mercredi 25 novembre 2009

D'un anniversaire (6)

D'un anniversaire à l'autre : Gide a eu 140 ans dimanche. Il y a quarante ans (tiens, c'est aussi le titre d'un recueil de souvenirs de la Petite Dame...), Samuel Beckett recevait le prix Nobel vingt-deux ans après Gide dont on célébrait cette année-là le centenaire. La Quinzaine Littéraire consacrait alors un dossier à Gide, dont j'ai donné dans les précédents billets un aperçu avec les souvenirs de Pierre Herbart et les jugements de Nathalie Sarraute, Philippe Sollers et Patrick Modiano.

Le chapeau de ce dossier contraste très nettement avec ces jugements sévères d'une jeune génération "encombrée" de Gide sinon "à plaindre" de ne pas connaître ce qu'elle lui doit :


"Né, à Paris, le 22 novembre 1869, André Gide aurait eu cent ans ce mois. Cette date anniversaire nous ne voulons pas la laisser passer sans marquer au moins un temps d'arrêt.

Si Gide, en effet, ne préoccupe plus aujourd'hui beaucoup de nos jeunes gens - même ceux qui écrivent -, il a été pour nombre d'hommes et de femmes d'entre les deux guerres mieux qu'un maître à penser: le «contemporain capital», comme disait André Rouveyre, l'homme qui, usant de l'écriture comme d'un art, a formulé avec le plus de franchise et d'urgence les questions que ne pouvaient pas ne pas se poser les individus les plus conscients de ces générations. A chaque époque il semble ainsi qu'un artiste (ou deux, ou trois) parle au nom des vivants embarqués en même temps que lui dans le même voyage ou plutôt: que ces vivants se parlent à travers lui. Plus universel que Claudel, moins cérébral que Valéry, André Gide a eu le souci - ne fût-ce, souvent, qu'en parlant de lui - de révéler à ceux qui le lisaient le sentiment qu'ils constituaient, chacun, un phénomène de vie quelque peu miraculeux et en tout cas unique. Ils devaient, s'élevant de degré en degré vers plus de conscience (au sens où l'entendait Goethe) et de respect de soi (de ses instincts et de ses désirs) travailler à se rendre heureux.

Si Gide fait œuvre de libérateur (invitant à briser le carcan de la famille, à s'évader des prisons confessionnelles et sociales), s'il donne lui-même l'exemple de la parfaite disponibilité au regard de ce que lui propose la vie, qu'a-t-il fait d'autre que de donner bonne conscience à une jeunesse qui n'avait pas besoin de cette autorisation pour se détourner des questions sociales et politiques? Sans doute l'auteur des Nourritures terrestres n'échappe-t-il pas tout à fait à ce reproche. On serait pourtant mal avisé de s'en prendre, pour les mêmes raisons, à l'auteur du Voyage au Congo, de Retour du Tchad, des Souvenirs de la Cour d'assises, de retour de l'U.R.S.S et de Retouches à mon retour de l'U.R.S.S. Le devoir de chaque individu est de faire son propre bonheur, mais non aux dépens des autres, au contraire : avec les autres. Si Gide, communiste, est souvent plus près de l'Evangile que de Marx, du moins a-t-il su voir le vrai visage du stalinisme et dire, avec courage et parmi les premiers, que ce visage n'était pas beau.

Le moraliste fait souvent oublier l'écrivain. Ecrivain classique, soucieux, ici comme ailleurs, d'obéir à des règles pour mieux les transgresser au besoin, forgeant une prose qui évolue de l'affectation des premières œuvres à la transparence. (Mais ces premières œuvres, quand elles se nomment Paludes ou le Prométhée mal enchaîné, sont des chefs-d'œuvre d'ironie légère). Romancier qui, avec les Caves du Vatican et les Faux-Monnayeurs, a laissé deux œuvres maîtresses dans - ce qui est exceptionnel - des registres fort différents. Auteur de ce Journal qui ne s'achève qu'avec la mort de l'écrivain et enfin, critique, qui laisse dans l'ombre pendant trente ans au moins beaucoup de critiques professionnels.

Son œuvre est considérable. Sa vie fut plus remarquable encore et le composé harmonieux qu'elles font toutes deux n'a guère eu d'équivalent depuis qu'il a cessé de régner en souverain discret sur les lettres de ce pays. On trouvera ici des traces de l'agacement que suscite chez les écrivains d'aujourd'hui ce modèle encombrant. On plaindra les plus jeunes de ne point toujours reconnaître ses mérites, ou pis, de l'ignorer. Ils ne savent point qu'ils sont nourris de lui, qu'ils l'ont respiré dans l'air du temps, qu'ils ne penseraient point enfin ce qu'ils pensent si André Gide n'avait contribué à modifier, il y a maintenant plus d'un demi-siècle, l'atmosphère intellectuelle et sensible de notre époque."

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