lundi 30 novembre 2009

NRF et Gide à Uzès samedi

Gide, par Paul-Albert Laurens
(collection du Musée Georges Borias d'Uzès)


La Médiathèque d'Uzès (baptisée Bibliothèque André Gide en 1977 lors de sa création), organise une journée littéraire consacrée aux cent ans de la NRF samedi 5 décembre à partir de 10h. Au programme :

- 10h : Présentation du fonds Gide de la médiathèque, par Mireille Vallat

- 10h30 : Amical Ermitage : l'avant NRF, par Martine Peyroche d'Arnaud ; six personnages en quête d'une revue, amitiés et rencontres ; l'avant NRF.

- 11h : André Gide : Au cœur de la NRF, la NRF au cœur, par Pierre Masson ; trente années d'une relation fusionnelle entre une revue et un homme évoluant d'une direction effective à une autorité morale jamais contestée.

- 15h : Jacques Rivière dit aussi "L'homme de barre" de la NRF, par Jean-Louis Josserand ; l'apparition et la place grandissante d'un jeune provincial téméraire au sein de la NRF ; Jacques Rivière à la tête de la NRF ; le débat des divergences Gide-Rivière.

- 16h : le Crépuscule des revues, par Pierre Lepape ; l'histoire de la NRF, après la démission de Drieu la Rochelle en 1943, son interdiction et sa reparution avec Paulhan sous le titre étrange de Nouvelle Nouvelle Revue Française est celle d'une longue lutte conte le déclin.

- 17h30 : projection d'extraits de films : Gide et la NRF.

- 18h : conclusion et clôture par Mireille Vallat.


La Médiathèque d'Uzès dispose de 860 ouvrages dans son fonds Gide (Charles et André). Dont de nombreux ouvrages de et sur André Gide, de ses proches (Schlumberger, Maria van Rysselberghe, Herbart, Martin du Gard, Paulhan, Rivière...) ainsi que des manuscrits et lettres, dont une grande partie provient de donations de Irène de Bonstetten. On peut en consulter l'intégralité ici (document pdf).

Non loin de là, dans l'ancien évêché près de la cathédrale, le Musée Georges Borias consacre une salle à Charles et André Gide où sont rassemblés peintures, livres, correspondances, objets, et souvenirs divers sur l'écrivain et sa famille.On peut y voir notamment les portraits de Gide par Paul-Albert Laurens, Segonzac, Simon Bussy, Mac Avoy...

C'est la conservatrice du musée Martine Peyroche d'Arnaud qui interviendra lors de cette journée sur le thème de «l'avant NRF». On lui doit aussi le catalogue illustré des collections du Musée Georges Borias (dont la Collection André Gide, Marguerittes, Editions de l'Equinoxe, 1993, 48 p.). Vous disposerez d'une petite heure pour visiter la salle Gide puisque le musée ouvre à cette saison de 14h à 17h et les conférences ne reprennent qu'à 15h...

Enfin pour se mettre dans l'ambiance gido-gardoise, on peut lire en ligne la conférence prononcée par Daniel Moutote le 19 février 1977 à Uzès pour le vingt-sixième anniversaire de la mort d'André Gide.


Gide, par Solange de Bièvre

(collection du Musée Georges Borias d'Uzès)

mercredi 25 novembre 2009

... vu par Marguerite Yourcenar

Gide-Yourcenar : paternité et parricide

Entrée en littérature avec un titre gidien, Alexis ou le traité du vain combat, Marguerite Yourcenar n'aura de cesse de renier cette tutelle sous laquelle elle s'était pourtant placée. Sans doute parce que Gide n'attirera pas à lui celle dont Brasillach disait «Elle a choisi un maître, et au lieu d'écrire les livres de Mme Yourcenar, elle recopie les livres d'André Gide» (voir cet autre billet).

Marguerite Yourcenar était pourtant proche du cercle gidien. «J'ai toujours été contente de connaître ceux que j'ai rencontrés, comme Cocteau, ou Martin du Gard, ou Schlumberger, ou d'autres...», confie-t-elle à Matthieu Galey*. Ajoutons Jaloux, Du Bos ou Kassner à la liste. Mais son œuvre solitaire ne souffrait pas les lectures qui étaient d'usage au Vaneau.

«Cela, je dois dire que je ne le comprends pas. Je ne suis pas non plus choquée, chacun s'arrange comme il veut, mais que le groupe de Gide se soit rassemblé pour lire à haute voix ses œuvres! Imaginez cela, l'embarras, la gêne! tout ce que cela pouvait produire d'artificiel! Quand on pense qu'il s'étonnait que Mme Gide eût un rendez-vous ce jour-là chez le dentiste : comme elle avait raison! Ce sont des façons de travailler que je ne comprends pas.»**

Alors ? Alexis ? Gidien ? demande Matthieu Galey :

«- Bien moins gidien qu'on ne l'a dit. Rilkéen, plutôt […]
- On a également pensé à Gide à cause du titre, Alexis ou le traité du vain combat, qui rappelle le Traité du vain désir.
- Ça oui, c'était gidien, c'était celui d'un ouvrage assez faible de la jeunesse de Gide, mais le titre avait frappé mon imagination. […] Je me sentais très proche de Rilke durant cette période. Mais, évidemment, ce qui rapprochait de Gide, c'est qu'il s'agissait d'un récit «à la française», et que ce genre de récit, pour nous, à cette époque, c'était Gide. On pensait toujours à lui dans ce cas-là. Je crois que la grande contribution de Gide a été de montrer aux jeunes écrivains d'alors qu'on pouvait employer cette forme qui paraissait démodée, contemporaine d'Adolphe ou même de La princesse de Clèves, et que cela donnait encore quelque chose.»***

Au détour d'une question sur l'égotisme de Proust, Matthieu Galey revient à la charge. Et Yourcenar répète son argumentaire sur le «récit à la française» mais ajoute aussi quelques mots qui témoignent de la ferveur qui entourait Les nourritures terrestres, livre aujourd'hui quasiment incompréhensible, tout comme était incompréhensible à Patrick Modiano cette ferveur de l'époque :

«- Et Gide, autre égotiste, qu'en pensez-vous ?
- Que les jeunes écrivains de ma génération lui doivent d'avoir redécouvert, à travers lui, cette forme si française et devenue désuète, du récit, et d'avoir compris, grâce à Gide, que cette forme demeurait ductile et pouvait encore leur servir. Il faut aussi se rappeler que pour la génération sortie à peine adolescente de la guerre de 14 Les nourritures terrestres ont représenté une leçon de ferveur et de goût pour la vie : le style, entre-temps, a vieilli, et le point de vue nous paraît parfois légèrement faussé comparé à ce qui est venu ensuite, mais il est naturel que cela soit. Il faut lire dans Le regard intérieur de Gabriel Germain la description du Père Teilhard de Chardin citant une phrase des Nourritures terrestres avec une intensité peut-être plus grande, à la vérité, que celle que Gide y avait mise, pour comprendre ce que ce petit volume a pu signifier pour des esprits attentifs et ardents, vers 1910. Mais il me semble que la pensée de Gide s'est très vite refroidie, prosaïsée, peut-être aussi sclérosée. Il a rêvé d'une vieillesse gœthéenne, mais ses derniers livres me gênent par le peu de répercussion sur eux des bouleversements du temps. Son Thésée, pour qui une sorte d'humanisme désinvolte a réponse à tout, lui a paru un authentique testament; il me semble au contraire terriblement en retard, après les camps de concentration, après Coventry et Dresde, et Hiroshima.»****


________________________

*« Marguerite Yourcenar, Les yeux ouverts, entretiens avec Matthieu Galey, Le Centurion, 1980, p. 94
**Ibidem p. 95
***Ib. pp.66-67
****Ib. p. 252

D'un anniversaire (6)

D'un anniversaire à l'autre : Gide a eu 140 ans dimanche. Il y a quarante ans (tiens, c'est aussi le titre d'un recueil de souvenirs de la Petite Dame...), Samuel Beckett recevait le prix Nobel vingt-deux ans après Gide dont on célébrait cette année-là le centenaire. La Quinzaine Littéraire consacrait alors un dossier à Gide, dont j'ai donné dans les précédents billets un aperçu avec les souvenirs de Pierre Herbart et les jugements de Nathalie Sarraute, Philippe Sollers et Patrick Modiano.

Le chapeau de ce dossier contraste très nettement avec ces jugements sévères d'une jeune génération "encombrée" de Gide sinon "à plaindre" de ne pas connaître ce qu'elle lui doit :


"Né, à Paris, le 22 novembre 1869, André Gide aurait eu cent ans ce mois. Cette date anniversaire nous ne voulons pas la laisser passer sans marquer au moins un temps d'arrêt.

Si Gide, en effet, ne préoccupe plus aujourd'hui beaucoup de nos jeunes gens - même ceux qui écrivent -, il a été pour nombre d'hommes et de femmes d'entre les deux guerres mieux qu'un maître à penser: le «contemporain capital», comme disait André Rouveyre, l'homme qui, usant de l'écriture comme d'un art, a formulé avec le plus de franchise et d'urgence les questions que ne pouvaient pas ne pas se poser les individus les plus conscients de ces générations. A chaque époque il semble ainsi qu'un artiste (ou deux, ou trois) parle au nom des vivants embarqués en même temps que lui dans le même voyage ou plutôt: que ces vivants se parlent à travers lui. Plus universel que Claudel, moins cérébral que Valéry, André Gide a eu le souci - ne fût-ce, souvent, qu'en parlant de lui - de révéler à ceux qui le lisaient le sentiment qu'ils constituaient, chacun, un phénomène de vie quelque peu miraculeux et en tout cas unique. Ils devaient, s'élevant de degré en degré vers plus de conscience (au sens où l'entendait Goethe) et de respect de soi (de ses instincts et de ses désirs) travailler à se rendre heureux.

Si Gide fait œuvre de libérateur (invitant à briser le carcan de la famille, à s'évader des prisons confessionnelles et sociales), s'il donne lui-même l'exemple de la parfaite disponibilité au regard de ce que lui propose la vie, qu'a-t-il fait d'autre que de donner bonne conscience à une jeunesse qui n'avait pas besoin de cette autorisation pour se détourner des questions sociales et politiques? Sans doute l'auteur des Nourritures terrestres n'échappe-t-il pas tout à fait à ce reproche. On serait pourtant mal avisé de s'en prendre, pour les mêmes raisons, à l'auteur du Voyage au Congo, de Retour du Tchad, des Souvenirs de la Cour d'assises, de retour de l'U.R.S.S et de Retouches à mon retour de l'U.R.S.S. Le devoir de chaque individu est de faire son propre bonheur, mais non aux dépens des autres, au contraire : avec les autres. Si Gide, communiste, est souvent plus près de l'Evangile que de Marx, du moins a-t-il su voir le vrai visage du stalinisme et dire, avec courage et parmi les premiers, que ce visage n'était pas beau.

Le moraliste fait souvent oublier l'écrivain. Ecrivain classique, soucieux, ici comme ailleurs, d'obéir à des règles pour mieux les transgresser au besoin, forgeant une prose qui évolue de l'affectation des premières œuvres à la transparence. (Mais ces premières œuvres, quand elles se nomment Paludes ou le Prométhée mal enchaîné, sont des chefs-d'œuvre d'ironie légère). Romancier qui, avec les Caves du Vatican et les Faux-Monnayeurs, a laissé deux œuvres maîtresses dans - ce qui est exceptionnel - des registres fort différents. Auteur de ce Journal qui ne s'achève qu'avec la mort de l'écrivain et enfin, critique, qui laisse dans l'ombre pendant trente ans au moins beaucoup de critiques professionnels.

Son œuvre est considérable. Sa vie fut plus remarquable encore et le composé harmonieux qu'elles font toutes deux n'a guère eu d'équivalent depuis qu'il a cessé de régner en souverain discret sur les lettres de ce pays. On trouvera ici des traces de l'agacement que suscite chez les écrivains d'aujourd'hui ce modèle encombrant. On plaindra les plus jeunes de ne point toujours reconnaître ses mérites, ou pis, de l'ignorer. Ils ne savent point qu'ils sont nourris de lui, qu'ils l'ont respiré dans l'air du temps, qu'ils ne penseraient point enfin ce qu'ils pensent si André Gide n'avait contribué à modifier, il y a maintenant plus d'un demi-siècle, l'atmosphère intellectuelle et sensible de notre époque."

dimanche 22 novembre 2009

D'un anniversaire (5)

En novembre 1969, la Quinzaine Littéraire célèbre les 100 ans d'André Gide. Pierre Herbart confie plusieurs anecdotes qui n'ont trouvé place dans son «A la recherche d'André Gide» mais en accusent ou en expliquent certains traits :

«Quand je serai mort, Pierre, compromettez-moi, me disait André Gide.

Ainsi Gide a cent ans. Sans doute faudrait-il, à cette occasion, offrir quelques graves réflexions concernant l'homme et son œuvre. Je me bornerai à évoquer dans ces pages le climat familier d'une amitié de vingt ans avec «le plus irremplaçable des êtres».

Gide et moi, on ne s'ennuyait pas ensemble. Nous avions constitué un petit arsenal de formules, nées de quelque circonstance, et qui s'appliquaient à bien d'autres. Par exemple: Fuyons, fuyons ces lieux intolérables soit que l'ennui nous chassât, d'un salon ou d'une ville, soit que, grillés ici, nous sentions qu'il fallait détaler au plus vite.
Cette force d'anarchie qu'il portait en lui et qui transparait fugitivement dans son œuvre, mais dont elle est imprégnée pour qui sait lire, il n'a su la libérer pour de bon que dans sa vie, au prix d'un ténébreux combat que ses «mœurs» l'aidaient à livrer.
On ne dira jamais assez l'importance des passions interdites dans la fécondation d'un artiste.


C'était dans le Caucase, entre Tiflis et Batoum. Nous faisions halte, nous petite caravane de voitures (des Lincoln), pour déjeuner, sur de grandes hauteurs, dans un site vraiment prométhéen - une sorte d'auberge très vaste. Nous en étions à peine au «chachlik» que Gide, toujours en mal de chandails, me demanda d'aller en chercher un dans l'auto. Le petit orchestre d'accordéons qui nous régalait m'accompagna de son souffle jusqu'au garage. Il y faisait obscur. Je vis, en face, un grand et gros homme qui se dandinait contre le mur. Je m'approchai. Un ours enchaîné dansait, en mesure, au son du lointain accordéon. Dans une solitude affreuse, quand même il «participait». Chandail sur le bras, j'allai rejoindre Gide.
- Venez, dis-je. Il y a quelque chose...
- Mais vous n'avez pas fini votre chachlik.
- Faites-moi confiance. Venez.
Nous arrivâmes à l'ours. Gide le contempla longuement, qui dansait, dansait, sa figure d'ours contre le mur.
- C'est atroce, dit enfin Gide. Mais vous savez, ce sera peut-être notre souvenir le moins bête d'Union Soviétique.


Mais dites-moi, à qui donc se rapporte ce pronom ? disait Gide dans des cas ambigus. Cela datait de loin, d'une lecture de Malraux (le Temps du Mépris, je crois). Gide admirait d'abord de confiance. Puis le lendemain geignait: «J'ai mal dormi : la gratte. Alors j'ai repris son Temps du Mépris là. C'est très bien. Mais dites-moi: à qui donc se rapporte ce pronom? (Et il soulignait de l'ongle une phrase). Dans ses précédents livres, je m'y retrouvais mieux. Un personnage bégaye, l'autre fume l'opium, le troisième est rôti dans une chaudière de locomotive ; on les distingue les uns des autres. Mais là !...»


En revenant d'une visite à un académicien, Gide avait l'air songeur.
- Je me demande si ce qu'on m'affirme est vrai, dit-il enfin.
- Et que vous affirme-t-on ?
- Qu'il est amoureux de son fils... Mais je me méfie : pour me faire plaisir, les gens racontent n'importe quoi.


Parmi nos formules, il y avait : Le plus bête des deux n'est pas celui qu'on pense, qui a, disait Gide, l'avantage de laisser la porte ouverte à toutes les conjectures. Et celle-ci, empruntée à Dostoïevsky: Il est si bête qu'on n'ose pas y penser. C'est en évoquant Jammes que Gide me livra cette perle...


- Je propose pour notre usage, dit Gide, un nouveau proverbe de l'enfer.
- Ah!
- Oui : A chaque jour suffit sa malice.
- Je croyais qu'on disait... «suffit sa peine.»
- Bien sûr qu'on le dit. C'est la version catholique de la chose. La juste traduction est malice. La part du mal, la nécessaire part du diable, quoi.

A la suite de la publication de certaines pages de son journal, Gide fut soupçonné d'antisémitisme. Cela me déplut. Je l'attaquai en direct.
- Je n'ai guère envie d'aborder cette question, me dit-il.
- Si, vous l'aborderez .
- Soit! Puisque vous l'exigez... Eh bien, sachez (je vis pétiller son regard) sachez que j'ai été un peu traumatisé par... eh bien oui, par... Léon Blum dont vous savez qu'il fut mon condisciple. Voilà ce qui est arrivé. Un jour ma femme fut blessée dans un accident de taxi. Le bras cassé : plâtre - clinique - etc. Un ami me dit : C'est ridicule; les taxis sont assurés; vous devez obtenir le remboursement de tous ces frais. Allez voir un avocat. Je ne connaissais d'avocat que Blum. J'y vais. Je lui raconte mon histoire. Blum me dit: «Bien sûr, ton ami a raison. Les taxis sont assurés.
Tu dois être remboursé. Moi je ne m'occupe plus de ce genre de choses. Je vais t'adresser à un ami sûr, maître Blumenfeld. Il prendra ton affaire en main». Je vais chez Blumenfeld. Un homme charmant. Il me demande une «provision» que je lui donne. Le temps passe, et j'oublie. Puis je me souviens et je retourne chez Blumenfeld. «J'allais justement vous écrire que la provision était insuffisante, dit-il, et vous demander de la doubler». Je fais un chèque. Le temps passe, et j'oublie. Puis je me souviens et je retourne chez Blumenfeld. Mais je ne me rappelais pas l'étage
et j'interroge la concierge.
- Maître Blumenfeld ? ricane-t-elle. Il a levé le pied avec l'argent de ses clients.
Je saute dans un taxi et je vole quai Bourbon. «Tu sais, Léon, dis-je à Blum, je te retiens avec ton Blumenfeld.» Et je lui raconte. «Ah! le malheureux! s'écrie Blum. Il a recommencé!»
Une pause tandis que je me pâme de rire. - «Alors, vous comprenez, cela m'a rendu circonspect». Encore une pause, puis : ... « Mais peut-être pas dans le sens que vous imaginez. Blum qui faisait confiance à cet avocat véreux, en abusant de la mienne bien sûr... Mais enfin, c'était de la générosité - de la générosité juive. Vous voyez, Pierre : Problème!»


Les grands hommes suscitent de folles amours et aussi des amours de folles. J'ai connu à Gide plusieurs folles. L'une d'elles m'est restée en mémoire.
C'était aux petites heures. Mal ressuyé d'une nuit éprouvante passée hors les murs, je somnolais.
Gide paraît devant mon lit, en «pudjama» comme il disait, un peu hagard, quelques cheveux
dressés sur le bord du crâne.
- Cher, de grâce aidez-moi, dit-il
- Mais, Gide, l'aube point à peine.
- C'est que, vous n'imaginez pas, il y a là une personne... (il s'approche de moi, et à voix basse) Une folle!
- Comment donc?
- Oui, elle est là, avec deux grosses valises. Elle s'installe.
- Mais pourquoi ?
- Allez savoir! Elle m'a dit: «Je me rends à votre appel, maître. Me voici.» J'avoue que j'ai un peu perdu la tête. J'ai dit que j'allais vous chercher. J'ai dit : mon secrétaire. Pierre, aidez-moi, par pitié. Vous sentez bien que je ne puis, à moi tout seul, surmonter cette épreuve.
Je mis une robe de chambre et me laissai entraîner dans l'appartement mitoyen.
- Elle est là, souffla Gide en me montrant du pouce une porte fermée. Je vous en conjure, tâchez
de tirer les choses au clair. Je m'esquive. Et dire que je n'ai pas pris mon breakfast !
J'entrai. Je vis une dame, assise au bord d'un fauteuil, l'air calme, digne.
- Vous êtes le secrétaire du maître ? dit-elle.
Je m'inclinai.
- Vous le voyez, je me suis rendue à son appel.
- Puis-je vous demander, Madame, par quelles voies vous est parvenu cet... appel !
Elle sourit finement :
- Oh! Monsieur. Je sais lire entre les lignes. C'est grâce à son dernier livre...
- Et quel livre ?
- Mais, Patchouli. Oh, je sais bien qu'il ne l'a pas signé de son nom, qu'il a pris un pseudonyme, comme pour la plupart de ses œuvres.
- Je vais en référer au maître.
Gide me guettait dans le couloir:
- Eh bien ?
- Eh bien, ça va mal. Elle a lu Patchouli.
- Quoi ?
- Patchouli, votre dernier livre, et...
- Il faut réagir, s'écria Gide. Allons!
La dame resta assise.
- Mon secrétaire m'a dit, commença Gide.
- Je vois, maître, que vous m'avez comprise à demi mot. J'ai senti quel labeur gigantesque vous aviez entrepris, en lisant votre dernier livre.
- Patchouli ?
- Oui, Patchouli. A vous seul, penser, composer, écrire tout se qui se publie en France. (Elle se leva.) Je suis venue vous aider dans cette tâche.
- Hélas, Madame... balbutia Gide.
- Oh! Maître, permettez-moi une remarque : De tous les livres que vous avez écrits, les meilleurs ne sont pas ceux que vous avez signés de votre vrai nom. (Gide eut un haut-le-corps.) Quelle modestie ! quelle leçon !
- Hélas, Madame! accablé par ces travaux d'Hercule, j'ai déjà engagé une personne qui me prête son concours. Vous l'entendez du reste. (En effet, la secrétaire de Gide venait d'arriver et, troublée par cette présence féminine près de son dieu, tapait furieusement à la machine dans la pièce contiguë.)
Gide s'inclina:
- Madame !
- Eh, maître, que deviendrai-je ? J'ai tout abandonné, ma maison, ma vieille mère. Que faire, dites-moi, que faire ?
- Apprenez l'anglais! dit Gide d'un ton alerte.
Contre toute attente, la dame frappa allègrement dans ses mains :
- Merci, maître. Oh ! merci!
Elle s'élança dans le vestibule, saisit ses lourdes valises et s'en fut.
- Ouf, dit Gide.
- Quand même, l'anglais, c'était un coup de génie, constatai-je.
Gide prit un air modeste :
- Voyez-vous, Pierre, dans ces cas là, il importe de ne pas désespérer l'âme en peine. Il faut montrer une voie.


Une amie avait donné à Gide un caniche, une bête grincheuse et, de toute évidence, hystérique. Gide s'essayait à la dresser. Par exemple, ayant par inadvertance marché sur la patte de l'animal qui se mettait à hurler, il lui donnait une bonne tape «pour lui inculquer, disait-il, le sentiment de la faute».
Un matin, Gide me dit :
- Qu'en pensez-vous, Pierre : si nous allions à Tahiti ?
Et devinant ma perplexité :
- Vous voyez ça, là sur la table... C'est le manuscrit de X... Un riche collectionneur suisse m'en propose X... francs. Je crois que cela paierait le voyage.
Je me retirai, rêvant à Tahiti.
Pendant le déjeuner, que nous prenions chez la Petite Dame, Eugénie la femme de ménage de Gide, fit irruption dans la salle à manger:
- Monsieur, Monsieur ! Venez ! le chien mange tout.
.- Mais quoi ?
- Vos papiers.
Dans la bibliothèque, un spectacle désolant nous attendait. Le manuscrit, en tout petits morceaux, jonchait le tapis.
Gide haussa les épaules:
- Pas de Tahiti, dit-il.
A quelques jours de là, je trouvai Gide «au travail».
- J'étais d'autant plus ennuyé avec ce manuscrit, dit-il, que j'avais glissé dedans l'adresse du riche collectionneur. Cet imbécile de chien a tout déchiré. Heureusement ce Suisse m'a téléphoné. J'ai laissé l'affaire pendante.
- A quoi bon, puisque le chien a tout boulotté.
- On ne me prend pas sans vert. (Et d'un air gourmand) : Regardez. Je fais un faux manuscrit. C'est long. Mais ne croyez pas que ça m'ennuie. J'invente des corrections !
Nous n'allâmes pas à Tahiti, bien par ma faute.


En 1941, Gide, à Nice, se plaisait à répéter cette phrase: L'art vit de contrainte et meurt de liberté - dans un moment où, dans ce domaine, la censure sévissait. Quand je m'indignais en disant: «Vous savez bien que cette contrainte, vous entendez vous l'imposer à vous-même. En disciplinant votre création ; vous n'admettriez pas qu'elle vous soit imposée par un quelconque Vichy. Vous jouez sur une équivoque».
- Bien sûr. Et mieux, je joue sur les deux tableaux, car je prétends gagner sur les deux : la contrainte dont je me châtie m'amènera, si j'ai du talent, à une certaine perfection ; celle qu'on m'impose me contraindra à inventer les moyens de la déjouer. Ils existent. Ces gens-là sont, pour finir, des imbéciles. On ne brigue pas un poste de gouvernement sans posséder, à son insu certes, une foncière vulgarité d'âme et d'esprit, en dépit de leur astuce à tous. Quel plaisir de s'en jouer ! Et remarquez nos verbes, Pierre : jouer, déjouer, se jouer.
Toujours l'idée de jeu. «L'œuvre sera joyeuse ou ne sera pas », aurait pu dire Breton.
- Et s'ils vous contraignaient simplement à vous taire ? Cela s'est vu.
- La belle affaire ! Qu'importent vingt ans de silence ? Et puis, on écrit trop, pensait Lafcadio ; je
crois même qu'il l'a dit...
- Ainsi, vous croyez que vos deux contraintes...
- Se combineront, oui. En une combine, pour faire la nique à cette chose bête et basse : le pouvoir.
Que n'ai-je, requis que j'étais par ce que je croyais être des «réalités» plus pressantes, talonné Gide sur cette voie où se révélait une dimension qui, peut-être, manque à sa pensée, par excès de balance.
Là, dans cette chambre de l'hôtel Adriatic où Gide grelottait sur son lit (j'avais beau allumer dans la cheminée des journaux !), moi marchant au hasard autour de lui, ah ! que ne l'ai-je poussé plus loin ?
Du moins, ai-je eu le bon esprit d'écrire cette «conversation», en rentrant chez moi. Nous ne l'avons jamais reprise. L'amitié, décidément, n'est que l'histoire des occasions perdues.


- J'en ai assez d'errer dans cet appartement. Je me sens claustrophobé.
- Moi aussi.
- Eh bien, allons à Taormine.
Le jour même nous prenions l'avion pour Syracuse.
- Avant de louer une auto, dit Gide, je veux vous montrer la fontaine Aréthuse.
Il m'y conduit:
- Là, en-dessous, regardez... Ça ne vous émeut pas ?
- Non.
- C'est que vous êtes si ignorant.
Je lui récitai aussitôt le mythe de la nymphe de Diane.
- Et alors, rien... Pas d'émotion
- Non.
- Moi non plus... «Fuyons, fuyons ces lieux intolérables.»
A Taormine, la vie devint bientôt difficile. Par malheur, l'hôtelier nous avait donné des chambres indépendantes du reste de l'auberge, avec un escalier privé donnant sur la rue - ce qui permettait une incessante circulation.
Nous rencontrâmes Truman Capote et Donald Windham pour qui je me pris d'une vive sympathie. Quand nous partîmes, Windham me donna un livre de lui: Dogstar.
- Qu'est-ce que c'est ce livre? me demanda Gide, dans l'auto.
- Un livre de Donald.
Il le feuilleta un moment puis, soudain, le jeta par la portière.
Furieux, je fis arrêter l'auto, envoyai le chauffeur rechercher le volume sur la route.
Dogstar me plut tant qu'avec Elisabeth Van Rysselberghe je le traduisis. Gide ne voulut jamais le lire. Il avait ainsi des obstinations, des répugnances, incompréhensibles chez un esprit si curieux.


J'étais à Cabris avec Roger Martin du Gard, tandis que la mort rôdait déjà autour de Gide, à grands pas de loup. Alertés par un télégramme, nous regagnâmes l'un et l'autre Paris. Il se levait encore, mais de quelle démarche titubante ! - et ce fut, peu après mon arrivée pour gagner sa bibliothèque où il voulait consulter un livre :
- Aidez-moi, Pierre, à retrouver ce passage dans Proust, vous savez vers la fin, à cette «matinée» chez le prince de Guermantes où l'on retrouve l'ancienne Madame Verdurin et que tout le monde lui apparaît grimé - et tout le monde l'est par l'âge - il... ah! tâchez de me dégoter cela...
Je pris le Temps retrouvé et le lui tendis, ouvert à la bonne page.
- Non. Lisez. Je vois trouble. Je ne peux plus.
Gilberte de Saint-Loup me dit : «Voulez-vous que nous allions dîner tous les deux seuls au restaurant?» Comme je répondais: «Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme», j'entendis que tout le monde riait, et je m'empressai d'ajouter: «ou plutôt avec un vieil homme». Je sentais que la phrase qui avait fait rire était de celles qu'aurait pu, en parlant de moi, dire ma mère pour qui j'étais toujours un enfant. Or je m'apercevais que je me plaçais pour me juger au même point de vue qu'elle. Si j'avais fini par enregistrer comme elle certains changements, qui s'étaient faits depuis ma première enfance, c'était tout de même des changements maintenant très anciens. J'en étais resté à celui qui faisait qu'on avait dit un temps, presque en prenant de l'avance sur le fait: «C'est maintenant presque un grand jeune homme ». Je le pensais encore, mais cette fois avec un immense retard. Je ne m'apercevais pas combien j'avais changé.»
- Oui, oui... Voilà ce qui m'arrive. Je suis vieux, n'est-ce pas, et je vais mourir... Eh bien, je n'ai pas encore compris que je n'étais plus un jeune homme.
Les heures passaient lentement, avec une étrange précipitation. Il somnolait sur son lit, dans cette chambre dépouillée de toute trace de confort. Le jour interminable sombrait tout de suite dans la nuit. C'est à une de ces aubes-là qu'il dut écrire, de quelle écriture tremblée! la phrase qui termine son Ainsi-soit-il...
Ce n'est pas ma propre position dans le ciel par rapport au soleil qui doit me faire trouver l'aurore moins belle.
Le médecin avait ordonné des piqûres de morphine, non qu'il souffrît, mais pour son cœur.
Comme je m'avançais avec la seringue, il me dit:
- Qu'est-ce que vous allez me faire là ?
- De la morphine.
- Non, Pierre, je vous en prie... N'allez pas me priver de la mort. Je veux voir comment ça se passe.
J'eus un moment de faiblesse. Il reposait inerte - et je le croyais inconscient. A son chevet, sa main dans la mienne, j'appuyai mon front sur ses doigts.
- Gide! Ne nous quittez pas, murmurai-je.
Il tressaillit - et sa voix, faible mais nette, me parvint, pour la dernière fois :
- Qu'est-ce que vous racontez là ?

Roger Martin du Gard couchait dans la bibliothèque sur un lit de fortune qu'on lui avait dressé.
Dix fois, je venais le trouver. Nous échangions, sans rien dire, un regard.
Les apprêts de cette mort paraissaient bâclés, prenaient le caractère provisoire qui avait marqué toute cette vie.
La présence de Roger était le seul recours.
La dernière nuit, éreintés par les veilles, je dis à l'infirmière d'aller chercher une bouteille de champagne dans le réfrigérateur.
Fût-ce le passage du froid à la chaleur de la chambre, ou maladresse de ma part, la bouteille quand je la débouchai, laissa fuser un flot de mousse dont Gide fut inondé.
Ses yeux s'entrouvrirent, et je crus y lire un éclair de malice.
Je compris qu'il avait reçu les saintes huiles et qu'il allait mourir.
Pierre Herbart»

samedi 21 novembre 2009

D'un anniversaire (4)

Toujours à l'occasion du centième anniversaire de la naissance d'André Gide en novembre 1969, la Quinzaine Littéraire donne la parole à trois écrivains (et à une étudiante en philosophie). Voici le premier de ces quatre jugements, André Gide vu par...

"Nathalie Sarraute

André Gide, aujourd'hui, ne représente plus grand chose pour moi. Je ne l'ai plus relu depuis longtemps. Il fut en revanche très important pour ma génération. A dix-huit ans nous étions exaltés par les Nourritures terrestres. Je me souviens avoir lu ce livre après l'avoir plongé dans l'eau de la Méditerranée! Mais, à vrai dire, j'étais par moments gênée par sa forme emphatique, incantatoire. Quant à ses romans, leur substance m'a toujours paru pauvre et leur écriture précieuse et compassée. Dans les Faux-monnayeurs, il y a peut-être une prescience de certaines voies que le roman a empruntées plus tard, mais j'avoue que, sur le moment, je ne m'en suis pas rendue compte, le roman m'a paru plat.
Dans son œuvre, je plaçais à part Paludes où la forme gidienne, avec ses raffinements et ses maniérismes, sert admirablement son propos. Oui, Paludes est un joyau. Il me semblait qu'à un bien moindre degré, car là Gide ne s'était pas arraché à la convention, les Caves du Vatican étaient dans leur genre, une réussite. Nous étions surtout intéressés par son œuvre critique : Incidences, Prétextes, Nouveaux prétextes. Il y montrait, à l'égard de toutes les gloires officielles de l'époque, la même indépendance qu'il manifestait vis-à-vis de la morale traditionnelle. Il a osé dire que le jeu de Sarah Bernhardt avait été détestable. Il nous confirmait qu'Ubu était une grande pièce et que Curel ou Bernstein, alors illustres, étaient de piètres écrivains. Il a parlé de Dada d'une façon pénétrante. Il a voulu faire connaître mieux Dostoïevski en France. Il était un homme en éveil, luttant sans cesse pour se libérer, pour passer outre à tous les interdits. Sa présence et sa parole étaient pour nous un soutien. Son goût comptait pour nous. Quand j'ai fini Tropismes, j'ai souhaité que Gide lise le livre. Je me suis dit qu'il ne l'a pas lu... pour me consoler."

vendredi 20 novembre 2009

D'un anniversaire (3)

Poursuivons la lecture rétro-active du centenaire de Gide paru dans la Quinzaine Littéraire avec cette fois Gide vu par...

"Philippe Sollers

André Gide n'a jamais représenté rien de décisif pour moi, sauf en ce qui concerne sa position critique, ce qu'on pourrait appeler son système de lecture, très différencié et ambigu.
Il serait intéressant d'étudier la façon dont Gide est devenu une formation de compromis, pratiquant une politique de «troisième force» entre ce qu'il y avait d'archi-réactionnaire dans la littérature de la fin du XIXe siècle et une certaine attention qu'il a tenté de porter sur les percées révolutionnaires qu'étaient le surréalisme, le marxisme, le freudisme. Entre ces deux voies, il occupait une position de centralisation imaginaire; c'est ce qui donne ce caractère de musée à son œuvre, ce qu'on pourrait appeler, n'est-ce pas, la nécropole NRF.
On peut suivre à la trace, dans le Journal, l'effort qu'il fait pour s'arracher à son classicisme congénital et pour s'ouvrir à des révolutions dont il sent bien le caractère radical mais qui l'inquiètent. Cet effort a même quelque chose de pathétique. A certains moments, il est tout près de basculer et puis il décroche, il temporise. Dans chaque livre qu'il a ouvert, on trouverait une fleur fanée.
Il lit Lautréamont en 1905, c'est-à-dire extraordinairement tôt. II saisit immédiatement son importance. «La lecture (...) du 6e chant de Maldoror me fait prendre en honte mes œuvres et tout ce qui n'est que le résultat de la culture en dégoût.» Bien! Mais, après avoir aperçu et placé, de manière remarquable, Lautréamont, il se dérobe, il ne revient plus sur ce sujet. Même chose pour Mallarmé, qu'il ne reconnaît que de façon superficielle (tout en restant méfiant vis-à-vis de l'inanité «poétique» de Valéry). Pour le reste, le Journal montre, en effet, une culture «encyclopédique». Il connaît la littérature du monde entier mais s'il s'intéresse à tout, il demeure toujours en centre de l'hémicycle, c'est un représentant parfait de sa classe.
Vis-à-vis de Freud, c'est le même mouvement. En 1922, il dit qu'il fait du freudisme depuis dix ans, quinze ans, sans le savoir, et il conclut bizarrement:
«Il est grand temps de publier Corydon». Donc, très éveillé, intéressé, mais, tout de suite, c'est le refus, la fermeture, la fuite. En 1924, il nous apprend que «Freud est gênant ». «Il me semble qu'on fût bien arrivé sans lui à découvrir son Amérique (... ) Que de choses absurdes chez cet imbécile de génie.» Ce jugement pèse, évidemment, son poids d'aveuglement révélateur.
Même chose pour le marxisme. Il dit avoir essayé de lire Marx, il a lu sans doute quelques livres de Lénine et ses prises de position politiques, au moment de la montée du fascisme, ne sont certainement pas à négliger. Mais en même temps, c'est dans ce domaine que l'ambiguïté culmine. En parlant de Marx, il se trahit, il s'avoue: «Dans les écrits de Marx, j'étouffe. Il lui manque quelque chose, je ne sais quelle ozone indispensable à la respiration de mon esprit.» Vous voyez : toujours cet effort pour se libérer de la marque psychologique et son inaptitude à le faire.
On peut dire que Gide avait une avance considérable sur les autres acteurs de la littérature ou de la culture françaises de son temps, mais le retard de l'idéologie bourgeoise, dont il est malgré tout le représentant, ce retard, lui, est constant et ne bouge pas. II reste un idéologue bourgeois qui voudrait bien changer de terrain car il sent bien que tout se passe ailleurs mais, non, il ne peut pas s'y faire, il le dit lui-même après la lecture de Marx: «Je sortais de là, chaque fois, courbaturé». Ce qui courbature Gide, c'est Marx. Alors, sa venue brève et hâtive au communisme, si elle doit être saluée, doit être réduite à ce qu'elle est : une affaire sentimentale. Il a horreur de la théorie qu'il trouve bien entendu «inhumaine». Il préfère «la chaleur du cœur». Quand il oppose l'idéalisme et le matérialisme, il refuse de choisir l'un ou l'autre. Non! Il voudrait que l'on remplace matérialisme par rationalisme : grâce à ce tour de passe-passe, on pourrait tout réconcilier.
Comme écrivain, il ne m'a jamais touché et il me semble que sa syntaxe est sans intérêt. Mais son itinéraire intellectuel n'est pas sans dignité. Il serait utile d'en faire une analyse approfondie où l'on verrait se formuler toutes les composantes de cette idéologie «de la rue Vaneau» qui nous paraît aujourd'hui sans réalité. Gide est le symptôme aigu d'une idéologie mystifiée, incapable, malgré son désir, de remettre en question les fondements de sa propre culture. En ce sens, il est tout à fait exemplaire.
"

jeudi 19 novembre 2009

D'un anniversaire (2)

Suite du dossier du centenaire de Gide dans la Quinzaine Littéraire n°82 du 1er au 15 novembre 1969, avec Gide vu par...

"Patrick Modiano

Pour moi, André Gide n'a jamais compté et je crois qu'il en va de même pour toute ma génération. Au lycée, on nous parlait des Nourritures terrestres et j'ai été complètement déçu. Le livre datait terriblement et c'était un mystère, pour moi, que nos aînés aient pu lire ce livre en y entendant une sorte de cri de libération. Littérairement, je ne pouvais goûter ce livre. II baigne dans une atmosphère orientale, il dégage des fumées d'encens et, comment dire, un côté rahat-loukoum. C'est même étrange, ce livre qui ne parle que de ferveur et de désir, il ne s'y exprime qu'une accablante onctuosité.
C'est peut-être de ce seul point de vue qu'il mérite d'être lu : comme une espèce de curiosité et aussi comme un signe. II montre qu'en l'espace de quarante ans, une parole qui fut reçue comme subversive, est devenue une parole mièvre et conventionnelle. Les autres ouvrages de Gide ne m'intéressent pas beaucoup plus. Je suis frappé par sa sécheresse de cœur. Celle-ci me paraît si évidente que l'onctuosité des Nourritures, on soupçonne qu'elle n'est là que pour la masquer. C'est vrai, il a une sorte d'inquiétude, il s'agite en tout sens, il a de la bonne volonté, parfois, il voudrait sortir de son système, mais les forces lui manquent. Il n'arrivait jamais à étreindre ce qu'il aurait dû étreindre.
Deux livres peuvent à la rigueur être sauvés : d'abord Paludes, qui est un divertissement merveilleux, peut-être aussi les Faux-monnayeurs. Personnellement, je ne l'ai pas beaucoup aimé, mais il y a là un travail littéraire étrange, ce roman dans le roman. Quant au Journal, ces rhumes, toujours ces rhumes...
"

mercredi 18 novembre 2009

D'un anniversaire (1)

Après l'hommage de 1928 et en attendant celui de 2009 (?), transportons-nous en 1969 : Gide a 100 ans.

La une de la Quinzaine Littéraire n°82 (du 1er au 15 novembre 1969) montre un portrait de Beckett sur fond bleu et ce bandeau en bas de page : "Le centenaire de Gide". Six pages sont consacrées à cet anniversaire avec pour gros morceau des souvenirs de Pierre Herbart qui n'ont pas trouvé leur place dans son A la recherche d'André Gide (Gallimard, 1952), des "Jugements et reflets" tirés du Gide de Jean-Jacques Thierry (Pour une bibliothèque idéale, Gallimard, 1962), une lettre inédite de Gide à Denoël datée du 16 décembre 1943, le fac-similé de la dernière page du Journal de Gide et des propos actuels recueillis par Gilles Lapouge.

C'est par ces propos que je commence aujourd'hui, et jusqu'au 22 novembre, la transcription de cet étrange hommage, et par le plus insignifiant d'entre eux, a priori...

Voici donc Gide vu par...

"Une étudiante en philosophie

D'une manière générale, Gide, pour moi, fait vieillot, désuet, empoussiéré, on dirait un salon de grand bourgeois dans lequel passent des jeunes gens frileux qui se proclament libérés et ferment toutes les fenêtres de peur de s'enrhumer. Quand* aux tourments de leur âme, eh bien, nous avons aujourd'hui d'autres problèmes."


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* Sic. Je ne peux pas croire que cette faute n'est qu'une coquille. Elle sonne trop juste dans les propos de notre étudiante qui a d'autres problèmes...

Hommage du Capitole

Puisque nous allons bientôt fêter les 140 ans d'André Gide (avec d'autres "hommages" plus récents) et pour faire suite au billet précédent, voici de nouveau les références de l'Hommage à André Gide rendu en 1928 par le Capitole et son directeur Gustave Pigot, avec pour chaque article le lien vers sa version en ligne sur le site Gidiana.

André Gide, Editions du Capitole, collection «Les Contemporains», Paris, 1928. (24 x 19 cm, 331 pp. achevé d'imprimer le 25 janvier 1928, tirage à 1807 exemplaires dont 250 numérotés sur pur fil avec un portrait de Paul-Albert Laurens et des eaux-fortes de Goor).

Paul VALÉRY, Lettre
André GIDE, Feuillets
Henry BERNSTEIN, Le Personnage
François-Paul ALIBERT, Au hasard d'André Gide
Claude AVELINE, Aspect d'André Gide
Jacques-Emile BLANCHE, André Gide
Jacques COPEAU, Remarques intimes
Benjamin CRÉMIEUX, André Gide et l'art du roman
Marie-Jeanne DURRY, La poésie d'André Gide
Edmond JALOUX, André Gide et le problème du Roman
Pierre MAC ORLAN, André Gide et l'aventure
Roger MARTIN DU GARD, Son «influence»
François MAURIAC, L'Évangile selon André Gide
André MAUROIS, Rencontre d'André Gide
Lucien MAURY, Le bon sens dans l'œuvre d'André Gide
Henry de MONTHERLANT, Acheminement vers Gide
Paul MORAND, André Gide voyageur
Léon PIERRE-QUINT, Notes sur André Gide
Jean PREVOST, André Gide critique
Jean ROYÈRE, Formule d'André Gide
Jean SCHLUMBERGER, Gide et les débuts de la N.R.F.
Jean STROHL, Réflexions sur les relations entre l'art et la science
Albert THIBAUDET, Gide et Flaubert
Appendice contenant l'opinion de M. Henri de RÉGNIER
Arnold NAVILLE, Notes bibliographiques sur l'œuvre d'André Gide

lundi 16 novembre 2009

... vu par Roger Martin du Gard

Philippe Brin donne sur le blog Roger Martin du Gard quelques extraits d'un hommage capital rendu à André Gide par les éditions du Capitole en 1928.

Les gidianArchives en donnent la quasi-intégralité en ligne ici.

En plus des évocations dans son Journal et de leur Correspondance*, Roger Martin du Gard a signé quelques textes sur son ami parus dans des revues :

- André Gide, Editions du Capitole, collection «Les Contemporains»,Paris, 1928. (24 x 19 cm, 331 pp. (Ach. d'impr. 25 janvier 1928, tirage à 1807 exemplaires). Contient :

Paul VALÉRY, Lettre ; André GIDE, Feuillets ; Henry BERNSTEIN, Le Personnage ; François-Paul ALIBERT, Au hasard d'André Gide ; Claude AVELINE, Aspect d'André Gide ; Jacques-Emile BLANCHE, André Gide ; Jacques COPEAU, Remarques intimes ; Benjamin CRÉMIEUX, André Gide et l'art du roman ; Marie-Jeanne DURRY, La poésie d'André Gide ; Edmond JALOUX, André Gide et le problème du Roman ; Pierre MAC ORLAN, André Gide et l'aventure ; Roger MARTIN DU GARD, Son «influence» ; François MAURIAC, L'Évangile selon André Gide ; André MAUROIS, Rencontre d'André Gide ; Lucien MAURY, Le bon sens dans l'œuvre d'André Gide ; Henry de MONTHERLANT, Acheminement vers Gide ; Paul MORAND, André Gide voyageur ; Léon PIERRE-QUINT, Notes sur André Gide ; Jean PREVOST, André Gide critique ; Jean ROYÈRE, Formule d'André Gide ; Jean SCHLUMBERGER, Gide et les débuts de la N.R.F. ; Jean STROHL, Réflexions sur les relations entre l'art et la science ; Albert THIBAUDET, Gide et Flaubert ; Appendice contenant l'opinion de M. Henri de RÉGNIER ; Arnold NA VILLE, Notes bibliographiques sur l'œuvre d'André Gide.

[Repris dans : Hommage à André Gide. Études, souvenirs, témoignages. Editions du Capitole, Paris, 1929. (24 x 16cm, 239pp. (Ach. d'impr. 10 septembre 1928, dépôt légal 29 juin 1929)]

- Hommage à André Gide 1869-1951. Hommages de l'étranger. Gide dans les Lettres. André Gide tel que je l'ai vu. Textes inédits. La Nouvelle Revue Française, n° spécial, novembre 1951, Paris. (23 x 14 cm, 423 pp., Ach. d'impr. 2 novembre 1951). Contient :

Jean SCHLUMBERGER, Tout comme on avait rouvert... ; Thomas MANN, Témoignage ; Ernst-Robert CURTIUS, Amitié de Gide ; Hermann HESSE, Souvenirs d'André Gide ; Ernst JUNGER, André Gide ; Ernst JIRGAL, Élégie de Gide ; Archibald MACLEISH, Dans les grandes générations... ; John STEINBECK, Un grand romancier de notre temps ; Justin O'BRIEN, Deviens qui tu es ; Irwin EDMON, Entre tant d'écrivains... ; Raymond MORTIMER, Lettre ; Dorothy BUSSY, Quelques souvenirs ; Enid STARKIE, À Oxford ; Biaise ALLAN, André Gide et Neuchâtel ; Taha HUSSEIN, Ce grand don de conversation et d'amitié... ; Mgr Ennio FRANCIA, Nous qui étions prêts à le repousser... ; Giacomo ANTONINI, André Gide et l'Italie ; Emilie CECCHI, Contre certains malentendus ; Gianna MANZINI, Sur une photographie des obsèques ; Giuseppe UNGARETTI, À Rome.
SAINT-JOHN" PERSE, Face aux Lettres Françaises ; Marcel ARLAND, Gide reste présent ; Jean COCTEAU, On ne peut se permettre... ; Paul LÉAUTAUD, Une certaine grandeur... ; R.-M. ALBÉRÈS, Gide considéré comme esthète ; André RUYTERS, Unité de Gide ; François MAURIAC, Les catholiques autour d'André Gide ; Jean GRENIER, Le problème de l'expression ; Henri MONDOR, Premier tournant ; André JULIEN, Les Faux-Monnayeurs et l'art du roman ; Marc BEIGBEDER, La grande force d'André Gide ; Robert MALLET, L'équilibre dans le doute ; Henri THOMAS, La leçon difficile ; Jacques BRENNER, Reconnaissance ; Jean PAULHAN, La mort de Gide n'a pas été si mal accueillie.
Maria Théo VAN RYSSELBERGHE, Depuis que vous n'êtes plus... ; Dominique DROUIN, 1904-1914 ; Roger MARTIN DU GARD, Notes (1913-1951) ; Jean GIONO, Lundi ; André CHAMSON. En reste avec André Gide ; Albert CAMUS, Rencontres avec André Gide ; Julien GREEN, Rencontres ; Pierre MAC ORLAN, André Gide et Melun ; Albert-Marie SCHMIDT, A Pontigny ; Louis GUILLOUX, D'un voyage en U.R.S.S. ; Robert LEVESQUE, Le compagnon de voyage ; Léon PIERRE-QUINT, Un entretien avec André Gide ; Pierre SICHEL, Portrait d'un portrait ; Henri BOSCO, Trois rencontres ; Denis de ROUGEMONT, Un complot de protestants ; Monique SAINT-HÉLIER, Deux visages d'André Walter ; ÉTIEMBLE, Avec Gide en Egypte ; Claude MAHIAS, Instants ; Richard HEYD, Révérence parler ; Béatrix BECK, La sortie du tunnel ; Jean LAMBERT, II y a un an ; Yvonne DAVET, Le plus irremplaçable des êtres... ; Jean DELAY, Dernières années. • Textes inédits de Gide.

- Notes sur André Gide (1913-1951), Roger Martin du Gard, Gallimard, Paris, 1951 (19 x 12 cm, 155 pp. Ach. D'impr. 14 novembre 1951).

- Sur la mort d'André Gide, Roger Martin du Gard, P. Aelberts, Editions Dynamo, Liège, 1952 (19 x 14, 8 pp. (Ach. D'impr. Février 1952, tirage à 51 exemplaires).

- Cahier André Gide. Prétexte, n° 1, Bruxelles-Boulogne-sur-Seine, février 1952 (22,5 x 14 cm, 104 pp. Ach. d'impr. 10 mars 1952). Contient :

Jean-Jacques THIERRY et Jean-Michel HENNEBERT, Avertissement ; Jean SCHLUMBERGER, Introduction ; Louis MARTIN-CHAUFFIER, Les poisons toniques d'André Gide ; Roger MARTIN DU GARD, Note ; René ÉTIEMBLE, Sur quelques photos d'André Gide ; Léon PIERRE-QUINT, André Gide, l'homme sans son œuvre ; Léon BOPP, Quelques questions à propos d'André Gide ; Robert MALLET, L'impossible accaparement ; Roger STÉPHANE, Gide psychologue ; René PAULY, Hommage à André Gide ; Victor MISRAHI, André Gide et les littératures étrangères ; Emile LESAFFRE, Un classicisme par l'ironie ; Jean-Pierre BEAUJOT, Du bon usage de l'amour de soi ; André VOKAER, Réserves ; Camille CHAVANY, En relisant Pa-ludes ; Gérard PRÉVÔT, Et nous, Gide... ; Jean-Louis ORNEQUINT, Le Mythe retrouvé ; Claude EVRARD, De Gide aux problèmes de la littérature ; Jean-Michel HENNEBERT, Du Prométhée à l'Art d'André Gide ; Jean-Jacques THIERRY, A la croisée des chemins... Notices, études, documents, par Roger STÉPHANE, Jean-Jacques THIERRY, Jean-Louis ORNEQUINT, Jean-Michel HENNEBERT, André RÉMY, Alain DAUVIGNY, Christian MARBOT, Christian ZIMMER.

- Les Critiques de notre temps et Gide. Présentation par Michel RAIMOND. Editions Garnier frères, collection « Les Critiques de notre temps », n° 6, Paris, 1971 (18 x 11 cm, 191 pp. Ach. d'impr. 24 mars 1971). Contient :

Textes de Léon BLUM, Jean HYTIER, Germaine BRÉE, Jacques RIVIÈRE, Edmond JALOUX, Jean PAULHAN, Charles DU BOS, Ramon FERNANDEZ, Roger MARTIN DU GARD, Albert THIBAUDET, Claude-Edmonde MAGNY, Maurice NADEAU, Jean PRÉVOST, ETIEMBLE, Pierre LIÈVRE, Pierre-Henri SIMON, Henri GHÉON, Jean DELA Y, Jacques LACAN, Daniel MOUTOTE, Lucien DURAN, Pierre de BOISDEFFRE, Jean-Paul SARTRE, Maurice BLANCHOT, Albert BÉGUIN, Robert KANTERS, Marcel ARLAND, Claude MARTIN. Chronologie. Bibliographie.

___________________________

* Signalons le précieux outil qui accompagne cette correspondance : Index des noms et des titres cités dans la Correspondance André Gide-Roger Martin du Gard, avec un avant-propos de Claude Martin, Susan M. Stout, Gallimard, Paris, 1971.

Retour de Lautréamont, Retouches de Gide



Le récent volume de Lautréamont en Pléiade connaît un succès inattendu : 5000 des 7000 exemplaires imprimés sont déjà vendus. Inattendu à plus d'un titre le succès, aujourd'hui, de cette poésie-là, dans cette édition-ci. Presque 850 pages pour les six Chants de Maldoror, les Poésies et la courte correspondance ; et donc une imposante partie critique concernant notamment la réception de l'œuvre qui va s'amenuisant jusqu'à nos jours et à ce démenti d'un désintérêt.

On trouvera bien entendu Gide parmi les enthousiastes aux côtés de Bloy, Gourmont, Larbaud, Breton, Soupault, Artaud... Le sixième Chant l'occupe fort à la fin de novembre 1905 : "Par quel hasard ne le connaissais-je pas encore ? J'en suis à me demander si je ne suis pas encore le seul à l'avoir remarqué. […] Quelle ressource dans le «parti pris» de ces lignes." (Journal, 23 novembre 1905)




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Bien avant les 39 euros de cette édition établie par Jean-Luc Steinmetz (un mallarméen...), j'avais dû débourser quelques centimes (de francs !) pour me procurer mes premiers Chants de Maldoror sous la superbe couverture de Pierre Faucheux pour le Livre de Poche (1963) avec ses grandes lettres taguées et sanglantes. Pierre Faucheux était un peu au Livre de Poche ce que fut Raymond Moretti pour le Magazine Littéraire.
Pierre Faucheux, un temps journaliste à Combat, mettra aussi en pages Terre des Hommes. Voilà qui me fournit une transition vers une autre actualité éditoriale : la réédition en Folio de Retour de l'URSS et des Retouches (sous une couverture que déplore le Septembriseur Lucien Judd, qui m'évite aussi bien des développements avec son bon article). Je me bornerai donc à noter que de nombreux jeunes gens semblent priser fort ces deux textes (lire cet autre article).
"...un autre chemin philosophique et plus sûr", avertissait déjà Lautréamont. Gide croyait lui aussi à la longévité de son œuvre. Voir aujourd'hui salués et toujours retentissants cette part de vérité et de solidité, de renoncement et de rêve brisé, ce style enfin, est tout aussi inattendu. A moins que ce Retour et ces Retouches, transposés, n'aient encore quelque écho dans notre époque qui en manque tant ?



Retour de l'URSS, suivi de Retouches
à mon "Retour de l'URSS",
Collection Folio n° 4984,
Parution le 05/11/2009
224 pages, 5,5 €
Voir ici la présentation sur le site Gallimard

samedi 14 novembre 2009

... vu par Arthur Cravan


Revue Maintenant, n°2, juillet 1913


"Comme je rêvais fébrilement, après une longue période de la pire des paresses, à devenir très riche (mon Dieu ! comme j'y rêvais souvent !) ; comme j'en étais au chapitre des éternels projets, et que je m'échauffais progressivement à la pensée d'atteindre malhonnêtement à la fortune, et d'une manière inattendue, par la poésie - j'ai toujours essayé de considérer l'art comme un moyen et non comme un but - je me dis gaiement : "Je devrais aller voir Gide, il est millionnaire. Non, quelle rigolade, je vais rouler ce vieux littérateur !"

Tout aussitôt, ne suffit-il pas de s'exciter ? je m'octroyais un don de réussite prodigieux? J'écrivais un mot à Gide, me recommandant de ma parenté avec Oscar Wilde ; Gide me recevait. Je lui étais un étonnement avec ma taille, mes épaules, ma beauté, mes excentricités, mes mots. Gide raffolait de moi, je l'avais pour agréable. Déjà nous filions vers l'Algérie - il refaisait le voyage de Biskra et j'allais bien l'entraîner jusqu'aux Côtes des Somalis. J'avais vite une tête dorée, car j'ai toujours eu un peu honte d'être blanc. Et Gide payait les coupés de 1re classe, les nobles montures, les palaces, les amours. Je donnais enfin une substance à quelques-unes de mes milliers d'âmes. Gide payait, payait, payait toujours ;et j'ose espérer qu'il ne m'attaquera point en dommages et intérêts si je lui fait l'aveu que dans les dévergondages malsains de ma galopante imagination il avait vendu jusqu'à sa solide ferme de Normandie pour satisfaire à mes derniers caprices d'enfant moderne !

Ah ! je me revois encore tel que je me peingnais alors, les jambes allongées sur les banquettes du rapide méditerranéen, débitant des inconcevabilités pour divertir mon Mécène.

On dira peut-être de moi que j'ai des moeurs d'Androgide. Le dira-t-on?

Au reste, j'ai si peu réussi dans mes petits projets d'exploitation que je vais me venger. J'ajouterais, afin de ne pas alarmer inconsidérément nos lecteurs de province, que je pris surtout en grippe M. Gide, le jour où, comme je le fais entendre plus haut, je me rendis compte que je ne tirerai jamais dix centimes de lui, et que, d'autre part, cette jaquette râpée se permit d'éreinter, pour des raisons d'excellence, le chérubin nu qui a nom Théophile Gautier.

J'allais donc voir M. Gide. Il me revient qu'à cette époque je n'avais pas d'habit, et je suis encore à le regretter, car il m'aurait été facile de l'éblouir. Comme j'arrivais près de sa villa, je me récitais les phrases sensationnelles que je devais placer au cours de la conversation. Un instant plus tard je sonnais. Une bonne vint m'ouvrir (M. Gide n'a pas de laquais). L'on me fit monter au premier et l'on me pria d'attendre dans une sorte de petite cellule qu'assurait un corridor tournant à angle droit. En passant je jetais un oeil curieux dans différentes pièces, cherchant à prendre par avance quelques renseignements sur les chambres d'amis. Maintenant j'étais assis dans mon petit coin. Des vitraux, que je trouvais toc, laissaient tomber le jour sur un écritoire où s'ouvraient des feuillets fraîchement mouillés d'encre. Naturellement, je ne fis pas faute de commettre la petite indiscrétion que vous devinez. C'est ainsi que je peux vous apprendre que M. Gide châtie terriblement sa prose et qu'il ne doit guère livrer aux typographes que le quatrième jet.

La bonne vint me reprendre pour me conduire au rez-de-chaussée. Au moment d'entrer dans le salon, de turbulents roquets jetèrent quelques aboiements. Cela allait-il manquer de distinction ? Mais M. Gide allait venir. J'eus pourtant tout le loisir de regarder autour de moi. Des meubles modernes et peu heureux dans une pièce spacieuse ; pas de tableaux, des murs nus (une simple intention ou une intention un peu simple) et surtout une minutie très protestante dans l'ordre et la propreté. J'eus même, un instant, une sueur assez désagréable à la pensée que j'avais peut-être saligoté les tapis. J'aurais probablement poussé la curiosité un peu plus loin, ou j'aurais même cédé à l'exquise tentation de mettre quelque menu bibelot dans ma poche, si j'avais pu défendre de la sensation très nette que M. Gide se documentait par quelque petit trou secret de la tapisserie. Si je m'abusai, je prie M. Gide de bien vouloir accepter les excuses publiques et immédiates que je dois à sa dignité.

Enfin l'homme parut. (Ce qui me frappa le plus depuis cette minute, c'est qu'il ne m'offrit absolument rien, si ce n'est une chaise, alors que, sur les quatre heures de l'après-midi, une tasse de thé, si l'on prise l'économie, ou mieux encore quelque liqueur et le tabac d'Orient passent avec raison, dans la société européenne, pour donner cette disposition indispensable qui lui permet d'être parfois étourdissante.)

"Monsieur Gide, commençai-je, je me suis permis de venir à vous, et cependant je crois devoir vous déclarer tout de go que je préfère de beaucoup, par exemple, la boxe à la littérature.

- La littérature est pourtant le seul point sur lequel nous puissions nous rencontrer, me répondit assez sèchement mon interlocuteur.

Je pensais : ce grand vivant !

Nous parlâmes donc littérature, et comme il allait me poser cette question qui devait lui être particulièrement chère : "Qu'avez-vous lu de moi ?" J’articulais sans sourciller, en logeant le plus de fidélité possible dans mon regard : "J'ai peur de vous lire." J'imagine que M. Gide dut singulièrement sourciller.

J'arrivais alors petit à petit à placer mes fameuses phrases, que tout à l'heure je me récitais encore, pensant que le romancier me saurait gré de pouvoir après l'oncle utiliser le neveu. Je jetais d'abord négligemment: "La Bible est le plus grand succès de librairie." Un moment plus tard, comme il montrait assez de bonté pour s'intéresser à mes parents : "Ma mère et moi, dis-je assez drôlement, nous ne sommes pas nés pour nous comprendre." La littérature revenant sur le tapis, j'en profitais pour dire du mal d'au moins deux cents auteurs vivants, des écrivains juifs, et de Charles-Henri Hirsch en particulier, et d'ajouter: "Heine est le Christ des écrivains juifs modernes." Je jetais de temps à autre de discrets et malicieux coups d'œil à mon hôte, qui me récompensait de rires étouffés, mais qui, je dois bien le dire, restait très loin derrière moi, se contentant, semblait-il, d'enregistrer, parce qu'il n'avait probablement rien préparé.

A un moment donné, interrompant une conversation philosophique, m'étudiant à ressembler à un Bouddha qui aurait descellé une fois pour dix mille ans ses lèvres : "La grande Rigolade est dans l'Absolu", murmurai-je. Sur le point de me retirer, d'un ton très fatigué et très vieux, je priais : "Monsieur Gide, où en sommes-nous avec le temps ?" Apprenant qu'il était six heures moins un quart, je me levais, serrais affectueusement la main de l'artiste, et partais en emportant dans ma tête le portrait d'un de nos plus notoires contemporains, portrait que je vais resquisser ici, si mes chers lecteurs veulent bien m'accorder encore, un instant, leur bienveillante attention.

M. Gide n'a pas l'air d'un enfant d'amour, ni d'un éléphant, ni de plusieurs hommes : il a l'air d'un artiste ; et je lui ferai ce seul compliment, au reste désagréable, que sa petite pluralité provient de ce fait qu'il pourrait très aisément être pris pour un cabotin. Son ossature n'a rien de remarquable ; ses mains sont celles d'un fainéant, très blanches, ma foi ! Dans l'ensemble, c'est une toute petite nature. M. Gide doit peser dans les 55 kg et mesurer 1,65 m environ. - Sa marche trahit un prosateur qui ne pourra jamais faire un vers. Avec ça, l'artiste montre un visage maladif, d'où se détachent, vers les tempes, de petites feuilles de peau plus grandes que des pellicules, inconvénient dont le peuple donne une explication, en disant vulgairement de quelqu'un : « iI pèle ».

Et pourtant l'artiste n'a point les nobles ravages du prodigue qui dilapide et sa fortune et sa santé. Non, cent fois non : l'artiste semble prouver au contraire qu'il se soigne méticuleusement, qu'il est hygiénique et qu'il s'éloigne d'un Verlaine qui portait sa syphilis comme une langueur, et je crois, à moins d'un démenti de sa part, ne pas trop m'aventurer en affirmant qu'il ne fréquente ni les filles ni les mauvais lieux ; et c'est bien encore à ces signes que nous sommes heureux de constater, comme nous aurions eu souvent l'occasion de le faire, qu'il est prudent.

Je ne vis M. Gide qu'une fois dans la rue : il sortait de chez moi : il n'avait que quelques pas à faire avant de tourner la rue, de disparaître à mes yeux; et je le vis s'arrêter devant un bouquiniste : et pourtant il y avait un magasin d'instruments chirurgicaux et une confiserie...

Depuis, M. Gide m'écrivit une fois*, et je ne le revis jamais.

J'ai montré l'homme, et maintenant j'eusse volontiers montré l'œuvre si, sur un seul point, je n'eusse pas eu besoin de me redire.

Arthur Cravan

* La lettre autographe de M; Gide est à enlever à nos bureaux au prix de 0 Fr. 15."


lundi 9 novembre 2009

Gide et Maître Pierre

En 1922, Rilke recommande le peintre polonais Erich Klossowski à André Gide. Klossowski veut mettre ses deux fils à l'école du Vieux Colombier: le plus jeune a quatorze ans et se prénomme Balthasar (il deviendra Balthus) ; l'aîné a dix-sept ans et se prénomme Pierre. Le jeune Pierre Klossowski n'est pas intimidé par Gide. Il a fréquenté Rilke qui est l'amant de sa mère. En 1923, il écrit une lettre à André Gide :

«Et voilà qu'une chance inespérée s'offrait à moi de faire une sorte apprentissage moral et matériel auprès de l'homme même que j'avais désigné comme mon directeur de conscience. Or c'est moi qui avait choisi cet homme pour le consulter. Gide, au reçu d'une longue lettre où je lui exposais mon dépaysement moral avec assez de lucidité pour l'intriguer fort, m'attendait et m'accueillit. Ca ne lui arrivait pas tous les jours de voir venir à lui un adolescent qui l'avait pareillement lu, déchiffré et deviné.» (Le peintre et son modèle, entretiens avec Pierre Klossowski, Jean-Maurice Monnoyer, Flammarion, Paris, 1985)

Cette lettre mettait en avant «des obsessions au gré d'une anomalie qui nous était commune» confie toujours en 1985 Pierre Klossowski à Jean-Maurice Monnoyer. Gide apprécia le ton de ce jeune homme venu d'un milieu bohème qui osait s'affranchir des préjugés. Il décida de le prendre sous son aile et le fit venir à Cuverville afin de décider ce qu'il ferait de celui qui allait désormais devenir «Maître Pierre».

Très vite, Gide abandonne l'idée d'en faire son secrétaire : Maître Pierre est bien trop artiste, insouciant voire négligent quand il s'agit de relire les épreuves des Faux monnayeurs ou de Si le Grain ne meurt que Gide lui a confiées... Il est donc décidé de l'envoyer au lycée Janson de Sailly en classe de philosophie. Gide devient son «répondant», une sorte de tuteur attentif mais exigeant comme en témoignent quelques lettres publiées en 1985* :

«Maître Pierre ne m'écrit pas, alors qu'il aurait tant de choses à me dire, et bientôt quand il voudra m'écrire, il ne saura par où commencer. Où en es-tu avec Yves ? Où en es-tu avec Mademoiselle Sutter ? Je ne sais presque rien de votre aventure, que par Marc, et très insuffisamment. Au revoir, enfant terrible. Tu as éveillé ma curiosité et mon affection. Tu te dois de les satisfaire.» (lettre datée du 22 mars 1924)

«Pour le moment je ne puis penser qu'à l'impasse où t'acculent ta négligence, ton désordre et ta légèreté.» (lettre datée du 25 avril 1924).

Les frères Klossowski gravitent encore pendant plusieurs années dans l'orbite gidienne comme on le voit dans les Cahiers de la Petite Dame : ils sont là pour aider aux préparatifs des départs au Congo et en URSS. Mais Pierre se trouve d'autres maîtres : Denis de Rougemont auprès de qui il est un temps tenté par le protestantisme, l'extravagant Louis Massignon pendant son expérience monastique...

Il revient à la vie laïque en 1947 et épouse Denise. Ce mariage met un terme à un itinéraire tortueux et tourmenté que Klossowski qualifie lui-même de «trop longue adolescence». Il ne sera plus question d'homosexualité sauf à la fin de sa vie - réminiscence gidienne ? - dans un contexte d'Eros socratique, notamment dans son livre L'adolescent immortel.

A l'exception de la contribution à la traduction des poèmes d'Hölderlin et d'articles dans différents journaux et revues (Revue de la Société psychanalytique de Paris, Acéphale...), Pierre Klossowski n'a encore rien écrit d'important avant son mariage en 1947. Cette même année, il publie Sade mon prochain qui trouve un écho retentissant. Puis son premier roman en 1950 : La vocation suspendue, sur son expérience religieuse.

Pierre Klossowski semble aussi avoir hésité entre l'écriture et le dessin. N'envoyait-il pas à Gide des petites aquarelles aux sujets affriolants ? «Des scènes de boys-scouts violés par des messieurs en frac» s'amuse Klossowski toujours dans ses entretiens avec Jean-Maurice Monnoyer ou cet autre dessin évoqué dans une lettre à Gide qui avait pour titre «Le petit éclaireur et Monsieur»... Il est d'ailleurs question que Pierre illustre une édition de luxe des Faux monnayeurs que prépare Maurice Sachs en 1934.

Mais les premières ébauches sont par trop osées : «[Gide] était effrayé parce que j'avais dessiné son personnage d'Edouard dans un fauteuil et, derrière lui, un jeune homme nu» apprend-on encore par Monnoyer. Est-ce ce souvenir qui en 1954 allait donner le portrait allégorique par Pierre Klossowski où l'on voit Gide délaissant la lecture pour se tourner vers la statue d'un jeune joueur de flûte ?

Vers la fin de sa vie, Maître Pierre ne se retourne pas seulement vers sa jeunesse et ses souvenirs homosexuels : il revient aussi au dessin et s'y consacre presque entièrement, jusqu'à sa mort en 2001, à l'âge de 96 ans. Retours vers deux passions qui ne l'ont jamais tout à fait quitté. En 1963 dans Un si funeste désir, Klossowski consacrait déjà deux chapitres à Gide pour le montrer citadelle imprenable face aux convertisseurs et résolu à ne rien céder sur le plan de ses désirs.

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* Pierre Klossowski, Cahiers pour un temps, textes réunis par Andréas Pfersmann, Centre Georges Pompidou, 1985



André Gide par Pierre Klossowski,
mine de plomb, 1954

jeudi 5 novembre 2009

Colloque "Charles-Louis Philippe romancier"


A l'occasion du centenaire de la mort de Charles-Louis Philippe, l'Université Blaise Pascal (Clermont-Ferrand II), l'Association des Amis de Charles-Louis Philippe et le CELIS organisent deux jours de colloque les 12 et 13 novembre à la Maison des Sciences de l'Homme de Clermont-Ferrand. Voir le programme détaillé ici.

mardi 3 novembre 2009

Gide à l'IMEC

De l'autre côté du périphérique caennais, à Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, l'Institut Mémoires de l'Edition Contemporaine présente l'exposition En toutes lettres... Cent ans de littérature à la NRF. Dans la grange aux dîmes de l'abbaye d'Ardenne, les panneaux et vitrines rassemblés à la Fondation Bodmer en début d'année se déploient de nouveau. Si là aussi l'obscurité propice aux papyrus et codex règne, l'ensemble a néanmoins été enrichi de lettres et manuscrits tirés du fonds de l'IMEC, dont de nombreuses "Archives Paulhan".




Ne ratez pas à l'entrée, dans la pénombre, le premier numéro de la NRF monté sur un piédestal et protégé par un cube de verre, objet d'un culte farouche qui eut ses disciples, ses bulles et ses papes. La chronologie de cette religion s'étale quant à elle aux murs, sur fond rouge. L'ombre de Gide s'y profile dès le début, une première station intitulée "Avant l'histoire 1890-1908" montrant les revues de l'époque : Antée, L'Ermitage ou Les Marges.

Sous le titre "La revue d'André Gide 1908-1918" on retrouve les deux "premiers numéros" de la NRF : celle de novembre 1908, premier premier numéro ou faux-départ, et celle de février 1909, débarrassée des mallarméoclastes. Mais c'est Jean Schlumberger et non Gide, qui se fait le porte-parole du groupe, dans ses "Considérations" qui ouvrent le numéro et définissent la ligne éditoriale de la revue.





Dans une lettre à l'en-tête de Chelsea et datée de 1911, Valery Larbaud fait savoir à Gide : "Vous (je veux dire l'administration de la NRF) êtes un peu chiches de numéros spécimens et de service gratuit...". L'écriture d'André Gide a entouré l'adresse et ajoute : "prendre note de cette adresse pour l'envoi des numéros suivants de la revue". Larbaud apportera sa grande connaissance de la littérature anglo-saxonne à la NRF. Pour la publicité et les numéros gratuits bien distribués, il faudra faire confiance à Gaston Gallimard.

1911, c'est aussi le début du comptoir d'édition de la NRF. Isabelle, d'André Gide, et L'Otage, de Claudel sont les premiers ouvrages publiés par la NRF. Si Isabelle a une couverture bleue cartonnée, L'Otage prend déjà l'aspect bien connu rouge et noir sur fond beige choisi parmi quatre maquettes. Diffusée à proximité par un haut-parleur, la voix de Gaston Gallimard (interrogé en décembre 1972 par Madeleine Chapsal) nous apprend que Gide avait aussi découvert que l'édition première d'Isabelle portait tantôt 26 tantôt 27 lignes par page. "Il a tout déchiré mais, bien malin, en a conservé 5 ou 6 exemplaires...".




Autres curiosités : L'édition de Du côté de chez Swann chez Grasset (1913) portant en recouvrure l'estampille NRF (1917). Le compte-rendu d'une réunion de septembre 1920 de Paulhan à Rivière : "Radiguet veut une promesse ferme d'acceptation" précise Paulhan. "Il nous fait suer" note en marge Rivière qui ajoute : "(excusez-moi) ". La carte de presse de François Mauriac (1924), "critique du journal la NRF". La carte de visite de Jules Supervielle avec au dos ces mots de la main de Gide : "Le type dont voici la carte [est] à surveiller pour la NRF"...

Un détour par Pontigny, un hommage à Rivière. La visite se poursuit, toujours aussi fascinante. "Je ne sens rien venir pour Angèle" écrit Gide à Rivière, de Colpach en avril 1921. Alors que Larbaud envoyait ses lettres de Chelsea, c'est de la Brasserie Cyrano (!) que le 4 mars 1926 André Breton écrit à Paulhan : "Monsieur, j'ai l'honneur de vous informer que je vous tiens pour un con et un lâche". La première partie de l'exposition s'achève sur les années "A la mesure de Jean Paulhan 1925-1940).




Une pause est bienvenue. On s'installe dans un confortable fauteuil club devant une table basse. La première table est consacrée à Gide. A la disposition du public, de nombreux ouvrages dont l'Hommage à André Gide de la NRF, les correspondances avec Schlumberger, Rivière, Paulhan, les trois volumes de André Gide et le premier groupe de la NRF, Le diable à la NRF de Cabanis, les deux premières revues... Et en prime la diffusion du film de Marc Allégret "Avec André Gide" ! La seconde table, tout aussi opulente, est consacrée à Paulhan.

Ce petit salon blotti tout au fond de la majestueuse grange aux dîmes est posé au pied d'une immense image : sur quelques dizaines de mètres-carrés se déploie la silhouette de Gide, saisi en pleine course lors des fameux exercices à la villa Noailles (en 1936, je crois). C'est, je l'ai déjà écrit, mon image préférée de Gide l'insaisissable...





La scrupuleuse visite de la première partie de l'exposition, la station devant les 95 minutes du film de Marc Allégret et le temps de feuilleter tout de même tous ces beaux ouvrages mis à notre disposition ont passablement entamé l'après-midi. L'exposition n'ouvre que de deux à six heures de l'après-midi ! C'est bien le seul reproche qu'on pourrait lui faire. Si, peut-être déplorer aussi l'éclairage zénithal des vitrines : penchez-vous pour étudier un manuscrit de près et votre ombre l'occulte aussitôt.

C'est donc avec une approche en biais pour éviter les ombres projetées et sans prendre le temps de noter tout ce qu'il y a d'intéressant que nous parcourons la seconde partie des vitrines : des "années sombres 1940-1953" à nos jours pour conclure par des "Extérieurs" NRF (Vieux-Colombiers, Pontigny, Mesures...). Nous nous heurtons alors à une bibliothèque qui contient l'intégrale des numéros de la NRF, pendant au premier numéro de l'entrée...





L'exposition se poursuit jusqu'au 23 décembre, tous les jours sauf le lundi, de 14h à 18h à l'IMEC, près de Caen (entrée gratuite). Plusieurs débats et colloques seront organisés en marge de l'exposition : voir ce précédent billet ou rendez-vous sur le site de l'IMEC.

Une visite virtuelle de l'exposition est disponible sur le site du centenaire de la NRF.

lundi 2 novembre 2009

Inéluctable, de Daniel Soil

"Aujourd'hui Tommy est mort. Il était jeune. Nous sommes tous jeunes. Sauf Papa. Nous découvrons la société, la lutte des classes - cette expression que plus personne n'a l'air de vouloir comprendre -, nous découvrons que le monde n'est pas comme nous voudrions. Nous avons 20 ans, l'art nous tend les bras et nous l'attrapons avec volupté. Le cinéma, la musique et les livres nous construisent. L'amitié est belle mais ambiguë parfois, Marianne à portée de cœur mais il faut passer sur tant d'a priori. Aujourd'hui Tommy est mort et je sais enfin pourquoi il voulait tant que je lise André Gide qui ne me quittera plus. Aujourd'hui, à la fin des années 60, le monde est vertigineux mais tout est possible."

Gide est tout entier dans ses livres. Eclaté mais entier. Comment ne serait-il pas aussi un personnage romanesque pour d'autres écrivains ? Un Gide tantôt réel, tantôt approprié, comme dans ce nouveau livre de Daniel Soil, "Inéluctable", aux éditions de l'Atelier in-8. Comme dans "Arabesques" de Robert Dessaix aussi, l'œuvre gidienne sert de support à la réflexion, au retour en arrière. Soil propose une relecture de Gide à travers son propre cheminement et celui de Tommy, de Bruxelles au Maghreb.


On peut lire ici la critique de Inéluctable par Thierry Bellefroid sur le site de la RTBF.


Inéluctable, de Daniel Soil.
Collection Alter et Ego, Atelier in-8,
Serres-Morlaàs, 2009.
(ISBN 978-2-916159-87-4) Prix : 13 €