samedi 29 août 2009

Les Gide à Lussan

Le Midi Libre nous plongeait récemment et très approximativement aux sources gardoises de la famille Gide à travers trois articulets consacrés au Château du Fan à Lussan, au temple du village et à la Grotte des Camisards toute proche [note du 22/08/2015 : ces articles ne sont plus en ligne].


A 20 kilomètres d'Uzès, le village de Lussan

En 1550, le seigneur de Lussan, Gaspart d'Audibert, rentre de la campagne d'Italie. C'est dès cette époque qu'un Guido, cardeur de laine venu d'Italie, est signalé dans le village. En 1598, un recensement fait état d'un Jehan Gido qui possédait au village, outre une petite maison, un pré, un jardin, une canebière, une vigne et deux terres.
Dès 1610 la francisation du patronyme en Gide est attestée. Les Gide sont alors des commerçants en laine, facturiers, tisserands et tailleurs prospères. Ils contribuent à l'achat de la cloche et de l'orgue du temple de ce bastion huguenot. Les archives d'un notaire signalent que Nicolas d'Audibert «arrente à Théophile Gide, tisserand de serge et tailleur d'habits la moitié des fruits décimaux de Lussan des dits lieux des Palisses, Chazel et Audabiac pour 415 livres par an» le 13 juin 1666.
Les prénoms Etienne (ou Estienne) et Théophile se transmettent comme cela est d'usage à l'époque et c'est un autre Théophile Gide que retiennent les chroniques en 1710 : dénoncé pour sa participation aux «assemblées du désert», il fuit comme de nombreux protestants du Gard avec sa femme et l'un de ses fils en Saxe.
Son fils Etienne est resté au village pour s'occuper des affaires familiales et se marie en 1715, à l'église et non «au désert» pour préserver l'héritage familial. Dénoncé lui aussi, il subit des pressions et des menaces sur sa famille. En 1774, on retrouve son petit-fils Jean-Pierre-Théophile notaire royal à Uzès. Il prend part en 1789 à la rédaction des cahiers de doléance de Lussan et d'Uzès.
En 1793, sous la Terreur, il se cache dans la fameuse Grotte des Camisards tandis que sa femme et son fils sont emprisonnés à l'évêché d'Uzès avant d'être relâchés. Il semblerait que cette grotte ou une autre toute proche porte aujourd'hui le nom de «Grotte Gide»... Mais c'est le château de Fan, construit au 16e siècle par le seigneur d'Audibert déjà évoqué, qui va devenir la résidence des Gide à Lussan.
La fortune des Gide leur permet en effet d'acheter nombre des possessions des Audibert qui ont fui vers l'Angleterre. Jean-Pierre-Théophile Gide achète le château de Fan, bâti au bord du ruisseau éponyme, en 1795. Il devient président du tribunal d'Uzès puis conseiller à la cour de Nîmes en 1812.




Le temple de Lussan, inauguré en 1822
(Photo du site de Jean-Charles Griebel)

Le 29 septembre 1822 est inauguré le nouveau temple de Lussan. «La Commune, presque toute protestante, a donné 20,000 francs; le gouvernement a fourni 1,000 francs; les fidèles ont supporté le restant des dépenses.» (Statistique des églises réformées de France, A. Soulier, 1828) On possède même un récit de ces cérémonies qui ont quintuplé pendant plusieurs jours la population du village, signé des initiales T.G. Théophile Gide lui-même ?
«La commune de Lussan est située à l'extrémité nord de l'arrondissement d'Uzès, sur les confins de celui d'Alais; elle se compose, indépendamment du chef- lieu, de quatorze hameaux répandus tout autour, et dont quelques-uns en sont éloignés d'une lieue. On peut juger par là que son territoire est vaste; en effet, il a dans quelques directions, deux lieues de diamètre.
La situation du village de Lussan est remarquable. Il s'élève au milieu d'un vallon, sur un plateau ayant la forme d'un cône tronqué; on y gravit par deux chemins et par deux portes, car il est entouré d'un rempart formé naturellement par le roc, et surmonté d'un parapet servant de barrière au chemin qui ceint de tous côtés le village. Du haut de cette terrasse, chacun de ses habitans, dominant le vallon , peut facilement distinguer ce qui se passe dans ses champs.
Les habitans sont laborieux et sobres, d'un caractère doux et affable. De l'esprit naturel n'est point rare parmi eux. Les cinq sixièmes environ de la population professent la religion réformée, et y sont très attachés. Dans des temps qui ne sont pas encore assez éloignés pour que beaucoup d'entre eux n'en aient conservé le souvenir, ils invoquaient Dieu sous la voûte du ciel, au milieu des bois ; heureux encore lorsque la persécution ne les y trouvait point ! Depuis plusieurs années, des lois plus douces leur avaient permis de se réunir dans une remise, pour prier. Enfin, grâce à la bienveillance protectrice des autorités constituées, à une allocation considérable sur les fonds communaux, et aux secours du gouvernement, ils ont pu, avec l'aide de leurs propres moyens, et de ceux de leurs coreligionnaires des communes de Valérargues, de Fons, et autres du canton dont Lussan est le chef-lieu ; et soutenus de plus par le zèle actif et éclairé de quelques citoyens recommandables, édifier un temple qu'on ne peut voir sans rendre justice au mérite et aux soins de M. Guiraud, architecte, chargé d'en diriger les travaux.
Le consistoire avait fixé l'inauguration de ce temple au dimanche 29 septembre 1822. Des invitations avaient été adressées à M. le sous-préfet d'Uzès, aux autorités civiles et militaires du canton, et aux consistoires des églises voisines, pour y envoyer des députations. Chacun des habitans s'était préparé à faire, suivant ses moyens, la meilleure réception aux nombreux étrangers que la cérémonie attirerait.
Dès le matin le son de la cloche annonça le premier service divin.
On voyait à la tête des députations qui furent introduites dans le temple, le pasteur de Lussan, M. de Sabatier-Plantier ; à ses côtés marchait le vénérable M. Roux, pasteur, président du consistoire d'Uzès; venaient ensuite messieurs les pasteurs Tachard de Nîmes, Olive de Saint-Amboix, Germain Encontre de Saint-Jean de Maruejols, Meynadier de Valon, Nicolas de Montaren, Broussous de Saint-Chaptes, Gibert de Castelmoron ; messieurs les anciens et diacres députés des divers consistoires, parmi lesquels on distinguait M. le baron de Chabaud-Latour qui, avec messieurs Tachard pasteur, et Gide notaire ancien, composait la députation du consistoire de Nîmes; on y remarquait aussi M. Gide père, conseiller à la Cour royale de Nîmes, ancien de l'église d'Uzès, M. Jean-Baptiste Chastanier, maire de Lussan, et M. Salel son adjoint (catholique.)» (Relation de la cérémonie d'inauguration du temple de Lussan, département du Gard, célébrée le 29 septembre 1822. Archives du christianisme au 19e siècle, Bureau des Archives du Christianisme, Paris, 1823)



Le Chateau de Fan à Lussan,
propriété des Gide entre 1795 et 1920
(Photo du site de Jean-Charles Griebel)

Le fils de Jean-Pierre-Théophile Gide, Tancrède Gide, sera notaire et lui aussi président du tribunal d'Uzès. Il aura deux fils : Paul, le père d'André Gide, et Charles, le grand économiste si souvent évoqué par André Gide. André n'a pas connu Tancrède, mort bien avant sa naissance, mais sa mère le décrivait comme «un huguenot austère, entier, très grand, très fort, anguleux, scrupuleux à l'excès, inflexible, et poussant la confiance en Dieu jusqu'au sublime.» (Si le Grain ne meurt).
La famille Gide conservera le château de Fan jusqu'en 1920, mais c'est à Uzès chez son oncle Charles Gide, où vit encore la mère de ce dernier Clémence Granier, veuve de Tancrède, qu'André Gide et ses parents vont passer les vacances de Pâques. Les Gide vendent le château de Fan en 1920 à la commune qui en fera sa gendarmerie dans les années 60. Il a été aujourd'hui transformé en résidence de plusieurs appartements.
Dans Gide Familier, Jean Lambert signale en juillet 1954 : «Au départ de la route qui grimpe vers le village de Lussan, un écriteau indique : Berceau Famille Gide. On a pensé, en le posant, plutôt à Charles qu'à André.»
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La lignée Gide n'est pas facile à remonter, notamment en raison des prénoms similaires de génération en génération, qui semblent avoir abusé notamment Alan Sheridan dans les arbres généalogiques qu'il donne en annexe de «André Gide : A life in present» (Harvard University Press, 1999).
Ne disposant pas des tableaux généalogiques dressés par Claude Martin dans André Gide ou la vocation du bonheur (Fayard, 1998) ni de la Promenade à travers la généalogie de Gide (Bulletin des Amis d'André Gide n°72), je me suis appuyé sur les recherches personnelles de Guy Massot.
Signalons enfin qu'avant leur arrivée en France, Jean Delay (La Jeunesse d'André Gide) relie les Guido à une famille aristocratique florentine. Charles Gide évoquait également une légende selon laquelle les Gide descendraient de Saint Egide – alias Saint Gilles – l'évangélisateur de la Camargue venu de Grèce.
L'étymologie d'Egide, du germain gisil, «descendant (de haute origine)», qui se confondit avec Aegidius, «le protecteur» (du grec aigidos, «bouclier» – celui de Zeus et d’Athéna), est d'ailleurs amusante par sa recherche de haute lignée dans son origine germanique. Le dernier Bulletin des Amis d'André Gide donne d'ailleurs une note d'anthroponymie :
«deux explications du patronyme Gide sont possibles. La plus simple est que Gide soit une francisation du nom de personne germanique Gido. [...] Le nom Gido dérivait d'un terme vieux germain et vieil anglais gidd qui signifiait chant ou poème. [...] Les Gide et Gidde sont presque exclusivement méridionaux et il est possible qu'ils ne dérivent pas de Gido, mais d'une variante du prénom Gilles.»

mercredi 19 août 2009

Géographie gidienne

L'édition des Romans et récits, œuvres lyriques et dramatiques* permet sinon un autre regard sur l'ensemble des œuvres d'André Gide, du moins un point de vue, disons, panoramique.

Dans ce panorama se déploient les vastes étendues de l'Immoraliste, des Nourritures terrestres ou des Faux Monnayeurs, les étranges reliefs du Voyage d'Urien, du Prométhée ou d'Œdipe, ou de non moins étranges Paludes.

Et puis il y a ces clairières presque invisibles, ces oasis au fond d'un vallon, ces dépressions du paysage que l'œil ne saisit qu'en approchant du ravin : El Hadj, Geneviève, Le Treizième Arbre, l'Art bitraire... Des textes courts, très courts parfois, qui isolés du reste de l'œuvre ne semblent pas appartenir à la même géographie.

Cette impression de décousu était d'autant plus forte pour les contemporains de Gide. D'une publication à la suivante, les lecteurs pouvaient s'égarer. Gide ne livrait pas les pièces du puzzle dans un ordre cohérent et c'est tout juste si certaines pièces n'étaient pas volontairement tronquées pour réserver à plus tard l'image finale...

Même les plus fidèles d'entre les fidèles – Roger Martin du Gard par exemple – se demandaient parfois si certaines pièces étaient absolument nécessaires, tel ce Treizième arbre. Les deux volumes des Romans et récits reconstituent le puzzle et l'on voit bien que chacune a sa place. Même l'inachevé Geneviève qui ne constitue pas pour autant un manque.

L'image reconstituée ou, pour reprendre ma métaphore topographique, la géographie gidienne se dévoile. Complexe certes puisqu'elle englobe aussi des territoires lointains, du Congo à l'URSS. Et qu'à cette première carte il convient encore d'ajouter en surimpression les voies de communication que fournit le Journal. Pas d'autoroute comme chez d'autres auteurs mais des sentiers, des chemins de traverse, des petites routes sinueuses et en pente, d'audacieux parapets.

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* Sous la direction de Pierre Masson, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2009. Coffret de 2 volumes ISBN 9782070124794.

Je m'aperçois d'ailleurs que la présentation de l'éditeur dit sans doute mieux que moi cette impression que j'essaie de noter ici : "Ces deux volumes regroupent tous les textes de « fiction » de Gide, qu’ils soient narratifs ou dramatiques. En dépit de leur variété générique, leur unité est profonde. Très tôt, Gide décida de se construire, c’est-à-dire de se concevoir comme un puzzle où sa diversité pourrait exposer toutes ses facettes et néanmoins, à un niveau supérieur, affirmer une cohérence secrète. Habiter par la vision de ses livres futurs, il se dit persuadé qu’on ne pourra le comprendre qu’une fois que tous auront paru. Mais il n’a rien fait pour faciliter cette compréhension. En refusant ces repères que sont les genres littéraires convenus, en multipliant les textes atypiques, en modifiant selon sa fantaisie les étiquettes apposées sur ses livres et en ne perdant pas une occasion de discréditer l’illusion réaliste, il s’entend comme personne à brouiller les pistes. Peut-être fallait-il que le temps passe pour que le «contemporain» entre dans l’intemporel et pour que soit reconnue l’une des qualités par lesquelles cette œuvre trouve son unité : l’audace."

lundi 17 août 2009

L'Immoraliste digéré

Chaque mardi dans The Guardian, John Crace publie ses Digested classics : des petits pastiches de romans célèbres où il emprunte le style de l'auteur pour trousser une short story souvent réussie et évocatrice.

Récemment, c'est à l'Immoraliste qu'il s'attaquait...

jeudi 13 août 2009

Un nommé Simenon

"[Gide] nous signale des romans policiers d'un nommé Simenon qu'il a lus avec le plus vif intérêt" consigne la Petite Dame le 26 mai 1934. Et elle ne cessera plus d'en entendre parler, l'admiration de Gide allant croissant pour "cet auteur qui, en dehors de tout souci littéraire, après une production abondante, quelconque et tout à fait inconnue, se met à faire des livres d'une tenue et d'une valeur psychologique incroyables." (7 juin 1935)

France Culture consacre une série d'émissions à Georges Simenon, tous les matins, du 17 au 21 août prochains, à l'occasion du vingtième anniversaire de sa mort.

mercredi 12 août 2009

André Breton, Lafcadio et le jeune Allemand

Si dans Situation du surréalisme entre deux guerres* André Breton explique avoir rencontré Gide dès 1916 pour lui faire découvrir Freud, c'est probablement en 1919 et surtout en 1920 que les deux hommes font réellement connaissance.

Breton est entré à la NRF en 1920 sur l'insistance de Paul Valéry. Gaston Gallimard le charge du suivi-clients des abonnés de la revue. Il est également engagé par Proust pour faire les corrections de Du Côté de Guermantes puis par Jacques Doucet comme conseiller artistique et chargé de la Bibliothèque littéraire (qui conserve aujourd'hui de nombreuses archives consacrées à André Gide et notamment des lettres entre Gide et Breton).

A la fin de la première guerre mondiale, Breton intitulait déjà l'un de ses poèmes "Pour Lafcadio". Bien plus tard, dans son Anthologie de l'humour noir, parue en 1966, c'est encore ce personnage des Caves du Vatican qui, seul, semble devoir être retenu de toute l'œuvre de Gide :

"L'humour noir est le véritable compte à régler entre les deux générations d'hommes qui ont pu, à quelque titre, se réclamer de l'œuvre de M. André Gide. Bon gré, mal gré, il faut reconnaître que la publication des Caves du Vatican, à la veille de la guerre, marque entre ces deux générations l'apogée du malentendu. L'ouvrage, dès sa publication dans la Nouvelle Revue Française, provoque deux mouvements d'opinion violemment contradictoires : alors que, décontenancés, la plupart des anciens admirateurs et amis de l'auteur s'empressent d'affirmer qu'il se fourvoie (on l'accuse de s'être laissé aller au "roman-feuilleton", d'avoir sacrifié à la parodie on ne sait au juste de quoi, mais bien à la parodie, on lui en veut d'avoir, pour la première fois, manqué de sérieux), les jeunes gens s'exaltent à vrai dire moins pour l'intrigue du livre, dans sa légèreté fort supportable d'ailleurs, et pour le style, non débarrassé de tout esthétisme, que pour la création centrale du personnage de Lafcadio. Ce personnage, totalement inintelligible aux premiers, apparaît aux seconds plein de sens, voué à une descendance extraordinaire ; il représente pour eux une tentation et une justification de premier ordre. Dans les années de débâcle intellectuelle et morale qui furent celles de la guerre de 14-18, ce personnage n'a cessé de grandir, il a incarné le non-conformisme sous toutes ses formes, avec un sourire que les "tapirs" s'accordèrent à trouver fort séduisant, bien qu'il fut imperceptiblement oblique et cruel. De lui part une sorte "d'objection d'inconscience" beaucoup plus grave que l'autre et qui est loin d'avoir dit son dernier mot. Les idées de famille, de patrie, de religion et même de société sortent on ne peut moins vaillantes de l'assaut que leur livrent chez un adolescent l'ennui le moins résigné, le désœuvrement le plus mobile. "L'œuvre d'art n'est pour moi qu'un pis-aller, déclarera en 1919 à M. Gide un jeune Allemand** qui est venu le voir, je préfère la vie... tenez (et, note l'auteur des Nourritures Terrestres, il étend le bras dans un geste admirable), de seulement étendre mon bras, j'éprouve plus de joie qu'à écrire le plus beau livre du monde. L'action, c'est cela que je veux ; oui, l'action la plus intense... intense... jusqu'au meurtre..." Il est aisé de voir dans cette attitude et dans celle de Lafcadio l'aboutissant logique, actif, moderne, de la conception du dandysme. Sur le "front", Jacques Vaché, par divers côtés très hostile à Gide, rêve d'installer son chevalet entre les lignes françaises et les lignes allemandes pour faire le portrait de Lafcadio. Quelques années plus tôt, Arthur Cravan, neveu d'Oscar Wilde et Lafcadio partiel avant la lettre, avait d'ailleurs on ne peut plus sévèrement, on ne peut plus plaisamment, fait mesurer la distance qui sépare M. André Gide de son héros Mais le principe de réalité n'en a pas moins à plusieurs reprises été mis en vacance par M. Gide, et, puisque aussi bien – humour à part – il est de tous les auteurs contemporains celui qui s'attache le plus à durer, nous sommes quelques-uns à croire que c'est la partie la moins périssable de son œuvre."

C'est pourtant un extrait du Prométhée mal enchaîné que donne Breton à la suite de sa notice, et il doit bien citer également Paludes au moins dans la bibliographie... Mais cette notice n'est qu'un recyclage d'une "vraie-fausse" interview parue dans Littérature, nouvelle série***, en mars 1922 et intitulée "André Gide nous parle de ses Morceaux choisis" :

"Je n'ai jamais été un familier d'André Gide, ce qui sans doute me permet de le rencontrer quelquefois et d'échanger avec lui des propos un peu moins insignifiants qu'il ne voudrait. A vrai dire, quoique la légèreté ne soit pas mon fort, l'auteur des "Caves du Vatican" (ces périphrases lui conviennent) m'amuse, depuis longtemps, beaucoup plus qu'il ne m'alarme. Plus j'irai, plus sans doute j'aurai du goût pour un homme qui se confond. Celui-ci est, à notre époque, un critérium tout trouvé : sa superficialité, ses coquetteries, ses prétentions, que balancent quelques bonnes qualités de second ordre, me renseignent aussi formellement sur ceux qu'il enthousiasme que sur ceux qu'il exaspère.

La scène se passe un de ces derniers jours, à l'heure du thé, dans une boulangerie de la rue de Grenelle.

GIDE : - Enfin qu'attendez-vous de moi ? Mon anthologie, qui vient de paraître à la revue, ne vous a-t-elle pas complètement satisfait ?
MOI : - Excusez-moi, Monsieur, je ne l'ai pas lue.
GIDE : - La voici. Mais ne me demandez pas d'y mettre une dédicace. Ce serait avec plaisir, mais je n'en ai mis à personne.
MOI : - Vous avez, je crois, fait paraître un ouvrage de même genre dans la Bibliothèque de l'Adolescence.
GIDE : - Si vous saviez quelle partie je joue. C'est que je ne suis pas un poète ! Les poètes ont trop beau jeu. Mais moi, de combien de réflexions ne fais-je pas précéder le déplacement d'un seul de mes pions ! J'ai encore beaucoup à écrire mais je connais mon but et le plan même de tous mes volumes est arrêté. Soyez certain que j'avance, avec lenteur, soit ; d'autant plus avec volupté.
MOI : - Ne craignez-vous pas qu'on vous tienne faible compte de ces calculs ? Il s'agit de tout autre chose. Peut-être, en ne voulant vous priver d'aucune chance, perdrez-vous la partie de toute façon.
GIDE : - Je ne dois de comptes qu'après ma mort. Et que m'importe, puisque j'ai acquis la certitude que je suis l'homme qui aura le plus d'influence dans cinquante ans !
MOI : - Alors pourquoi vous préoccuper de sauver les apparences ? On sait maintenant quelle légende il vous plaît qu'on accrédite autour de vous : votre inquiétude, votre horreur des dogmes, et ce côté décevant. Les plus maladroits s'y essayent.
GIDE : - Mais je suis au contraire plus calomnié que jamais. Dans la "Revue Universelle" M. Henri Massis déverse des ordures sur moi. Croyez-moi, Breton, tout viendra à son heure : en lisant mes Morceaux choisis, vous verrez que j'ai surtout pensé à vous et à vos amis.
MOI : - Une préférence ne nous suffit pas. Il n'est pas un de nous qui ne donnerait tous vos volumes pour vous voir fixer cette petite lueur que vous avez seulement fait apparaître une fois ou deux, j'entends dans les regards de Lafcadio et d'"Un Allemand"**. Est-il bien nécessaire que vous vous consacriez à autre chose ?
GIDE : - Ce que vous me dites est bien étrange, mais c'est de la faillite de l'humanité toute entière que vous avez le sentiment. Je vous comprends mieux que vous ne croyez et je vous plains. Comme nous le disions l'autre jour avec Paul Valéry : "Que peut un homme ?" et il ajoutait : "Vous souvenez-vous de l'admirable question de Cervantès : "Comment cacher un homme ?"

André Gide y répond dans son Journal à l'entrée de Janvier 1925 :

"Tout ce que me fait dire André Breton dans sa fausse interview, ressemble beaucoup plus à lui qu'à moi-même. Le genre d'ambition qu'il me prête m'est complètement étranger; mais c'est ce genre d'ambition que lui-même est le plus disposé à comprendre. Il n'est pas une des phrases qu'il me prête, que je ne désavoue; ceci dit pour plus de simplicité – car la perfidie extrême de cet article vient de ceci, qu'aucune de ces phrases je ne puis jurer que je ne l'ai point dite; mais elle est présentée de manière à dénaturer intimement sa signification. Le son même de ma voix est faussé.
Et je vois dans ce camouflage, hélas, plutôt perfide habileté que maladresse. Je ne puis croire que Breton, très soucieux de l'influence qu'il se propose sur des jeunes esprits, n'ait pas cherché à me discréditer, à me perdre. Et il faut reconnaître qu'il réussit de moi un portrait bien consistant et bien hideux.
"

Ce "portrait hideux" va conduire Gide à la méfiance. En 1927, la Petite Dame rapporte : "Gide dit d'Aragon "Je le considère comme un pur, capable de dévouement, beaucoup de talent, du génie si l'on veut. Mais son insolence systématique rend la conversation impossible et assommante." Il est plus sévère pour Breton, qu'il croit capable de maintes trahisons, et semble désapprouver beaucoup de choses de la vie de Soupault****. Il n'insiste du reste pas." (CPD, t.1, p.301)

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* Discours de Breton à l'université de Yale en 1942.

** Sur cette " Visite d'un jeune allemand " qui a beaucoup marquée Breton voir l 'article de Claude Martin paru dans le BAAG n°32, octobre 1976.

*** "Littérature, première série sous couverture jaune, avait cessé de paraître quand je fis la connaissance de ses directeurs : Louis Aragon, André Breton, Philippe Soupault. Comme eux, leurs amis et collaborateurs étaient beaux de la fureur de la jeunesse. Nous devions, par la suite, nous retrouver en diverses occasions de réflexion ou de scandale. Inaugurée par Gide et Valéry, entre autres, la revue au titre railleur, cessa son emploi après avoir publié 23 manifestes dada et le compte-rendu du procès Barrès d'insolente mémoire. Puis Dada s'étala comme on dit en argot sportif. Il y eut un temps de silence. Il se fabriquait de nouvelles amitiés, d'autres voyages de découverte. En mars 1922, parut Littérature, nouvelle série, rose avec Man Ray, blanche avec Picabia ; la couverture, bien entendu. Tout n'était ni si rose, ni si blanc. Il y avait des chamailleries, des exclusives. Le torchon brûlait entre les Dadas d'hier." Jacques Baron, Autour de Littérature, introduction à la réimpression de la revue Littérature réalisée à partir des collections originales de Messieurs André Vasseur, Jean-Michel Place, Bernard Loliée, éditions Jean-Michel Place, 1978.

**** Aragon, Breton et Soupault, que Valéry appelait "les trois mousquetaires"

jeudi 6 août 2009

Pierre Masson sur France Culture

Pierre Masson était le 10 juillet dernier l'invité d'Alain Veinstein dans l'émission Du jour au lendemain sur France Culture à l'occasion de la parution des deux volumes des Romans et récits : œuvres lyriques et dramatiques d'André Gide dans la Bibliothèque de Pléiade.

L'émission semble encore disponible dans les archives du site, mais je ne parviens pas à l'écouter... Un lien mort ou mon incompétence informatique en sont-ils la cause ? Si quelqu'un parvenait à l'enregistrer, je lui suis d'avance très reconnaissant de bien vouloir m'en envoyer une copie.

J'ai par ailleurs pu faire un enregistrement de celle diffusée le 28 avril dernier sur la même chaîne. Si vous êtes intéressé(e) par ces trois fichiers mp3, merci de m'envoyer un message à l'adresse suivante : blog.egide@gmail.com

Colloque Gide le 9 octobre 2009 à la BnF

A l'occasion du 140e anniversaire de la naissance d'André Gide, la BnF (site François Mitterrand, petit auditorium) accueillera un " Colloque André Gide " le vendredi 9 octobre prochain de 9h30 à 18h. Conférences et lectures seront présentées par l'équipe éditoriale de la nouvelle édition des Romans et récits, œuvres lyriques et dramatiques d'André Gide dans la Bibliothèque de la Pléiade, et par Martine Sagaert, co-auteur de André Gide, L'écriture vive.

Pierre Masson, président de l'Association des Amis d'André Gide et directeur de cette édition de la Pléiade nous en donne le programme provisoire :

9h30 : Ouverture du colloque et présidence de la matinée : Alain Goulet.

9h45 : Marie-Odile Germain, Conservateur en chef au Département des manuscrits de la BnF.

10h : Jean Claude, Professeur émérite à l’Université de Nancy : " Gide et le théâtre : une tentation impossible ".

Lecture : Bethsabé, Sc. 1-2, (RRLD, I, p. 798-805) - Le monologue d’Œdipe (II, 683-684)

10h55-11h05 : Pause.

11h05: Jean-Michel Wittmann, Professeur à l’Université Paul Verlaine – Metz : " Quand l’écrivain remet son ouvrage sur le métier : l’exemple d’une page supprimée dans Paludes ".

Lecture : Paludes : Baldakin présente son livre (I, 319-321) - Stanislas parle (I, 321-322).

12h : Pierre Masson, Professeur émérite à l’Université de Nantes : " Histoires de portes ".

Lecture : La Porte étroite (textes inédits. Voir BAAG)

13h -14h30 : Pause déjeuner.

Présidence de l'après-midi : Pierre Masson.

14h30 : Alain Goulet, Professeur émérite à l’Université de Caen : " Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman "

Lecture : Les Faux-Monnayeurs : Dialogue du narrateur avec Edouard (II, 485-493) - Bernard au Grand Journal (II, 516-517).

15h30 : David Walker, Professeur à l’Université de Sheffield : " Gide et le réalisme social "

Lecture : L'Ecole des femmes : (II, 617-619) - Le Récit de Michel : (I, 1221-1223) - Une suite de Geneviève (II, 904-905).

16h25 - 16h35 : Pause

16h35 : Martine Sagaert, Professeur à l’Université du Sud – Toulon : " Gide vivant au cœur des manuscrits ".

Lecture : Le Grincheux : (II, 1132-1134) - Le Retour de l’enfant prodigue : Dialogue avec le frère puîné (I, 790-794)

18h -19h : Pot (cocktail-apéritif)

Entrée libre. Plus d'information sur le site de la BnF.

Arrêt de cars scolaires Marc Allégret

Cela ne s'invente pas :

Photo trouvée sur ce site sur Cuverville

mardi 4 août 2009

Gide n'est pas mort


Le 163e Bulletin des Amis d'André Gide vient de paraître. Commençons-le par la fin : le compte-rendu de la dernière assemblée générale du 16 mai à l'Ecole Alsacienne. Devant une vingtaine d'adhérents seulement... sur les 366 que compte l'Association des Amis d'André Gide. " [...] la moitié étant constituée de bibliothèques. Depuis le début 2009, nous n'avons reçu que trois nouvelles adhésions, la dernière étant celle de la Fondation Catherine Gide. Si les finances sont saines, il n'en reste pas moins que des factures doivent encore être payées, que nous n'avons pas obtenu pour 2008 la subvention du CNL et que nous avons dû constater une baisse de la vente de nos publications ", déplore le trésorier Jean Claude.

L'année 2009 a été particulièrement riche en actualités gidiennes et en publications importantes, grâce notamment aux membres de l'AAAG. Nous avons fêté les cent ans de la NRF et le 22 novembre nous fêterons le 140e anniversaire de la naissance d'André Gide. Or la seule exposition d'envergure sur la NRF s'est tenue en Suisse et rien ne semble prévu pour le mois de novembre. Un téléfilm de Benoit Jacquot inspiré des Faux-Monnayeurs devrait être diffusé à la télévision en fin d'année et cela ne fait que l'objet d'une courte brève dans les pages Varia de ce BAAG. Les films sur André Gide, qu'il s'agisse du portrait réalisé pour l'émission Un siècle d'écrivains ou celui réalisé par Marc Allégret, ne sont pas disponibles en DVD.

Je crois très profondément que tout ce qui peut amener le public à mieux connaître - ou le plus souvent à découvrir - la vie d'André Gide, étonnamment moderne, contribuera à faire connaître et découvrir l'œuvre. Surtout à l'ère de l'image-reine, il importe que tous les documents audiovisuels anciens soient disponibles et que de nouveaux soient réalisés. Pourquoi ne pas proposer ces DVD comme les volumes annuels que réalise l'AAAG ?

Les sites internet consacrés à Gide souffrent également d'un manque d'actualisation même s'ils restent des sources incontournables et inépuisables d'informations. Mais lorsque je vois le sommaire du BAAG n°163 ou les fameuses "critiques génétiques" parues en CD-ROM et DVD, je comprends que cela ne puisse intéresser que les Gidards de la Giderie...

"Construction de la philosophie gidienne" ou "Le train dans la fiction de Gide" sont deux articles fort intéressants mais comme toute la production universitaire actuelle, ils sont bien loin de la frémissante vie qu'il y a dans l'œuvre d'André Gide. Et impropres à attirer toutes celles et ceux qui lisent Gide aujourd'hui, qui l'évoquent dans leurs blogs et continuent à faire vivre le message gidien. Pas un jour sans que Gide ne soit cité dans ces blogs comme dans la presse.

J'avoue avoir un parti-pris défavorable contre la critique génétique. Surtout lorsqu'elle prétend " donner à voir Gide vivant " ! Bien entendu tous ces travaux sont importants, mais ils doivent s'accompagner d'un travail de communication plus large et plus accessible. L'association, les auteurs, les chercheurs doivent participer à davantage d'émissions comme celle du 28 avril dernier sur France Culture. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c'est à ma connaissance la seule qui a évoqué la parution de la nouvelle édition des œuvres complètes de Gide dans la Pléiade ! Le public pour ce genre d'émission ne manque pas. Et l'attente de ce public est grande.

Ce billet qui voulait tout d'abord rendre compte du sommaire du BAAG s'est transformé en article militant et – je le reconnais bien volontiers – naïf ou utopiste... Je m'y replonge car il contient tout de même de bons morceaux : la suite du Journal de Robert Levesque bien entendu, une version de Robert ou l'intérêt général présentée par Jean Claude et un formidable " La NRF et le roman " de Pierre Masson qui méritera je pense un billet entièrement consacré à cet article...

lundi 3 août 2009

... vu par Maurice Sachs

" Par dessus tout Gide est le grand moraliste français de notre époque. C'est comme tel qu'il a suscité tant de commentaires, tant de discussions, tant de dissentiments, tant d'approbations, tant de ferveur et de révoltes.
c'est ainsi que ses écrits sont un levain puissant, et que dans la pâte lourde d'aujourd'hui, ils insufflent la naturelle, la grave et nécessaire animation.
André Gide a vivement et profondément ému son temps par sa notation de l'acte gratuit, par son essai de réhabilitation des instincts, par sa lutte ouverte contre les trahisons du christianisme envers le Christ et par son adhésion de principe au communisme auquel il est venu par amour de ce qui est présentement le plus vivant, par la tristesse que lui causait le présent état moral des Français, par sa foi dans le progrès de l'homme, par sa haine de la misère d'autrui, par son amour du Christ simple et donc, par sa détestation du christianisme conventionnel."

(Maurice Sachs, André Gide, Denoël et Steele)

L'essai consacré à Gide était pour Maurice Sachs à la fois un retour aux premières amours pour Les Nourritures et une manœuvre pour se rapprocher de Gide. Sachs rentrait des Etats-Unis. Mais la terrible réputation du terrible Sachs n'était pas près de s'éteindre... Le 17 octobre 1933, la Petite Dame note sa rencontre avec lui :

"Je voudrais aussi vous parler d'un certain Maurice Sachs, ce nom ne vous dit rien ? c'est bien long à raconter ! Il fut autrefois de la bande de se qui se convertirent en même temps que Cocteau et j'ai été assez désagréable et méfiant avec lui ; aujourd'hui il revient d'Amérique ayant fait peau neuve et je suis désireux de l'aider, j'ai promis de l'aider à entrer à Marianne. Il propose de faire pour commencer un article sur la représentation des Caves. je ne sais pas ce que ça donnera, il doit venir dans un instant, cela ne vous ennuierait-il pas que je vous l'amène ? on le ferait parler un peu !" Mais le voici déjà. Maurice Sachs, jeune, fin, simple, il fait très bien élevé; sans être gros, il est tout en chair, on ne sent ni les os ni les nerfs. Désireux de donner une portée générale à son article, il nous explique longuement la place qu'occupe l'art français en Amérique, le rôle de Gide, mais quand il veut en venir aux Caves, le brusque changement de plan semble bien ficelle à Bypeed ! On verra." (Cahiers de la Petite Dame, tome 2, p. 330)

Publié en 1936, son André Gide a été relu et révisé par Gide lui-même et Maria van Rysselberghe, notamment pour tout ce qui touchait à "l'adhésion" de Gide au communisme. Nous sommes les 29 et 30 juin 1936 :

"29. - A 9 heures du matin, Gide vient me proposer d'écouter une lecture : Maurice Sachs a été chargé par l'éditeur Denoël d'écrire quelque chose sur Gide - cela devait n'être qu'une brochure, c'est devenu un livre. Il voudrait nous en lire le texte. Dans l'ensemble nous sommes très agréablement surpris : c'est très inégal, mais souvent bon. Il est souple (trop) et accepte toutes les remarques fort gentiment ; ce que je croyais n'être qu'une corvée a tout de suite cessé de l'être. Nous retrouvons enfin un peu de calme par cette attention forcée. Demain il viendra terminer cette lecture.
30. - Elle reprend donc ce matin, plus souvent interrompue. C'est la partie où il est question du communisme de Gide ; c'est délicat, il faut qu'il mette mieux au point ce qu'il veut dire." (Cahiers de la petite Dame, tome 2, pp. 540-541)

Ce site donne une bonne biographie de Maurice Sachs.

La Roque-Baignard

Certains marronniers fleurissent en été. Les demeures d'écrivains par exemple, et celle de Gide à La Roque-Baignard notamment.

D'autres images sont disponibles sur Flickr.