jeudi 18 février 2010

... vu par Fabre-Luce

"Nombreux témoignages sur Gide après sa mort. Il est toujours amusant, en pareille occasion, de discerner les ramilles d'esprit. Les uns s'intéressent aux «idées» de Gide, à son évolution d'un christianisme tourmenté vers un matérialisme serein. D'autres partent de l'homme et cherchent dans sa pensée une expression de son tempérament. Les deux grilles laissent connaître une part de la réalité. Mais, dans le cas de Gide, la seconde livre certainement davantage. Il est resté jusqu'au bout intimement attaché à son «vice».
On le voit dans son Journal et dans beaucoup de témoignages. En 1939, sur le chemin de Malagar, Claude Mauriac détourne avec peine le septuagénaire d'un jeune Annamite. Jouhandeau note que, dans leur dernier entretien, l'octogénaire lui reproche de préférer la tendresse à la volupté. On voudrait savoir à quels moments Gide a quitté ces préoccupations pour d'autres, et si même cela lui est jamais arrivé. Quand, à la fin de sa vie, il essaie de «déconvertir» ses amis (de préférence : des cadets), c'est peut-être surtout une façon de les mettre en état de moindre résistance, de les préparer à une séduction ? S'ils ne se livrent pas à lui, qu'ils se livrent, du moins, à d'autres! S'ils ne commettent pas le péché de chair, qu'ils commettent le péché d'esprit ! Il demande à Green : «Pourquoi ne feriez-vous pas une embardée du côté du démon ?» Dans une telle phrase, on saisit le tentateur. (Il est vrai qu'il ajoute aussitôt, ce qui est merveilleusement «gendelettre» : «Vous feriez semblant.») Sous prétexte de sincérité, il pousse Green à réparer les omissions de son journal, affirmant, pour l'y encourager, qu'il va faire de même. Il tient d'ailleurs sa promesse : la publication des notes de Tunis suit de peu cette conversation. Il a l'air de dire à l'Ingénu de Virginie : «Chiche.» (Soit, répond celui-ci, mais outre-tombe.) On frémit en imaginant dans l'au-delà cette âme qui regrette si ardemment son corps, qui déjà l'a regretté pendant cinquante années de décadence.
Tout cela est complaisance sénile à un rut, mais aussi fidélité à une expérience dominante. Certains sensuels sont positivement illuminés par le plaisir charnel, comme un mystique peut l'être par l'extase. Ils se font ensuite les paladins de leur plaisir, comme d'autres d'une foi religieuse ou politique. Ajoutez à cela la fierté qui pousse un «coupable» à s'insurger contre la malédiction de la société : Sade, pendant un temps, distingua mal entre ses plaisirs sanglants et ceux de la Révolution.
Dans Les Sept Voluptés spirituelles*, cette clef du «plus grand plaisir possible» m'avait servi à pénétrer chez un certain nombre d'auteurs. Mais je ne soupçonnais pas moi-même alors combien de portes elle pouvait ouvrir. Je le découvris d'abord par les réactions de quelques lecteurs distingués. Certains, d'eux-mêmes, m'indiquaient leur serrure particulière. D'autres n'avaient pas de serrure, donc, en un sens, pas de trésor. Ceux-là s'insurgeaient contre ma méthode. Je me souviens de l'un d'eux, abstentionniste notoire : il était révolté. Je lisais dans ses yeux la crainte d'avoir été exclu d'une révélation. Gide, quand il se trouvait avec Charles du Bos, avec Green, éprouvait une crainte inverse. Le paradis des autres vous donne toujours un sentiment aigu de solitude.
Dans La Table Ronde, article très brillant de Jacques Laurent sur les audaces mesurées de Gide : «II veut vivre à sa guise, mais avec les félicitations de la brigade des mœurs... toucher ses dollars au cours noir, mais par le truchement de l'Office des changes.» II y a peut-être ici quelque injustice. Vers la fin du siècle dernier, les mœurs étaient impérieuses. On voit cela dans cette première partie des Mémoires de Zweig, qui se déroule à Vienne avant 1914. Ayant changé de tyrannie, nous pensons : «Douce Autriche-Hongrie.» Pas du tout! Conventions sexuelles et maladies vénériennes empoisonnaient la vie des jeunes gens. Ce qui est sûr, c'est que l'audace gidienne a cessé d'en être une à mesure que le danger se déplaçait. L'homme a gardé le prestige de son attitude, alors qu'elle ne comportait plus de risque. Les mœurs qu'il affichait sont même devenues un moyen de parvenir, en tout cas d'intéresser le public. En 1951, le professeur Gilbert Dreyfus** écrit : «L'homosexualité conditionnée reconnaît pour causes majeures la mode, le snobisme, l'arrivisme et l'esprit de lucre.» En écrivant Corydon, Gide aspirait peut-être vraiment, comme l'indique Roger Martin du Gard, au martyre d'Oscar Wilde. Mais il n'a réussi qu'à devenir l'idole des Verdurin et l'enseigne d'un clan de profiteurs. Son «côté Goethe» a été porté et sauvé par son «côté J.-J. Rousseau». Le bagne qu'il convoitait a été remplacé par une rente. Il faut voir là l'effet d'une malédiction particulière qui l'excluait du tragique.
Gide a aussi pris parti sur des questions sociales et politiques. Mais, là encore, il ne semble guère en avoir éprouvé d'inconvénients : c'est sans doute qu'il ne s'engageait pas à fond. Je ne crois pas beaucoup aux héroïsmes que ne marque aucun drame. Adhésion au communisme, puis Retour de l'U.R.S.S. : deux publicités successives. Pendant la guerre, après quelques hésitations, Corydon — dégoûté par le vertuisme de Vichy comme il l'avait été par le vertuisme soviétique — se rallie au général de Gaulle. Sa réputation de non-conformisme valorise son conformisme de la Libération. Il finit par mourir (ou presque) en habit, sur la scène de la Comédie-Française, félicité par le président de la République. Dernière image : un général, en mission officielle, vient s'incliner sur ce corps qui menaçait les conscrits.
En 1949, Gide signa une requête en faveur de Bardèche. «Vous me prenez par mon faible», dit-il à Guitard venu le solliciter. S'il tenait tant à la liberté de l'écrivain, il avait une belle occasion de le manifester en 1944***. Mais alors il soutenait la «justice» (l'injustice) contre la «charité» (injustice atténuée)... Quand un homme est mort, on regrette de ne lui avoir pas parlé plus sincèrement. Tout être a droit à la vérité. En 1945, je trouvais déjà Gide trop vieux pour lui écrire ce que je pensais de son attitude. Je ne voulais pas «troubler ses dernières années». (Ainsi tuons-nous les vieillards bien avant leur mort.) Mais sans doute Gide, s'il avait connu ce scrupule, ne l'eût-il pas approuvé. Il aurait voulu être traité en jeune — contredit."

Alfred Fabre-Luce, Journal 1951, Amiot-Dumont, 1952, Paris

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* A. Fabre-Luce, Les Sept voluptés spirituelles, Chez l'auteur, 1946
** L'auteur du célèbre Que sais-je ? « Les intersexualités » en 1972.
*** Le beau-frère de Brasillach a été inquiété à la Libération mais vite relâché. En 1948 son Nuremberg ou la terre promise, apologie révisionniste de l'Allemagne nazie, lui vaut la prison pour apologie des crimes de guerre.

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