vendredi 30 octobre 2009

... vu par Roger Peyrefitte

Dans ses Propos secrets, Roger Peyrefitte évoque Gide à plusieurs reprises. Ce ramassis de révélations scandaleuses commencé en 1977 et prolongé en 1980 et 1989 mélange cœur et cul en vrac, fausses haines et vraies rancœurs, outings sexuels et nobiliaires, témoignages de première et de ixième main. Pour Roger Perfide, selon le mot de Jouhandeau, «les racontars sont les grains de raisin que l'on met dans le baba.»*

Les grains de raisin du chapitre des Propos secrets 2 consacré à Gide (et Valéry) ne sont pas sans saveur. Le baba est quant à lui indigeste et le portrait de Gide qui se veut aigre-doux en dit surtout long sur Peyrefitte et ses limites... Mais débarrassés de cette gangue de méconnaissance de l'œuvre et d'analyse de la sexualité gidienne à l'aune de ses propres désirs, il faut bien avouer que les racontars sonnent juste.

Tout en digressions pour mieux ramener les sujets abordés au seul sujet qui préoccupe Peyrefitte, à savoir Peyrefitte-héraut-de-la-Vérité-et-chantre-de-la-pédérastie, les Propos sont censés relever du style oral, mais ces entretiens ont totalement été réécrits par Roger Peyrefitte. J'ai donc laissé quelques-unes de ces digressions pour donner le ton et résumé certaines entre crochets.


«Comme tout auteur sensible à la langue française, j'ai éprouvé une certaine admiration pour Gide. Je l'ai découvert assez tard, à la veille de mon retour d'Athènes. C'est mon ami Anne de Biéville qui, venu me voir, m'avait fait l'éloge de cet écrivain dont le protestantisme me refroidissait, même si ce que je savais depuis longtemps de ses goûts, eût dû me réchauffer. En effet, je suis ce que j'appelle un «païen catholique», tandis que la religion de Gide est le rejet du paganisme, autant que du catholicisme, malgré quelques belles envolées vers Apollon dans les Nouvelles Nourritu­res terrestres. J'avais trente ans et je commençai par les Nourritures anciennes. Ce livre-poème m'enchanta et j'achetai ensuite l'œuvre entière de Gide. Mon admiration a alors un peu diminué. Cet esprit clair, ce styliste souvent parfait, a commis des textes incompréhensibles, comme Paludes, ou d'une préciosité insupportable. Et je ne parle pas de son théâtre, qui est sans aucun intérêt.

Au début de 45, le charmant Etienne Lalou, que j'avais connu, parce que son père, René, et lui-même, avaient fait de magnifiques articles sur mon livre dans des revues ou des journaux de la Libération, me téléphone : «André Gide vient de rentrer d'Afrique du Nord. Je lui ai prêté les Amitiés particulières. Il est emballé, il vous demande de l'appeler. Voici son numéro.» Quelle émotion ! Je me sentais prosterné et l'entendis le cœur battant : «Ah, ah ! c'est vous ? Quand voulez-vous venir ?» La voix était chaude, juvénile, sympathique. C'est ainsi que je me rendis chez lui, rue Vaneau. J'avais imaginé son appartement paré des plus rares beautés. Je pensais à Henri de Régnier, qui avait un intérieur de gentilhomme ; à Montherlant qui, s'il méprisait le luxe, avait de belles antiques ; à Cocteau qui, bien que logé modestement, avait des sièges confortables, de jolies commodes, des tableaux de Jean Marais ou de ses amis. Quelle désillusion ! J'ai découvert un appartement quelconque, un bureau-salon vulgaire, avec des livres sur de simples rayonnages, comme on en voit derrière presque tous les écrivains quand on les filme chez eux : l'homme d'une profession, au lieu qu'il faut la faire oublier, même quand on s'y consacre tout entier. Si l'on n'est pas un seigneur, on n'est rien. Les seuls objets remarquables étaient un grand piano et son buste, sur lequel, par désinvolture, il avait posé son chapeau. Il n'y avait pas un bibelot, pas un joli meuble, pas la chaleur d'un tapis persan. J'ai cru que tant d'austérité était la suite de la guerre. Quelqu'un m'a dit après : «Gide a toujours eu le mépris des objets.» Cela confirme à la fois son avarice et son manque de goût.

Notre entretien fut aussi banal que l'appartement. Il n'y eut pas de véritable sympathie entre nous deux. Son abord, ses manières, étaient moins séduisants que sa voix. Nous citâmes quelques noms de la pédérastie littéraire : Théophile de Viau, Des Barreaux, Guez de Balzac, Ménage, Boisrobert, Molière, La Fontaine, Regnard... «II y a un autre homosexuel auquel on n'a jamais songé, dit Gide, et pour qui cela me paraît indubitable : André Chénier. — Je le pense également, répondis-je. Sa sensibilité m'a toujours semblé particulière.» Gide s'est levé, m'a lu quelques vers du poète. Chénier devait être aussi porté à la sodomie féminine : dans ses Vers grecs et latins, on trouve de jolies descriptions de « mappemondes ». Ce goût s'explique par l'origine grecque de Chénier; ce sont les mœurs méditerranéennes. La pitoyable Anthologie de Gide, où brillent, comme nous l'avons dit dans Propos secrets 1, les vers de mirliton d'un certain Signoret, présenté comme le dernier effort de la Muse française, ne contient d'ailleurs pas les plus beaux vers «pédérastiques» de Chénier (ils sont sous le couvert d'une femme, de même que ceux de Montherlant étaient de prétendus «Chants de Chitoria» dans encore un instant de bonheur. Qui était Chitoria ? Un euphémisme de Clitoria ? C'est un secret qu'il a emporté avec lui, comme les lamels). Les vers de Chénier sont les suivants, extraits des Bucoliques : O jeune adolescent, tu rougis devant moi... — Viens, il est d'autres jeux que les jeux de l'enfance... — Bel enfant, sur ton front la volupté réside, etc.

Ce fut pendant cette visite qu'arriva un journaliste de Samedi-Soir, lequel répéta dans son journal le compliment que Gide me fit devant lui : «Je ne sais si vous aurez le prix Concourt ; mais je puis vous dire que, dans cent ans, on lira encore les Amitiés particulières», compliment que, ainsi que nous l'avons fait remarquer, il s'est bien gardé de consigner dans son propre Journal, pas plus qu'il n'y parle de ma visite. Je crois pourtant que la rencontre entre l'auteur des Amitiés et celui de Corydon avait quelque chose de piquant. Mais je n'étais pas de sa «boutique». Je serai donc un mémorialiste pour deux, et j'ajouterai cette curieuse réflexion qu'il m'a faite : «C'est dommage qu'il n'y ait pas de scène de masturbation dans votre livre.» Les bras m'en sont tombés. Cette visite avait donc été pour moi une déception complète. Et je n'avais aucune envie de la renouveler.

Cependant, j'avais un autre lien avec Gide, un ami commun, Robert Levesque**. Celui-ci est souvent cité dans le Journal de l'écrivain, mais seulement sous son prénom, ce me semble***. Durant mon séjour à Athènes, le «bon Marx» nous avait écrit pour nous le recommander, de la part de Gide, à un poste de professeur dans un établissement grec. Cela avait fait sourire Thierry qui m'avait dit : «Nous aurons certainement des histoires.» Je l'avais amusé en répondant : «Eh bien, monsieur l'ambassadeur, nous y ferons face.» C'était un peu le fameux : «Nous verrons», de Renan, lorsqu'on lui dit que Pierre Loti, candidat à l'Académie, était homosexuel. Ainsi Levesque fut-il nommé professeur de français au collège d'Hydra. Il n'y est pas resté longtemps. Je suppose qu'il avait été fort intime de Gide ; car l'écrivain fait des allusions à des voyages en commun à Sorrente et autres lieux inspirateurs. Il dit quelque part que l'on ne peut voir les choses que par les yeux de «Robert». J'ai revu Levesque au lendemain des Amitiés particulières, et à Taormina, où il chassait le garçon. Chaque fois qu'il me parlait de ses conquêtes, ce n'étaient qu'images de jeunes dieux grecs ou personnages de tableaux célèbres. Je voyais là, «in vivo», l'école de Gide. Pour moi, bien que farci de littérature, ces références, transposées dans la vie, pour embellir de petits «truqueurs», me paraissaient un peu ridicules.

Levesque m'avait appris avec quelle facilité Gide jouissait, ce qui lui permettait des plaisirs faciles, à l'insu de tout le monde. Une fois qu'il était avec lui en chemin de fer, — naturellement Gide voyageait en troisième classe, où les jeunes garçons se rencontrent plus volontiers, — ils allèrent s'asseoir dans un compartiment où étaient une vieille dame avec son petit-fils dont la très courte culotte et les cuisses à demi nues avaient attiré l'attention de l'auteur de Si le grain ne meurt... Il s'assied à côté du garçon, engage la conversation avec la vieille dame, dit quelques mots sur le petit-fils et se met à lui tapoter une cuisse sous l'œil attendri de la grand-mère. Quelques minutes après, il pousse Levesque du coude et lui fait signe d'aller avec lui dans le couloir. «Ça y est, lui dit-il d'un air plein de satisfaction lubrique, j'ai joui.» II avait donc joui, sans même se toucher, ce qui n'était pas le cas pour moi, qui ai toujours eu besoin, dans des circonstances similaires, du secours de ma propre main, — La main est le plus sûr et le plus prompt secours (La Fontaine). Mais on voit que Gide était de la même nature que Jean-Jacques Rousseau qui jouissait aussi aisément, sans avoir besoin d'un contact personnel, ce qui le privait ensuite d'un plaisir partagé. Il est vrai que c'était avec des filles et des femmes. Dans l'incroyable numéro spécial que la N.R.F. publia à la gloire de Gide après sa mort, Roger Martin du Gard avait fait allusion à ces voyages de Gide de troisième classe ; mais, autant que je me souvienne, il n'en avait pas révélé le secret, — comme je l'ai fait pour moi dans La Mort d'une mère, — et, soit qu'il eût été abusé, soit qu'il eût voulu nous abuser, il n'en parlait que comme d'une fantaisie. J'avais trouvé le numéro de cette revue chez Charles de Noailles à Grasse, pendant un séjour que j'y faisais avec Denise Bourdet, et un soir, je leur en avais lu à haute voix quelques passages, en leur en donnant la clé. Ils étouffaient de rire. J'avais conclu toutefois que Paulhan, auteur de cette publication, y avait mis plus de malice et, fruit sec entre les fruits secs, se vengeait ainsi de son glorieux ami qu'il ridiculisait en ayant l'air de lui élever un monument funèbre. Je crois que c'était tout à fait l'esprit de la maison. Toutefois, revenons à Gide, qui n'était pas encore mort.

Levesque était venu chez moi et me téléphone un jour : «Gide a su que vous possédiez de beaux marbres antiques et aussi de belles images modernes. Il voudrait les contempler.» (Les «images modernes», c'étaient les photographies de garçons nus du baron de Gloeden, — le héros de la seconde nouvelle des Amours singulières.)

[Digression sur Gloeden que Peyrefitte a « tiré de l'oubli »]

Gide vient donc chez moi, avenue Hoche, avec son ami Levesque. J'habitais le rez-de-chaussée surélevé d'un hôtel particulier. De ma fenêtre, je l'aperçois en pèlerine et grand sombrero, arrêté devant deux grands bas-reliefs encastrés dans le mur, près de la grille, qui représentent de jeunes garçons en train de jouer et qui ont été moulés sur ceux de la fontaine de Grenelle. Il fait des commentaires que je n'entends pas. Enfin, il franchit ma porte. J'avais posé, bien en évidence sur un meuble chinois de l'antichambre, le seul de ses livres que j'eusse relié (en cuir violet), Corydon. Brève contemplation des antiques, longue contemplation des photographies. Il les détaille avec ravissement. «Mais enfin, dis-je à mon illustre visiteur, comment n'avez-vous pas connu Gloeden, vous qui avez été à Taormina bien avant moi ?» II eut un haut-le-corps : «Pour rien au monde je ne serais allé chez lui !» Je ne comprendrai jamais ce brouillamini de sentiments. Lorsqu'il disait qu'il y avait en lui «un petit garçon qui s'amuse et un pasteur protestant qui s'ennuie», il aurait pu ajouter que le pasteur a beaucoup nui au petit garçon****.

A son départ, je lui demandai une dédicace pour mon bel exemplaire de Corydon. «Je regrette, me dit-il, je n'ai jamais dédicacé ce livre à personne.» Je faillis le lui jeter au nez, tellement je trouvais cette hypocrisie bouffonne, digne de son attitude envers Gloeden. Quel manque de simplicité également ! Quelles circonvolutions cérébrales tortueuses ! Quel éternel pasteur indécrottable ! Encore, s'il n'avait pas signé le livre, j'aurais compris cette réticence, comme celle de Jouhandeau refusant de signer De l'abjection et Cocteau le Livre blanc. Pour ce dernier, j'eus la malice de lui apporter cet ouvrage, après son élection à l'Académie, en vue de le soumettre à la même épreuve que Gide. J'ai le plaisir de vous montrer sa dédicace, qu'il a agrémentée d'un dessin et qui le montre moins enfariné que le pontife de la N.R.F., tout en gardant sa réserve, avec l'élégance qui le caractérisait : «A Roger, ce salut amical de ma jeunesse lointaine. De tout cœur. Jean. 1955.»

[Ici une allusion à Paul Guth qui se fâcha avec Cocteau pour avoir évoqué sa relation avec Marais, «dépôt inextirpable de bourgeoisie» restant chez Cocteau]

Je m'entends : Gide, lui non plus, n'avait pas signé l'édition originale de Corydon, publiée en 1911 et dont je possède un des quatre ou cinq rarissimes exemplaires sur Hollande, que j'ai voulu sauver, avec quelques autres livres qui me sont chers, de la dispersion de ma «bibliothèque précieuse». Il est même amusant de constater que, par un surcroît de puritanisme, le mot de Corydon n'est pas imprimé en entier : on en a supprimé les voyelles pour ne donner que les consonnes, ce qui forme une espèce de sigle : C.R.D.N.***** Mais les réimpressions avaient bien été signées, comme l'était celle que j'avais fait relier. Par conséquent, la dérobade était franchement ridicule. Mieux encore : lorsque, quelques mois après, à la suite de son prix Nobel, on réimprima tous ses livres pour leur mettre la bande glorieuse, il interdit qu'elle fût mise à Corydon, pourtant réimprimé dans le sillage suédois. Là encore, le pasteur et le petit garçon continuaient leurs momeries. En tout cas, je n'aurais pas voulu revoir un homme qui avait des principes si bizarres. Il ne semble pas, du reste, avoir éprouvé plus d'enthousiasme pour moi, puisque lui-même ne m'a jamais plus fait signe.

Cependant, sa visite lui avait donné, me dit-il, une certaine nostalgie de Taormina, où il n'était pas retourné depuis longtemps, et il y alla avec l'argent du Nobel. Ce n'était pas le moment où je m'y trouvai ; mais j'eus de ses nouvelles par mes «ragazzi», la saison suivante. «Signor Gide, me dirent-ils, quel grigou ! Il voulait ne nous donner que cinquante lires.» Le tarif variait entre cent et deux cents, ce qui représentait un et deux francs d'aujourd'hui au cours du change. On voit que le «cazzo» n'était pas cher ; mais Gide, ayant pris sans doute en Afrique du Nord des habitudes coloniales, prétendait payer en centimes. Roland Caillaud, dont nous avons parlé dans Propos secrets l, m'a raconté jadis que Gide l'avait invité une fois à déjeuner dans un restaurant de second ordre. Le repas fini et l'addition apportée, l'écrivain continuait de palabrer, en feignant de ne pas apercevoir la soucoupe où reposait le redoutable feuillet plié. Finalement, après que le garçon fut venu deux ou trois fois soulever le papier pour vérifier s'il n'y avait pas l'argent et faire comprendre surtout qu'il était temps de déguerpir, Caillaud régla l'addition. Gide, dont le visage s'était contracté douloureusement à chaque venue du serveur, s'épanouit alors. En sortant, il prit Caillaud par le bras dans un élan de gratitude et lui dit d'un air faussement confus : «Vous comprenez, je suis avare.» Son hôte l'avait compris. Mais on comprend également qu'avec des principes aussi sordides, cet homme n'ait été aimé que des petits Arabes.

J'ai appris d'autres anecdotes à son sujet, qui achèvent de le peindre jusque dans des habitudes qui ne prêtent pas moins à rire. Etienne Lalou m'a dit, par exemple, que Gide, même en été, portait un gilet de laine, mais que, tantôt ayant trop chaud, tantôt craignant de s'enrhumer, il passait son temps, quand il se promenait, fût-ce sur les boulevards, à ôter et à remettre son gilet. Ce gilet de laine me fait penser aux caleçons longs de Mauriac.

Chez Jean Vigneau, j'ai rencontré le professeur Jean Delay, grand psychiatre, qui n'était pas encore académicien. Il a écrit sur Gide un livre définitif******. Pour mieux percer ses secrets, sa femme et lui l'avaient invité chez eux, sur la Côte basque. Gide fut très gentil, très détendu. «Un jour, m'a raconté Mme Jean Delay, nous organisons une promenade en barque et, exprès, nous choisissons un joli rameur de quinze ans. Au bout d'un moment, nous ne pouvions presque plus supporter le regard de haine que nous lançait Gide : il aurait voulu être seul avec lui. J'ai cru qu'il allait nous jeter à l'eau.» Le professeur était à son affaire ! Il a pu voir ce qu'est l'obsession sexuelle chez un pédéraste. Même dans les plus petites choses, Gide se révélait. Une année que Denise Bourdet et son mari étaient en vacances dans leur villa de Toulon, ils rencontrèrent Gide à Marseille. Celui-ci acheta quelques santons de Provence. L'un d'eux avait un peu de poussière ; il l'essuya avec son mouchoir, en disant amoureusement : «Je lui nettoie sa petite culotte.» Une autre fois qu'il était à Toulon, — j'ai cité l'histoire dans mon discours aux vingt-cinq ans d'Arcadie, — il arriva furieux chez les Bourdet qui l'avaient invité à déjeuner et avec qui il était en demi-confidence : «On devait me présenter un jeune garçon, dit-il, et c'était un vieux chameau de quatorze ans.»

Ce mot, qui n'est sans doute qu'une boutade, paraît en contradiction avec l'histoire de la barque ; mais il est probable que les principes de Gide sur les âges n'étaient pas des plus fermes. Cocteau avait une jolie formule à ce sujet : «Gide me rappelle ces pédérastes d'autrefois qui ne parlaient que de «petits télégraphistes» et qui se contentaient des facteurs.» L'avocat juif de Tunis, Me Raoul Darmon, m'a raconté avoir un jour surpris Gide, qui habitait chez le père d'un beau garçon de dix-huit ans, — un autre juif tunisien, accrédité maintenant à Paris, — dans une situation piquante : debout contre le chambranle d'une porte ouverte, il susurrait des mots à ce garçon, qui était debout également contre une porte en face et dans le pantalon duquel se notait un vif émoi. Si le futur prix Nobel jouait la scène de la séduction verbale avec un adolescent, c'était donc la preuve que les «angelots du tiers monde» n'étaient pas seuls à l'intéresser.

Pas seulement ceux du tiers monde. Il faillit avoir un incident en Allemagne, qui est absent de son Journal. A Berlin, au lendemain de la Première Guerre mondiale et avant l'hitlérisme, il entraîna dans sa chambre un petit garçon ; mais quelqu'un l'avait repéré et signalé à un schupo qui frappa bientôt à la porte. Malgré la licence des mœurs, le fameux article 175 qui réprimait l'homosexualité, existait toujours, et à plus forte raison les lois sur la pédérastie. Le schupo trouva le petit garçon la culotte ouverte et Gide, non pas en train de l'enfiler, — il ne «brutalisait» pas, — mais, à genoux devant lui, en train d'enfiler une aiguille. «Que faites-vous avec ce gamin ? demanda l'homme. — J'allais recoudre un bouton à sa braguette.» Et c'était vrai ! Le schupo se contenta d'emmener l'enfant pour le remettre en circulation, sans son bouton de braguette. Cette histoire dépeint aussi Gide à merveille, avec son excitation cérébrale et l'envie d'accomplir un soin maternel, encore plus que paternel. Mais qui sait s'il n'avait pas déjà joui dans son pantalon, ce qui rendait tout le reste superflu, sauf le plaisir d'entrevoir une quéquette sous un pan de chemise ? Nous prenons là le pasteur protestant en flagrant délit... avec le petit garçon qui aurait peut-être été très heureux de s'amuser.

Réhabilitons Gide par une révélation qui va surprendre beaucoup de gens. Roger Vadim, je dis bien Roger Vadim, l'homme à femmes, l'homme aux plus jolies femmes du monde, raconte volontiers à ses intimes que, lorsqu'il était «un vieux chameau de quinze ans», il fut amené par Marc Allégret à André Gide... «Et le reste est silence» comme disait d'Annunzio. Cela ne se produisit qu'une fois. Quelle preuve plus extraordinaire qu'une aventure pédérastique ne prédispose pas nécessairement un être normal à être pédéraste, mais peut lui inspirer un jour, s'il devient cinéaste, de faire un chef-d'œuvre avec un film ayant pour titre Et Dieu créa la femme ? Giannoli, qui me fit dialoguer avec Vadim dans ses Grandes rencontres, — sur le thème du scandale, naturellement, — avait eu le nez creux d'associer ainsi le petit ami de Gide pour un jour et le meilleur ami de Montherlant pour l'éternité.

Suivant l'esprit de son époque, où l'on se confessait et se discutait par lettres, la correspondance de Gide fait souvent allusion à ses goûts. Il y a quelques années, fut éditée celle qu'il entretint avec Henri Ghéon, qui fut pédéraste avant de se convertir au catholicisme. Cet autre grand catholique de Paul Claudel eut aussi une riche correspondance avec Gide. Elle fut publiée de leur vivant. La pédérastie y était évoquée, Claudel blâmant celle de Gide. Quand celui-ci demanda à l'ambassadeur académicien de publier les lettres qu'il avait reçues de lui, Claudel répondit : «D'accord, mais, pour les lettres à caractère pédérastique, ce sera tant de plus.» L'auteur de Connaissance de l'Est ne perdait pas le nord.

[Longue parenthèse sur une dette contractée envers Montherlant puis sur les fans de Peyrefitte et retour à Gide via Valéry]

Claude Valéry, dont le père fut intime avec Gide, brûlait de me faire des confidences sur celui-ci. «J'ai été chez lui, me dit-il, dès l'âge de deux ans, avec ma nourrice. — Ah ! je vois, dis-je, vous aviez déjà besoin d'une nourrice pour vous protéger.» Enfant, il fréquenta souvent Cuverville, dont, détail insolite, Gide était maire*******. Cela explique qu'à sa mort, les enfants des écoles se soient rendus sur sa tombe en délégation, à la surprise indignée de Montherlant : «C'est rendre un hommage public à la pédérastie !» De même, il avait été agacé par le prix Nobel de Gide, en 47 : «C'est très pratique quand on a affaire à la police : je cours après les garçons, parce que je veux avoir le prix Nobel.» Ce prix, nous l'avons raconté, faillit également donner un coup de sang à Claudel.

Bien que Gide fût maladivement avare, Mme Gide était une parfaite maîtresse de maison. Les invités étaient gratifiés de copieux petits déjeuners à l'anglaise, de « five o'clock » accompagnés de gâteaux. Les parquets de chêne étaient de vrais miroirs et l'on manquait de s'aplatir à chaque instant. Même dans les w.-c., il fallait s'agripper à des poignées. Un jour (il était alors âgé de quatorze ans), Claude arrive de nuit à Cuverville. Mme Gide, le doigt sur la bouche, lui chuchote : «Ne fais pas de bruit, André dort.» Claude monte l'escalier sur la pointe des pieds ; mais, dans le couloir des chambres, le tapis glisse sur ces maudits parquets briqués et le garçon s'étale avec un bruit infernal. Arrivé dans sa chambre, il glisse sur la descente de lit, et, en essayant de se rattraper, fait tomber un miroir. Fracas dans toute la maison, Mme Gide horrifiée, et M. Gide réveillé en sursaut et croyant à un tremblement de terre. Il apparaît en bonnet et en chemise de nuit, n'attendrit en voyant l'auteur du vacarme, s'approche comme Mère-Grand du Petit Poucet : «Voyons, voyons, Claudinet», dérape à son tour et tombe les deux jambes en l'air : c'est la seule fois que le jeune Valéry entrevit les charmes de M. Gide.

Deux ans plus tard, Claude arrive pour les vacances. «J'ai fait alors une des plus grandes gaffes de ma vie» me dit-il. Il lance à Gide, en présence de sa femme : «J'ai comme camarade de lycée un garçon que vous connaissez, Marc Allégret !» Mme Gide pâlit, et Gide, satanique : «Tu entends, Madeleine ?» Quatre mois auparavant, l'écrivain avait fait une fugue en Angleterre avec Marc Allégret. J'ai appris que, contrairement à ce qu'affirmait Gide, ils n'avaient entre eux aucun lien de parenté********. Gide, comme Montherlant, avait ses masques.»

Roger Peyrefitte, Propos secrets 2, Albin Michel, 1980, pp. 230-253


__________________________

*Déclaration à l'émission « En français dans le texte » à l'occasion de la parution de « L'exilé de Capri », 1959.

**Robert Levesque entre en 1926 dans le cercle gidien comme « le petit élève de Jouhandeau » ainsi que le note la Petite Dame. Il sera un familier du Vaneau et des voyages de Gide. Helléniste, ses traductions et analyses ont contribué à faire découvrir les poètes grecs.

***Faux.

****La citation exacte est : «... un pasteur protestant doublé d'un petit garçon qui l'ennuie.» Gide n'a pas attendu après Peyrefitte et n'avait donc rien à ajouter.

*****Cryptage utilisé par Gide pour les échanges avec l'éditeur des épreuves de Corydon. «décidément, la typographie de ce titre l'enchante, la symétrie des trois voyelles qui s'y inscrivent et qu'il supprime, O Y O, le ravit» note la Petite Dame au tout début de ses Cahiers (t. 1, p.7)

****** Jean Delay, La Jeunesse d'André Gide, t. I : André Gide avant André Walter (1869-1890), et t. II : D'André Walter à André Gide (1890-1895). Paris : Gallimard, 1956-57

*******Né le 14 août 1903, Claude Valéry n'a pu connaître André Gide maire, encore moins de Cuverville puisqu'il fut maire de La Roque-Baignard, élu sans s'être présenté, entre1896 et 1900.

********Gide n'affirma jamais un tel lien de parenté. Mais affectueusement pour les enfants Allégret, Gide était «l'oncle André», et pour Marc le «suroncle». Leur père le pasteur Elie Allégret qualifiait même ingénument Gide de «vice-père»...

jeudi 29 octobre 2009

Commémoration de façade

Cuverville-en-Caux célébrait le 18 octobre dernier le centenaire de La porte étroite. Un anniversaire qui coïncide avec celui de la NRF puisque La Porte étroite figurait dans le premier numéro de février 1909. Le château de Cuverville a été le théâtre de lectures devant la fameuse porte, d'une conférence par Yoland Simon, d'une évocation des liens d'André Gide avec la commune et de l'inauguration d'une plaque commémorative.

Pour annoncer l'évènement, les organisateurs ont posé devant la façade mutilée, décrépie et privée de ses contrevents. Façade orientale qui fut aussi choisie pour quelques lectures. Plutôt qu'une plaque commémorative, on aurait préféré l'annonce d'une remise en état du manoir du XVIIIe siècle, construit par Cavelier de Cuverville, et dont les façades, toiture, grand salon et escalier intérieur sont pourtant inscrits à l'inventaire des Monuments Historiques depuis 1970 et protégés depuis 1971...

En 1997, le massacre avait fait grand bruit chez les gidiens. Le Nouvel Observateur et Libération ont même consacré un billet à l'affaire. La médiathèque de l'architecture et du patrimoine de Charenton-le-Pont conserve la correspondance concernant le dossier de restauration du château effectuée par J.C. Rochette, alors architecte en chef des monuments historiques (cote conservation 1991/004/0018).

En complément, on peut apprécier la nouvelle apparence bifrons du manoir de Cuverville sur les photographies de « Demeures de l'esprit » de Renaud Camus. L'auteur de « Comment massacrer efficacement une maison de campagne en dix-huit leçons » déplore lui aussi ces modifications et reçoit en commentaire les explications d'un architecte qui démontrent bien que seul le dogmatisme de nos Architectes des Bâtiments de France les justifiait.

lundi 19 octobre 2009

Poésies d'André Walter


Les Poésies d'André Walter - attribuées à l'André Walter des Cahiers parce que écrites peu de temps après la parutions de ceux-ci et en huit jours - font l'objet d'une nouvelle édition aux Editions Orizons, illustrée par le peintre Christian Gardair.

VI. Conclusion(s) (Colloque Gide à la NrF)

Pour conclure ce colloque largement inspiré des brouillons gidiens, Martine Sagaert, professeur à l'Université du Sud – Toulon, présente le dvd-rom qui accompagne le livre «André Gide : l'écriture vive» (Presses universitaires de Bordeaux, coll. "Horizons génétiques", 2009).

Réalisée avec des étudiants en multimédia, la présentation s'articule autour de deux facettes de Gide : «le for intérieur» (Journal avec quatre carnets de 1926 à 1928 reproduits et Ainsi soit-il) et «l'étranger» (traductions de Shakespeare et Hebbel, Retour de l'U.R.S.S. Et Retouches) avec la double ambition de «donner à voir des pièces d'accès réservé» et de «donner à voir Gide vivant au cœur des manuscrits».

Le menu du dvd a pour toile de fond une vue de la Villa Noailles où Gide aimait prendre part aux activités sportives, avec en surimpression des graphismes inspirés de Matisse. A partir de ce menu, on accède à des parcours «scientifiques ou didactiques». Peut-être un peu trop de partis pris pour au final ne pas trancher.

En commentaire à l'un des billets résumant ce colloque, un visiteur anonyme demande: «C'est toujours un problème que la question de l'apparat critique. Comment concilier une édition qui se veut exhaustive mais à destination du grand public avec les exigences techniques des universitaires ?» Il faisait écho au regret d'Alain Goulet de n'avoir pu tout verser au dossier Faux monnayeurs de la nouvelle édition en Pléiade.

C'est peut-être pour répondre à ces exigences à la fois savantes, techniques et économiques que le support dvd trouvera davantage de pertinence – ou encore mieux : un lien vers un prolongement internet accessible par un code d'accès au possesseur du livre – en offrant toutes les variantes et les manuscrits originaux au lecteur qui souhaite aller plus loin ? L'équivalent des boni pour le cinéma, en somme.

mercredi 14 octobre 2009

V. Gide et le réalisme social (Colloque Gide à la BnF)

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Au tour de David H. Walker, professeur à l'université de Sheffield, de prendre la parole sur le thème : «Gide et le réalisme social». L'auteur aux «personnages égoïstes» a «longtemps évacué le réalisme social des fictions». Pour des questions d'art, de stratégie ou d'évolution d'une pensée qu'il était trop tôt de noter et de figer.
Comme Jean-Michel Wittmann l'avait démontré plus tôt, un jeu intertextuel permet toutefois au lecteur «de rétablir la vérité qui échappe au protagoniste», quand ce n'est pas simplement l'ironie. David H. Walker se penche alors sur un chapitre évacué de Geneviève qu'on peut lire dans la nouvelle édition de la Pléiade (En marge de Geneviève, Une suite abandonnée, tome 2, pp. 880- 907).
Dans ce chapitre Gide «va au-delà des cercles de la richesse» : Geneviève évoque comment elle se partage entre Walter, peintre en vue, et Sylvain, prote linotypiste. Et permet à Gide une incartade dans ce monde autour duquel il tournait depuis longtemps sans oser entrer. L'amorce d'un chapitre que la Petite Dame juge inintéressante alors que Roger Martin du Gard en espère beaucoup... Gide abandonnera finalement le récit de Sylvain, part sociale de la chronique d'une famille bourgeoise commencée avec l'Ecole des femmes.
Dans Robert ou l'intérêt général, Gide va pourtant se livrer à une «anatomie de la classe bourgeoise». « Gide ne versera jamais dans le réalisme social mais apportera la critique du capitalisme », note David H. Walker. Gide y reprend aussi l'idée de la fausse-monnaie sans en exclure cette fois la dimension sociale.
Et déjà, dans l'Ecole des femmes, Gide n'avait-il pas analysé un mouvement de l'histoire du capitalisme, « ce grand tournant bourgeois qui tourne le dos aux valeurs immobilières et se dirige vers les actions en bourse » ? David H. Walker voit là le pendant à la ballade des biens immeubles des Nourritures terrestres...
J'ai oublié de mentionner que la communication de David H. Walker, faite au galop, s'ouvrait sur un rapport de police du 11 juillet 1934 informant les autorités que Gide «songe à briguer un siège aux législatives». Renseignement trop général; Gide n'est jamais là où on l'attend : s'envolant pour l'URSS alors que paraît Geneviève, le Retour de l'U.R.S.S. compromet l'achèvement de sa troisième partie.
Pour la suite et fin du compte-rendu de ce colloque, c'est par ici...

dimanche 11 octobre 2009

IV. Gide en ses brouillons (Colloque Gide à la BnF)

Les Mémoires ne sont jamais qu'à demi sincères, si grand que soit le souci de vérité: tout est toujours plus compliqué qu'on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman. » Cette célèbre citation de Si le grain ne meurt devait servir d'introduction et de tremplin à l'intervention d'Alain Goulet, professeur émérite à l'Université de Caen, première communication de l'après-midi.

C'est « dans les premiers jets des œuvres de fiction », plus qu'ailleurs et peut-être même et surtout plus que dans les mémoires, qu'on voit « surgir Gide ». Pierre Masson le faisait déjà remarquer le matin dans son étude de la relation du Schaudern de la rue de Lecat de La Porte étroite à Si le grain ne meurt. Ainsi les brouillons des Faux monnayeurs révèlent Gide.

Un Gide décidé depuis plusieurs années à s'affirmer : après Corydon et Si le grain..., les Faux monnayeurs seront son unique roman, roman d'aventure et d'apprentissage, feu d'artifice des thèmes gidiens où Gide verse tout d'abord « les aléas de sa grande passion pour Marc ». Ainsi Alain Goulet développe la thèse selon laquelle cette passion se noue en 1916 plutôt qu'en 1917.

« Bien des mois plus tôt, selon moi toute une année pendant laquelle Gide combat ses pulsions ». Et Alain Goulet revient sur la chronologie : fin avril 1916, le pasteur Elie Allégret en mission en Afrique confie la tutelle de ses enfants à Gide. Fin mai, Gide rend visite à Madame Allégret et revoit les enfants, dont Marc qui arrive pendant le repas...

Ces retrouvailles sont versées quasi sans transposition dans le brouillon des Faux monnayeurs où Marc devient Jacques :

« Il me semble que, dès le premier instant, dès qu'il se fut assis, là, devant moi, à cette table, dès mon premier regard, du moins, dès son premier regard, à lui, j'ai senti qu'il s'emparait de moi et que je ne disposais plus de ma vie.

le reste du repas, je ne trouvai plus rien à dire; du moins, il me semble à présent que je suis resté muet; mais il se peut que j'aie au contraire beaucoup parlé; j'étais inconscient de tout; j'avais déshabité mon corps; un automate mangeait et gesticulait à ma place; c'est en Jacques que je vivais, et je ne me sentais plus qu'en lui.

Je sortis de chez mon beau-frère dans un état indicible d'exaltation, de ravissement et de consternation. Les jours suivants, je ne songeai qu'à le revoir; et je craignais de le revoir... | Je me refusais à comprendre, à admettre ce qui se passait en moi [phrase biffée] | Tu ne sus rien de tout cela : comment t'aurais-je avoué ce que je ne m'avouais pas à moi-même, ce que je me refusais à comprendre, à admettre.| [une nouvelle phrase biffée évoque de façon imagée sa situation entre sa passion et ses scrupules d'ami et de tuteur. d'«oncle» comme on l'appelle :] Je me débattais comme un gibier pris au collet, qui en tirant sur le nœud le resserre.| »
Un coup de foudre relaté aussi dans le Journal, de façon codée selon Alain Goulet, par cette citation de Fénelon datée « mardi soir » en mai 1916 :

« « Que vous serez heureux si vous apprenez ce que c'est que l'occupation de l'amour ! » (Fénelon, Lettres spirit. p.111) »

Suivent des pages arrachées du Journal qui reprend le 15 juin : « on eût dit les pages d'un fou » explique Gide. « Le Journal de cette époque est décrypté par le brouillon des Faux monnayeurs », poursuit Alain Goulet. Gide se débat, Bossuet le calme provisoirement, il passe l'hiver en d'atroces contorsions où Madeleine lui apparaît comme un « fil à la patte », où il l'imagine même morte ! Mais le « fantôme de X. » continue de le hanter...

Se mêle la crise religieuse qui débouchera dans Numquid et tu...? Au sortir d'un terrible hiver sous la neige de Cuverville, Gide voyage un peu, se plonge dans la traduction d'Antoine et Cléopâtre. Et cède. Sur un feuillet daté du 5 mai 1917 du brouillon des Faux monnayeurs, Edouard-Gide s'abandonne :

« Avant mon voyage je luttais, je protestais contre cet amour ; je ne consentais pas à l'admettre, à le reconnaître. On m'aurait dit : vous aimez cet enfant ; j'aurais nié. A présent, j'ai domicilié cette idée ; je l'envisage avec plus de calme ; tu vois que j'ai pu t'en parler froidement, presque légèrement [Et l'ami de commenter :] (avec quelle extraordinaire chaleur, avec quelle exaltation au contraire ! mais il ne s'en rendait pas compte lui-même. C'est en entendant ces derniers mots que je compris combien profondément il était atteint).»

On notera qu'au corps « déshabité » de tout à l'heure répond l'idée « domiciliée ». Gide, en cédant, ne se soumet pas (« L'Eglise ne connaît pour saint que le soumis. », note Gide dans son Journal du 19 mai 1917). « Il renonçait au ciel et ne se défendait plus de l'enfer », commente Alain Goulet dans son bel exercice de décryptage.

La crypte d'André Gide : « beaucoup de ces ombres ont dû la regagner avant publication. Gide se censure mais conserve ses brouillons. » Et va jusqu'à glisser la clé de la crypte dans ce même brouillon en faisant confesser à Edouard :

« Ça, tu sais bien que ce sont des choses dont on n'a pas la permission de parler. Mais peut-être \bien que je les transposerai + qu'en les transposant... »

[Le Journal transposera encore pendant quelques pages suisses et transies Gide en Fabrice et Marc en Michel.]

David Walker prit la parole à la suite d'Alain Goulet pour avancer une autre hypothèse sur la crise de 1916 qui pourrait tout aussi bien, selon lui, être un écho de la crise traversée par le couple Rouart et du désespoir d'Yvonne Rouart causé par le comportement de son mari Eugène Rouart, ami des escapades libertines de Gide...

A plusieurs reprises lors de sa communication Alain Goulet a déploré que la nouvelle édition des Romans et récits de la Pléiade ne consacrât pas assez de place aux brouillons et variantes des Faux monnayeurs. On attend donc une publication à part qui leur donnerait tout l'espace où se déployer, publication qu'Alain Goulet appelait déjà de ses vœux dans une note de l'apparat critique de cette Pléiade et que Pierre Masson espérait lui aussi en conclusion de cette communication.

Je veux enfin noter que le comédien Yves Gourvil, dans la lecture des brouillons des Faux monnayeurs qui a suivi, a donné à Edouard des accents sinon « populaires », du moins très éloignés de ceux qu'on imagine siens à la lecture du livre. Passé ce petit étonnement, on se dit qu'il y a là une actualisation intéressante. Qui fait grandir la curiosité et l'attente de l'adaptation pour la télévision des Faux monnayeurs par Benoit Jacquot...

Pour la suite du compte-rendu de ce colloque, c'est par ici...

samedi 10 octobre 2009

III. Histoires de portes (Colloque Gide à la BnF)

Pierre Masson, professeur émérite à l'Université de Nantes, est ensuite appelé à la barre : « Histoires de portes » nous promet le titre de sa communication. Ou comment naît et évolue un « mythe de la porte » dans l'œuvre d'André Gide. Je songe à cet instant au rêve du narrateur de Paludes que nous venons de quitter (« Ah ! Misère ! Encore une porte fermée... Heureusement qu'elles sont très faciles à ouvrir […] Paf ! Encore une porte fermée. […] Miséricorde ! Ici il n'y a plus de portes du tout. »).

Pierre Masson montre comment la porte est une figure récurrente mais qui évolue tout au long des récits gidiens. Autour de 1900, la figure idéale est : une porte ouvrant sur une chambre à la fenêtre ouverte. « Il y a complémentarité dans le rapport au monde, ouverture sur l'intimité et la liberté à la fois » et toujours plus tard « conjugaison significative porte-chambre ».

Le mythe évolue et dans un deuxième temps la porte devient une ligne de démarcation, avec un moment suspendu sur le pas de la porte. Puis la figure devient antithétique avec clairement une bonne et une mauvaise porte. A la porte d'Alyssa succède celle d'Isabelle, déjà désacralisée. Dans les Caves du Vatican Pierre Masson souligne « trois variations ironiques sur la chambre d'Alyssa » avec celles d'Anthime, de Fleurissoire et de Lafcadio. « Gide s'attaque au mythe qu'il a créé. »

« Il y a même acharnement sur la figure jadis sacrée de la porte dans les Faux Monnayeurs », poursuit-il : Bernard venant gratter à la porte d'Olivier, Laura en pleurs à la porte de Vincent, Bernard à la porte de Laura, Edouard forçant la porte bloquée par le corps d'Olivier, Boris se suicidant devant une porte fermée...

Pierre Masson nous montre la porte comme « foyer intéressant pour l'ensemble de l'œuvre de fiction et de la vie affective et désirante de Gide ». Cette « enfilade de portes gidiennes contient en germe tous les problèmes amoureux avec toutes sortes de variantes d'idéal d'âme jusqu'à la découverte de l'amour pédérastique qui mène au sommet de la joie [Portes de Mohammed et Wilde dans Si le grain ne meurt] en passant par le voyeurisme et l'inceste par procuration [« presque porte » des Faux Monnayeurs, trou dans la cloison de la scène réunissant Sarah, Armand et Bernard] ».

La comédienne Claire Ruppli fait alors remarquer combien la porte est aussi un élément de mise en scène, comparant la porte à la page et rejoignant l'intéressante variation de la relation du Schaudern de la rue de Lecat évoquée également par Pierre Masson. De La Porte étroite à Si le grain ne meurt s'élabore tout un travail de réécriture où Gide « reconstitue l'ambiance de ce qu'il a vu derrière cette porte, comme si le roman devenait la source de l'autobiographie. »

Pour la suite du compte-rendu de ce colloque, c'est par ici...

Lucien Jude donne sur le blog des Septembriseurs un autre résumé de cette matinée du colloque.

II. Gide, Paludes et Paul Bourget (Colloque Gide à la BnF)

Jean-Michel Wittmann, professeur à l'Université Paul Verlaine de Metz, avait intitulé sa communication « Quand l'écrivain remet son ouvrage sur le métier : l'exemple d'une page supprimée dans Paludes ». Deux scènes supprimées du chapitre « Le Banquet » entre 1895 et 1920 dont une qui infléchit le sens du livre.

[Il faut noter ici que ces pages à placer entre les interventions d'Evariste, le fin critique, et de Barnabé, le moraliste, où l'on ne trouve plus dans l'édition de 1920 que l'épisode du ventilateur pour littérateurs qui les séparait, ont été signalées pour la première fois par Christian Angelet dans le Bulletin des Amis d'André Gide n°54 d'avril 1982.]

La première de ces scènes caviardées montre le dialogue de sourds entre le protagoniste de Paludes et « Baldakin surtout journaliste » qui, lui, écrit « Briarée ». « - Eh ! Oui. L'homme aux cents bras, reprit-il – le géant Briarée. Et savez-vous qui c'est, Briarée ? - ??? - Eh bien, Monsieur – c'est le Peuple. »

Cette opposition à Baldakin traduisait la position de Gide face à la question de la collectivité, le corps social figuré par le géant Briarée, et de l'individu, main détachée qui serait le sujet de Paludes. Mains chaudes, mains froides et main détachée dans le marais tiède de Paludes : les forces sociales vues comme un jeu énergétique énoncé par la théorie de la décadence de Paul Bourget où l'on retrouve aussi la comparaison entre l'organisme social et l'organisme vivant.

Jean-Michel Wittmann voit donc ici « une réponse à Paul Bourget, une réécriture ironique de Paul Bourget », d'autant qu'il note en 1921 chez Gide une définition de l'individualisme :

« La perfection classique implique, non point certes une suppression de l'individu (peut s'en faut que je dise : au contraire), mais la soumission de l'individu, sa subordination, et celle du mot dans la phrase, de la phrase dans la page, de la page dans l'œuvre. » (Réponse à une enquête de La Renaissance sur le classicisme, 8 janvier 1921, reprise dans Incidences, Gallimard, Paris, 1925)

Paraphrase de Paul Bourget (qui reprenait lui-même Nisard...) :

« [L’organisme social] entre en décadence aussitôt que la vie individuelle s'est exagérée sous l'influence du bien-être acquis et de l'hérédité. Une même loi gouverne le développement et la décadence de cet autre organisme qui est le langage. Un style de décadence est celui où l'unité du livre se décompose pour laisser la place à l'indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l'indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l'indépendance du mot. Les exemples foisonnent dans la littérature actuelle qui corroborent cette hypothèse et justifient cette analogie. » (Essai de psychologie contemporaine, Paris, 1883)

[Notons que là aussi Christian Angelet rapprochait ces deux citations dans une note de son Symbolisme et invention formelle dans les premiers écrits d'André Gide, Romanica Gandensia, Gent, 1982]

Ce n'est donc pas par pure conception esthétique (pas de social en art), ni parce que dans l'intervalle des 25 ans entre les deux éditions de Paludes ce débat n'était plus d'actualité que la page fut écartée. « Il était toujours d'actualité, c'est même pour son actualité qu'elle a été supprimée et parce les réponses suggérées n'étaient, elles, plus d'actualité », avance Jean-Michel Wittmann.

En 1920, les Faux Monnayeurs vont permettre à Gide de revenir sur le sujet avec la part actuelle de sa pensée (la famille comme cellule sociale, autre allusion à la théorie de la décadence). « Gide dialogue avec Bourget mais aussi avec le Gide de 1895... Il fait valoir l'intérêt supérieur du groupe puis de l'individu. « Bourget a raison, mais je n'ai pas tort » semble dire Gide. »

« Gide remet constamment son ouvrage sur le métier, débat avec les autres et avec lui-même par la référence à d'autres textes. Les réflexions sociales et morales, pour des raison d'art, ne s'expriment pas mais passent par un jeu d'allusions intertextuelles », conclut Jean-Michel Wittmann.

Alain Goulet commente alors : « Je n'avais pas pris conscience que ce passage supprimé était aussi éclairant pour le débat majeur sur l'individu et la société dont le summum se trouve dans Les Faux Monnayeurs. »


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I. Gide et le théâtre (Colloque Gide à la BnF)

La publication des actes du colloque André Gide de vendredi dernier à la BnF est d'ores et déjà annoncée pour janvier 2010 aux éditions Le Manuscrit.

L'aperçu que j'en veux donner ici est très subjectif; autant que possible « à chaud »; brouillon pour des développements futurs.

Pour la forme bloguesque, je crois préférable de donner successivement plusieurs billets, un pour chacune des interventions : un texte trop long devient vite fastidieux à lire sur écran et chaque billet trouvera ainsi sa place dans un libellé thématique plus aisément accessible par la suite.

J'ai placé entre guillemets et en italique les citations que j'ai pu noter assez exactement lors des communications, pour le reste, je résume à grands traits leur contenu avec, je l'espère, assez de fidélité. Que les auteurs veuillent bien me pardonner certaines libertés, certains raccourcis qui sont après tout la marque de fabrique de ce blog...

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A quoi peut bien ressembler un gidien ? En observant la cinquantaine de personnes qui participait vendredi au colloque André Gide à la BnF, je me faisais la réflexion d'une part que tous ne sont pas contemporains du contemporain capital et d'autre part qu'il serait bien impossible d'en dresser le portrait-robot. Il y a tant de portes pour entrer chez Gide !

Il n'y en avait qu'une pour entrer dans le petit auditorium de cette BnF (toujours aussi concentrationnaire et qui vieillit mal – mais cela est un autre sujet) et je l'ai pourtant manquée, cette porte... Deux messieurs des services techniques où je m'étais égaré m'ont remis sur le droit chemin mais comme j'avais aussi manqué une ou deux bifurcations des périphériques parisiens, j'étais en retard de trois quarts d'heure.

Mais je m'égare encore. Marie-Odile Germain, conservateur général du département des manuscrits à la BnF, achevait la présentation du manuscrit des Faux Monnayeurs quand je pris place : un gros morceau sur lequel Alain Goulet reviendra. Et déjà, Jean Claude, professeur émérite à l'Université de Nancy et spécialiste du théâtre gidien, prenait le relais.

« En introduisant les œuvres dramatiques dans la chronologie, la nouvelle édition de la Pléiade montre que le théâtre n'est pas un accroc dans l'œuvre gidienne mais possède une présence constante », rappelle tout d'abord Jean Claude. Dès 1899, Gide rêve de théâtre. Un théâtre « peu joué, méconnu mais cohérent, une tentation permanente. » Gide était persuadé que si Saül avait eu plus de succès en son temps, sa carrière en eut été autre.

Intéressé par le théâtre de son temps*, ami de metteurs en scène et de comédiens, Gide travaille aussi avec des compositeurs qui souhaitent adapter ses œuvres, écrit un scénario pour le ballet. Mais ces expériences n'ont jamais occupé la première place chez un Gide pourtant toujours tenté, chez qui se mêle « curiosité, défi et impatience puérile. »

« Gide est le type même de l'intellectuel attiré par le théâtre mais rebuté par les réalités matérielles de l'art théâtral », poursuit Jean Claude. Le théâtre de Gide se veut exigeant même s'il est persuadé d'avoir un sens inné du dialogue et un destin d'auteur comique. En face, un public qui n'attend que du déjà connu. « Il faut vaincre le public », écrivait déjà Gide dans une Lettre à Angèle.

Gide puise dans les sources antiques et bibliques, mise à distance du temps et de l'espace pour mieux se cacher derrière ses héros, apporte une organisation dramatique inhabituelle, conclut par des dénouements ouverts, ironiques, invitations à la réflexion une fois la représentation terminée. Ce qui laisse les critiques sceptiques, résume Jean Claude.

Je veux ici introduire une discussion qui n'eut lieu que plus tard dans la matinée mais qui a toute sa place en prolongement de ce survol de la tentation du théâtre chez Gide : les comédiens qui entre deux communications donnaient une lecture des œuvres ont fait remarquer combien plus encore que le théâtre, les récits gidiens se prêtaient étonnamment bien à la scène. Presque mieux. Leurs lectures, souvent bonnes, en témoignaient. Avis aux metteurs en scène !

Il était également très amusant de voir ces comédiens – Claire Ruppli et Yves Gourvil – échanger de petits signes de connivence au début de chacune des prestations des orateurs : ils jugeaient, en comédiens, le rythme, le ton, les accents des intervenants. On sait que Gide était un excellent lecteur, sensible au plus haut point à la forme autant qu'au fond.

Pour la suite du compte-rendu de ce colloque, c'est par ici...

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* Voir ici la liste des spectacles auxquels Gide a assisté, dressée par le même Jean Claude.

lundi 5 octobre 2009

Rappel : colloque Gide vendredi

A l'occasion du 140e anniversaire de la naissance d'André Gide, la BnF (site François Mitterrand, petit auditorium) accueillera un "Colloque André Gide" vendredi 9 octobre prochain de 9h30 à 18h. Conférences et lectures seront présentées par l'équipe éditoriale de la nouvelle édition des Romans et récits, œuvres lyriques et dramatiques d'André Gide dans la Bibliothèque de la Pléiade, et par Martine Sagaert, co-auteur de André Gide, L'écriture vive.

Voir ici le programme détaillé de la journée. (Entrée libre)

... vu par Maurras

"Je proteste publiquement que M. André Gide n’est point justiciable de la critique, mais bien et seulement de la psychologie. Son cas est un cas personnel. Ni dans les Cahiers d'André Walter où s’était pourtant fourvoyée une très pénétrante analyse de la commune éducation d'un jeune garçon et d'une jeune fille, ni dans les Poésies d’André Walter, ni dans le Voyage d’Urien, ni dans les Nourritures célestes, ni même dans le Traité de Narcisse ou dans Philoctète, dont bien des phrases sont belles et bien construites, M. André Gide ne s’est fait entendre ni ne s'est fait comprendre au delà d'un cercle des esprits de sa race. Il se plaît, il leur plaît et je ne sais pourquoi je vous en donne la nouvelle. Je ne sais pas pourquoi je vous cite les noms de ces livres et de leur auteur : jardins fermés, ni vous ni moi ne pourrons y entrer." (Sur
Le Prométhée mal enchaîné, in La Revue Encyclopédique, 28 octobre 1899)