que le développement historique et philosophique de la révolte — développement d'une pensée sérieuse et ferme mais de laquelle l'ironie n'est pas absente — s'ouvre sur l'évocation rapide de la légende de Prométhée telle qu'elle est transmise par les théogonies et la trilogie d'Eschyle, et se ferme sur une nouvelle figure du Titan, qui se place dans le prolongement de l'étude de la révolte et de la démesure (63).

Une ressemblance dans le ton que revêt le mythe apparaît à travers la comparaison du Prométhée mal enchaîné et du « Minotaure », bien que de prime abord une telle comparaison puisse sembler infructueuse. En effet, le Prométhée mal enchaîné est une sotie, « le Minotaure », un essai. Dans la première œuvre, les différentes parties, quoique apparemment sans liens, sont en fait rattachées les unes aux autres sur le plan de l'intrigue et au niveau de la signification et du système de métaphores. Dans la deuxième œuvre, les différentes parties ne forment un ensemble que sur le plan de la signification et comme constituants d'une atmosphère mythique. Gide fait preuve, dans la recréation du mythe, d'une imagination fertile et cocasse ; Camus fait allusion à la légende en quelques lignes et s'en tient à la figure traditionnelle du monstre caché dans son labyrinthe.

C'est uniquement dans le ton choisi pour relater le mythe et le texte dans lequel il s'inscrit que les deux œuvres présentent des ressemblances. Mlle Germaine Brée, dans son étude sur Gide (64), note qu'à des fins ironiques et satiriques Gide emploie un style prosaïque, utilise l'anachronisme, transpose et réduit le mythe. Bien que l'ironie côtoie le lyrisme dans certains passages, elle n'en est pas moins sensible dans l'essai de Camus et la satire, pour atténuée qu'elle soit parfois par la sympathie, n'en est pas moins évidente. Exception faite de l'anachronisme direct — car il y a anachronisme indirect dans la juxtaposition de l'évocation du Minotaure et de la description des matches de boxe qui se déroulent « dans ce temple de chaux, de tôle et de ciment » comme des rites propitiatoires offerts « à des dieux au front bas » (65) — Camus emploie des techniques qui rappellent celles de Gide, principalement dans le prosaïsme des scènes décrites — telles celles des Oranais en proie à l'ennui dévorant, le monstre taurin — et dans la réduction du mythe.

Interrogé par G. d'Aubarède (66), Camus déclarait son « culte » pour Gide en tant qu'artiste, que « maître du classicisme moderne », son adhésion à un écrivain qui avait un si profond respect des choses de l'art. Nous croyons possible d'ajouter que l'admiration et l'adhésion de Camus allaient aussi à celui qui lui avait donné quelques leçons dans l'art de recréer le mythe en littérature.


  1. André Gide, Œuvres complètes, vol.13, notice par Louis-Martin Chauffier. Les phrases en romain sont en italiques dans le texte.

  2. Essais, « Rencontres avec André Gide », p. 1118*

  1. Œuvres complètes, vol.9, fragments du Traité des Dioscures, p. 149

  2. Ibid., p. 147

  3. Pour une analyse détaillée de l'Homme révolté, cf. infra, deuxième partie, chap.3

  4. André Gide, l'insaisissable Prothée, pp. 104 à 107.

  5. Essais, l'Eté, p. 823.

  6. Ibid., textes complémentaires."


Les mythes dans l'œuvre de Camus, Monique Crochet,
Editions universitaires, 1973, Paris, pp. 35-38

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* cet article figure aussi dans l'Hommage à André Gide, de la Nouvelle Revue Française parue en novembre 1951 après la mort de Gide

samedi 19 juin 2010

Dimanche 20 juin à Cuverville

Dans le cadre de la manifestation « Les églises de nos villages se racontent », organisée par le comité de tourisme de Seine-Maritime, une visite commentée de l'église de Cuverville-en-Caux a lieu demain dimanche 20 juin 2010 entre 14 et 19 heures.

On pourra découvrir « le clocher-porche, sa construction typique en brique, silex et pierre alternés en assises parallèles. L'édifice en forme de croix latine avec voûtes en plein cintre et piliers cylindriques accueille notamment une Vierge à l'Enfant dite Notre-Dame-des-Bois du XIVe siècle… », annonce le site paris-normandie.fr.

Paris-Normandie précise aussi qu'en plus de cette visite de l'église « vous pourrez vous incliner devant la tombe d'André Gide*, près de l'église, puis écouter des extraits de La Porte Etroite dans le parc du château de Cuverville où le mariage d'André Gide et de Madeleine Rondeaux a été célébré. »

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* voir ici le compte-rendu que Paris-Normandie faisait des obsèques de Gide en février 1951

lundi 14 juin 2010

Taha Hussein

Excellente émission consacrée à Taha Hussein à écouter sur Canal Académie. Sa petite fille Amina Taha Hussein, conservateur en chef au Musée des Arts asiatiques Guimet à Paris, et André Miquel, professeur honoraire au Collège de France, titulaire de la chaire de Langue et littérature arabes classiques, traducteur des Mille et Une Nuits dans l’édition La Pléiade, évoquent le parcours de l'écrivain et traducteur égyptien.

L'émission donne en outre lecture de deux lettres échangées entre André Gide et Taha Hussein à propos de la traduction arabe de La porte étroite. Deux lettres que publiait la presse égyptienne en 1946 et que reprenait le Bulletin des amis d’André Gide, n°114/115, avril-juillet 1997. On peut les lire ici dans les Gidian Archives.

A la suite de cette émission d'une construction et d'une clarté exemplaires, deux nouvelles lectures : la préface d’André Gide au Livre des Jours qui s'achève par quelques réflexions sur la rencontre des deux hommes au Caire et les premières pages de cet ouvrage.

dimanche 13 juin 2010

Festival de la correspondance

Voilà qui est bien alléchant : le Festival de la correspondance de Grignan (Drôme) qui a lieu du mercredi 7 au dimanche 11 juillet 2010 sur le thème « le Théâtre » programme deux évènements autour de Gide le vendredi 9.

à 10h : Rencontres littéraires, animées par Gérard MEUDAL, Cour du Tricastin

ANDRE GIDE - PAUL VALERY, portrait d’une amitié d’après leur correspondance

Avec Jean Claude pour la nouvelle édition de la correspondance établie et annotée par Peter Fawcett de « André Gide - Paul Valéry, une amitié dans la différence - correspondance 1890-1942 » Gallimard, 2009.

Jean Claude est professeur émérite de l’Université de Nancy 2 (littérature du XXe siècle et études théâtrales). Il est l’auteur d’un essai sur André Gide et le théâtre. Il a publié la Correspondance entre Gide et Jacques Copeau et, en collaboration, celle de Gide avec Marc Allégret. Il est l’auteur des notices concernant les œuvres dramatiques dans la récente réédition des œuvres de Gide dans la Bibliothèque de la Pléiade. Il a participé à la relecture de la nouvelle correspondance enrichie de Gide et Valéry établie par son collègue et ami Peter Fawcett. Il évoquera les mystères de l’incroyable amitié de cinquante ans entre deux êtres aussi opposés et différents, dont ni l’un ni l’autre ne résolurent l’énigme.

à 19h : Lecture - spectacle, Collégiale

ANDRE GIDE - PAUL VALERY, une amitié dans la différence

Adaptation libre Gérald Stehr
Mise en lecture Agathe Natanson
Avec Roger Dumas, Jean-Pierre Marielle

Gide et Valéry, deux des écrivains les plus doués de leur génération se sont rencontrés au début de leur carrière et, malgré leurs différences profondes, sont restés très proches l’un de l’autre jusqu’à la mort de Valéry. Pour Gide, ce fut « une amitié de plus de cinquante ans, sans défaillance, sans heurt, sans faille et telle enfin que sans doute nous la méritions, si différents que nous fussions l’un de l’autre ».

Quant à Valéry, il écrira : « Il y a entre Gide et moi quelque chose qui n’est ni littérature, ni goûts communs ou complémentaires, ni rien qui s’exprime par un calcul régulier mais quelque chose de l’ordre de la vitabilité, de la faculté de se suivre, de s’adapter instantanément, de se deviner avec bonheur… ».

mercredi 9 juin 2010

Illégal, ce blog ?

Un lecteur anonyme m'a laissé il y a quelques jours le message suivant :

« please, can you make it possible to post and sell an electronic version of "Le voyage au Congo" by Andre Gide so those out of Europe can easily buy ? »

Comme ce visiteur, je n'ai trouvé ni en français ni en anglais de version électronique commerciale et légale disponible. Une rapide recherche sur internet permet toutefois de trouver de larges extraits dans les deux langues et même le texte intégral en français... Voilà qui relance un débat qui s'est tenu il y a quelques temps suite à la demande des éditions Gallimard de retirer du site Wikisource plusieurs auteurs, dont Gide.

A l'époque j'avais essayé d'y voir plus clair dans cette affaire mais les problèmes juridiques ne sont pas mon fort : j'ai cru comprendre qu'on pouvait lire un texte au Canada où il est désormais libre de droits, alors que la loi française le maintien sous copyright en France. J'ai surtout abandonné l'idée d'un billet sur ces arguties parce qu'au fond je suis persuadé que rien ne peut remplacer le livre.

Mais alors que je poursuivais mes recherches pour savoir où en était le dossier qui oppose Google et Wikisource aux éditeurs, j'ai trouvé une alarmante page sur un site consacré à Céline. J'en résume le contenu, mais vous encourage à la lire attentivement. Le responsable du site a reçu une lettre « valant mise en demeure » des éditions Gallimard lui demandant d'en retirer tous les extraits de textes et photographies. Gallimard lui explique en effet :

« Quelles que soient vos motivations, nous attirons votre attention sur l’interdiction qui en résulte de toute représentation, même partielle, de ces œuvres dont les Éditions Gallimard sont cessionnaires des droits. En l’occurrence, leur adaptation et leur représentation sur écrans reliés à des réseaux impliquent tant au titre des droits patrimoniaux que du droit moral, l’autorisation préalable et spécifique de l’éditeur d’une part, de l’Auteur ou de ses Ayants droit d’autre part.

Les mêmes restrictions s’appliquent aux photographies représentées qui ne sont pas non plus de libre accès. »

Ce bien plus modeste blog baigne alors lui aussi dans l'illégalité. Comme des millions d'autres. Et je n'ai pas d'autres réponses à faire que celles du webmestre du site célinien. J'ajouterai tout de même que je ne crois pas l'édition aussi menacée que la presse par l'internet - et que si menace il y a, elle ne vient pas du support, du vaisseau, du médium, mais du contenu et surtout de la perte quasi organisée des lecteurs.

Pour les lecteurs qui restent, proposons vite des versions électroniques (qui sont bien utiles pour retrouver rapidement un passage grâce à la recherche par mot-clé mais me semblent tout de même impossibles à lire et vouées à demeurer des doublons purement techniques) et maintenons la qualité éditoriale, l'esthétique et l'accès facile au livre véritable (il y aurait là aussi bien des choses à dire...).

Extraits, ebooks, blogs ou sites sont des passerelles vers ce livre. Les détruire ne feront que l'isoler. Et rendre encore un peu plus difficile d'accès la connaissance au plus grand nombre. J'ai l'impression d'avoir dit pas mal de banalités... Quitte à enfreindre encore un peu plus la Loi, je préfère laisser la parole à Gide :

« Mais je tiens en fait qu'un jeune étudiant d'aujourd'hui a du mal à vraiment s'instruire. Un pays sérieusement soucieux de ses traditions, de sa culture, comme devrait l'être le nôtre, devrait faire davantage pour l'aider. S'il doit, pour lire un classique, se priver d'un repas, on comprend qu'il y regarde à deux fois. Et lentement, mais sûrement, c'est la barbarie qui triomphe. » (Ainsi soit-il, Gallimard, L'Imaginaire, Gallimard, 2001, p.88)

lundi 7 juin 2010

A propos de Robert


J'ai trouvé dimanche dans l'un de ces "vide-greniers" qui pullulent désormais de quoi compléter ma collection de La Revue Hebdomadaire, dont les n° 2 et 3 des 11 et 18 janvier 1930 qui publient Robert (supplément à l'Ecole des femmes).

Le directeur à l'époque de cette revue de la Librairie Plon, François Le Grix (le rédacteur en chef est Robert de Saint-Jean), signe un long article d'introduction intitulé "A propos de Robert", assez intéressant. L'occasion de donner un nouveau lien vers les Gidian Archives pour lire ce texte en format d'images. Et sur imaGide un portrait de Gide par Marc Allégret publié dans le numéro suivant.


Balade (et digressions) dans le Var

En septembre 2001, Le Lavandou inaugurait les avenues André Gide et Van Rysselberghe, dans le quartier Saint-Clair qui domine la plage du même nom. Au 19 de l'avenue Van Rysselberghe se dresse encore l'atelier de Théo Van Rysselberghe, racheté par la ville pour devenir un « centre d'art » et affublé désormais, au motif noble de montrer quelques œuvres du peintre, d'un affreux panneau planté tout contre sa façade.

Maison Van Rysselberghe à Saint-Clair, Le Lavandou

Déprédation administrative mineure à côté de bien d'autres enlaidissements, défigurations, centreculturélisations comme en dénonce régulièrement Renaud Camus. Il est tout de même regrettable que lorsqu'une ville, un conseil général ou une région se souvient de son grand homme, l'administration en question ne se souvienne pas en même temps de son œuvre ou des raisons qui lui ont fait choisir ce lieu, le plus souvent incompatibles avec toute dénaturation.

Cependant villes, départements et régions se souviennent de plus en plus et suivent ce qui semble être un engouement touristique réel - avec miroitement des fameuses « retombées économiques ». Il suffit de lire chaque été les articles des journaux régionaux qui proposent des balades « sur les pas des écrivains », nom d'un site qui connaît aussi un beau succès et d'une collection des éditions Alexandrines qui publient justement une Balade dans le Var.

Parue en mai dernier sous la direction de Martine Sagaert, éminente gidienne, spécialiste de critique génétique, cette Balade dans le Var évoque donc Gide parmi les nombreux artistes qui ont élu domicile plus ou moins longuement dans le Var. J'ai déjà esquissé l'attirance de cette région sur Gide dans ce billet. Une attirance toute faite de chaleur amicale et qui lie intimement Saint-Clair au clan Van Rysselberghe, Maria allant jusqu'à emprunter le pseudonyme littéraire de M. de Saint-Clair.

Vers la fin du dix-neuvième siècle, l'architecte Octave Van Rysselberghe construit pour le peintre Signac une villa à Saint-Tropez. Au Lavandou, il bâtit et modifie également des villas non loin de celle de Cross, dont celle qui abritera l'atelier de son frère Théo Van Rysselberghe à partir de 1911.

La présence gidienne dans le Var n'a rien d'anecdotique puisque c'est sur une plage du Lavandou que Gide rejoint Elisabeth Van Rysselberghe. « Et c'est ainsi qu'un dimanche de juillet, au bord de la mer dans la solitude matinale d'un beau jour, fut conçu l'enfant que nous attendons », selon la charmante formule de Maria Van Rysselberghe. Il fallait un lieu propice à ce projet ancien.

Oui, le Var, propice pour vivre « sans trop de vêtements », autre formule cette fois d'Elisabeth mais que Gide partage. Une lettre de Martin du Gard à Louis Jouvet citée dans cet ouvrage nous le montre à Porquerolles qui « parcourt l’île en caleçon de bain, piquant du nez dans toutes les criques, courant parmi les micocouliers et les magnolias, se roulant dans le sable », et revient déjeuner « avec des éponges dans les oreilles, une barbe de varech et des coquillages au cul, comme un dieu marin qui s’est colleté avec Amphitrite. »

Version un petit plus délurée que celle des Notes sur André Gide :

« Ce matin, à l'aube, il était levé et parti à l'aventure, parcourant l'île comme un sauvage ivre, à moitié nu, s'égratignant aux buissons de tamaris et d'arbousiers, courant après les papillons, cueillant des fleurs et des baies aux arbustes, se baignant dans toutes les criques pour comparer la tiédeur des eaux, bondissant de roche en roche pour pêcher, dans les creux, des algues, des coquillages, des insectes de mer dont il remplit son mouchoir. Il a reparu à midi passé dans la salle à manger de l'hôtel, avec du sable dans les oreilles et du varech collé sur tout le corps, riant, l'œil fou, saoulé de lumière, de chaleur, de joie, et scandant d'une voix enivrée ces vers de Hérédia :

Le soleil, sous la mer, mys-té-ri-euse aurore,

Éclaire la forêt des coraux abyssins...! »


Balade dans le Var, collectif (sous la direction de Martine Sagaert)

préface de Jacques Serena, Éditions Alexandrines, mai 2010

Lien vers la page du site des éditions.