lundi 27 juillet 2009

... vu par Robert Mallet

" Gide était ambigu comme l'est la vie. Et – en ce sens – bien fou en effet qui se fie à elle ; c'était la sagesse même que de répondre à l'ambiguïté de l'existence par une manière ambiguë d'exister. Miser sans broncher sur l'absurdité ou sur la raison divine n'exigeait pas plus de courage. [...]
Le vieillard Gide réfugié dans la sympathie se sentait émancipé. Mais le Gide juvénile affirmait que la sympathie était la faiblesse, le remède de ceux qui, ayant cru pouvoir s'affranchir de la loi, n'avaient pu se suffire à eux-mêmes. Il laissait entendre, ce Gide-là, que l'autre n'était pas forcément parvenu à la vraie émancipation. Les deux affirmations, qui se faisaient écho d'une bout à l'autre de la pensée et de la vie de Gide, fusionnaient à leur point de rencontre sonore dans une ultime ambiguïté.
Vie ambiguë. Mort ambiguë. Mais sincérité sans détour, conscience sans compromission. Gide, en reconnaissant que l'homme (et pourquoi pas lui-même ?) n'était pas encore mûr pour pouvoir se passer de Dieu, donnait peut-être l'exemple d'un homme qui avait su s'en passer.
(Robert Mallet*, Une mort ambiguë, Gallimard, 1955)

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* Robert Mallet, auteur d'une thèse sur Francis Jammes, a établi la correspondance Gide-Jammes parue en 1948. Il entre en 1949 chez Gallimard où il participe à l'édition des œuvres complètes de Paul Claudel et de Paul Valéry. Il édite les premières éditions de la correspondance Gide-Claudel (1948) et Gide-Valéry (1955). Il est aussi l'initiateur des Entretiens avec Paul Léautaud (voir ce billet). Une mort ambiguë est un essai, "récit et méditation sur les morts de Gide, Claudel et Léautaud".

Gide et Léautaud

Pour faire suite au billet précédent, il faut préciser que l'affection de Léautaud pour Gide n'appartenait qu'à lui... Après la parution des Souvenirs de la cour d'assises que Léautaud avait aimés, Gide l'invite. Mais Léautaud décline l'invitation comme en témoigne cette lettre tirée des Correspondances de Paul Léautaud (Tome 1, 10/18, Flammarion) :

"Paris le 15 avril 1914

Mon cher Gide,

J'ai été bien surpris de votre lettre. Très flatté, aussi. Je ne me serais pas attendu à pareil honneur. Ce dernier mot est peut-être de trop, d'ailleurs. Je ne dois peut-être votre invitation qu'à votre cordialité. Je vais en tout cas bien mal répondre à votre aimable ambassade. J'en suis, pour mes travaux, au même point qu'il y a deux ans, je puis même dire qu'il y a huit ans. Depuis 1906, en effet, je dois donner un livre au Mercure, et je n'ai pas encore pu trouver la centaine ou la cent cinquantaine de soirées de suite dont j'ai besoin pour écrire les deux cents pages de volume que j'ai à écrire. Je laisse de côté les raisons matérielles. Mais j'ai besoin, pour travailler, d'illusion, de bonheur d'esprit. Je ne les ai pas tous les jours, il s'en faut.
Excusez-moi donc. Votre lettre m'a fait plaisir pendant quelques minutes. Je vous en remercie.
Je ne vous ai dit que mon sentiment très sincère à propos de vos Souvenirs de la Cour d'Assises. Cela m'a fait plaisir qu'un homme comme vous s'intéresse à ces choses, et surtout ne craigne pas de montrer qu'il s'y intéresse.

A vous très cordialement."


En 1922, suite à une autre réflexion que Gide a prise pour lui, Léautaud note dans son Journal :

"Comment Gide a-t-il pu se méprendre à ce point ? Je n'en reviens pas. La phrase en question s'applique si peu à lui ! « Spontanéité dans l'expression » alors qu'il doit tant travailler pour écrire, que cela se sent si bien chez lui, et qu'il laisse voir tant d'envie pour les gens qui écrivent spontanément, il me l'a témoigné plus d'une fois sans le vouloir. « Liberté morale la plus complète » alors. qu'il est sans cesse embarrassé dans des questions de conscience, de la peur du péché et qu'il n'a pas une hardiesse sans en montrer aussitôt de la contrition. Il sait mon goût pour Stendhal et il ne l'a pas reconnu dans cette phrase et il s'y est reconnu, lui! C'est prodigieux. C'est bien comique aussi. Et cette façon caressante, chatte, enveloppante, de me parler de cela, et de me remercier, avec un geste et cette voix qui ne sont qu'à lui. Quelle jolie scène de la vie littéraire." (30 janvier 1922, Journal littéraire, Paul Léautaud, Mercure de France, 1957)

Robert Mallet, qui a bien connu l'un et l'autre, rapproche Gide et Léautaud, voyant en eux des " moralistes à rebours ". Les fameux Entretiens de Paul Léautaud avec Robert Mallet, réalisés en 1950 et 1951 pour la radio font une place inattendue à André Gide en raison de son actualité théâtrale et de sa mort.

En décembre 1950 la Comédie Française joue Les Caves du Vatican. Gide insiste pour que Léautaud y assiste. C'est Robert Mallet qui l'accompagne.

Paul Léautaud : J'étais très peu attiré par la littérature de Gide. J'aimais beaucoup l'homme, j'avais beaucoup de plaisir à le voir, j'avais une grande sympathie pour lui, mais enfin je l'ai peu lu. Ca ne m'attirait pas. Et alors Denoël m'a dit : " Je suis chargé par Gide de vous inviter à venir aux Caves du Vatican ." J'ai dit à Denoël : " Vous lui direz que ça ne m'intéresse pas. " Denoël est revenu en me disant : " Gide a dit : " Qu'il vienne quand même. "" Alors j'y suis donc allé, n'est-ce pas [...] J'y suis allé même avec un certain parti pris désagréable. Eh bien je suis sorti de là conquis. Même par l'œuvre. Quand ça a été fini, j'ai été trouvé Gide dans sa baignoire et je lui ai jeté deux fois de suite à la figure : " Remarquable ! Remarquable ! " Et je suis parti.
Robert Mallet : Et il vous a répondu : " Merci mon petit vieux. "
P.L. : Ah écoutez je trouve ça singulier de sa part. Il était pas plus grand que moi et il était aussi un petit vieux...
R.M. : Oui, enfin c'était une marque d'affection.
P.L. : Ouh ouh ouh ! Enfin, bon.*

En février 1951, Mallet accompagne encore Léautaud rue Vaneau pour voir Gide sur son lit de mort puis aux obsèques à Cuverville.

Robert Mallet : Dans notre dernier entretien, vous m'avez dit que la connaissance des caves du Vatican et d' Œdipe au théâtre vous avait révélé toute la valeur de la personnalité d'André Gide...
Paul Léautaud : Ca a grandi, ça l'a peut être révélé, enfin ça a augmenté pour moi une grande considération pour Gide. Et je regrette bien qu'il soit parti, j'en aurais parlé avec lui.*

Amrouche (le Mallet suffisant et insuffisant des entretiens radiophoniques avec André Gide) fait passer Léautaud, l'un des premiers sur les lieux au Vaneau, dans la ruelle du petit lit de mort d'André Gide). " Il a fallu que je m'en aille. J'étais déchiré"*, commente Léautaud.


Paul Léautaud entrant au Vaneau à la mort de Gide
(photo des Actualités Françaises du 22 février 51)

En mai 1951, Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault accueillent dans leur Théâtre Marigny l'Œdipe d'André Gide, interprété par Jean Vilar qui reprenait là un rôle joué deux ans plus tôt lors de ce qu'on appelait alors les fêtes dramatiques d'Avignon. Robert Mallet y emmène Paul Léautaud.

Paul Léautaud : Les Caves du Vatican comme Œdipe m'ont créé une certaine considération pour Gide que je n'avais pas absolument.*

Ce qui n'empêche pas l'incorrigible Léautaud de balancer quelques vacheries sur la délectation qu'aurait pris Gide à aborder l'inceste dans Œdipe par exemple... A plusieurs reprises au cours des entretiens qui ont précédé la représentations des Caves et la mort de Gide, Léautaud égratigne d'ailleurs Gide.

Robert Mallet : [Gide] tenait beaucoup à votre avis et il souffrait de l'espèce d'incompatibilité d'humeur qu'il semblait y avoir entre lui et vous...
Paul Léautaud : Non ! Non !
R.M. : Mais lui avait beaucoup de sympathie pour vous et vous vous...
P.L. : Ah si ! Si ! Seulement il devait sentir que... Enfin il n'y avait pas de...
R.M. : D'affinités ?
P.L. : Non voyez-vous j'avais beaucoup d'estime pour lui.
R.M. : Oui je crois qu'il le sentait.
P.L. : D'ailleurs nous avons été toujours très bien ensemble.
R.M. : Peu de temps avant sa mort pendant les entretiens il m'a dit : " Ah ce Léautaud, je sais ce qu'il a dit de moi l'autre jour dans un entretien. Ah est-il perfide, perfide ! Ainsi je l'ai vu chez Madame Gould, il m'a presque serré dans ses bras, et puis voilà que quelques mois après il dit de moi pis que pendre au micro. " Alors j'ai pris votre défense. Alors à ce moment-là André Gide me dit : " Eh bien voyez-vous, Léautaud, Léautaud, tel qu'il est, ce Léautaud, cet homme qui est perfide, qui dit du mal de moi, qui en pense beaucoup, eh bien... Eh bien... je l'aime beaucoup. " Et ça c'était très gidien, cette espèce d'affection qu'il vous portait malgré vous. Et je voulais vous le dire parce que vous ne vous en êtes pas assez rendu compte et je crois que vous êtes parmi les personnes qui à la fin de sa vie l'ont un peu... tracassé, ont un peu assombri sa vieillesse. Et je crois que ça ne vous fait pas très plaisir de le savoir parce qu'au fond vous ne lui vouliez que du bien...
P. L. : Eh oui... Non. Gide pouvait avoir une certaine estime pour moi parce que je n'ai jamais été de ces flagorneurs qui par derrière...*

Paul Léautaud commente encore la dernière œuvre de Gide, Ainsi soit-il : "Ce cahier qu'il avait intitulé Ainsi soit-il les jeux sont faits... Oh... Beaucoup de courage, beaucoup d'intelligence, et puis un grand sens religieux..."*

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* Toutes ces citations sont une retranscription par mes soins des Entretiens avec Paul Léautaud de Robert Mallet, tirées des extraits intitulés "La mort de Gide" et "Gide : la cérémonie mortuaire de Cuverville". Le coffret de 10 CD des Entretiens, accompagné d'un livret de 40 pages, est distribué par Frémeaux et Associés.

... vu par Léautaud

"Je considère André Gide comme le premier écrivain de ces temps. Ma raison : l'influence qu'il a. Il n'y a pas à s'occuper si elle bonne ou mauvaise. Elle est, et elle est encore plus spirituelle que littéraire, ce qui double son importance.
Je ne fais pas ma lecture de ses livres. Ses héros me sont plutôt antipathiques. Ils ont des préoccupations morales dont tout m'est étranger. Aucune communion d'eux à moi. Ils me font même pitié et je les plains, mais je sais voir les mérites, l'intérêt, même de ce qui ne me plaît pas.
André Gide n'écrit pas les livres qu'un autre que lui pourrait écrire. C'est un point de vue que j'ai pour juger les oeuvres littéraires, si un autre que leur auteur aurait pu les écrire.
J'ai pour lui une sympathie accrue de toutes les basses et sottes injures que lui ont faites certains de ses anciens amis. Lui, du moins, on ne l'a jamais vu dans de basses combinaisons de distinctions littéraires.
Ce que j'écris ici n'apprendra rien à André Gide. Je le lui ai dit il y a longtemps."

(Paul Léautaud, Journal littéraire, tome VIII,
Mercure de France, 1960)

jeudi 23 juillet 2009

... vu par Sartre et Malraux

André Gide avec Jean-Paul Sartre


« Ce que Gide nous offre de plus précieux, c'est sa décision de vivre jusqu'au bout l'agonie et la mort de Dieu.
Il a vécu pour nous une vie que nous n'avons qu'à revivre en le lisant ; il nous permet d'éviter les pièges où il est tombé, ou d'en sortir comme il en est sorti. »

(Jean-Paul Sartre, Les Temps modernes, mars 1951)

Une opinion que rejoint celle de Malraux, recueillie au début du siècle, et à charge, par Henri Massis :

« Je le crois... un directeur de conscience. C'est une profession admirable et singulière... Par ses conseils, il n'est peut-être qu'un grand homme de « ce matin » – une date. Mais par cela, autant que par son talent d'écrivain qui le fait par bonheur le plus grand écrivain français vivant, il est un des hommes les plus importants aujourd'hui. »

(Henri Massis, Jugements, Plon, 1924)

mardi 21 juillet 2009

... vu par Roger Martin du Gard

« La complexe personnalité de Gide sera d'autant plus difficile à cerner, que, depuis bien longtemps, tout ce qu'il écrit dans ses carnets, voire dans ses lettres, c'est avec la hantise du jugement qui, « à l'advenir », sera porté sur lui. Tout est plus ou moins intentionnel – et même dans les contradictions. Tout concourt à tracer de lui un portrait en pied, non seulement de l'homme qu'il est (et qu'il s'applique à découvrir, à comprendre et à décrire loyalement), mais de l'homme qu'il croit être, qu'il s'efforce d'être, et qu'il voudrait qu'on pense qu'il a été. Dès qu'il s'est humblement accusé d'une faiblesse, d'un vice de caractère ou d'une faute, il ne résiste pas souvent à la tentation de se disculper aussitôt à l'aide d'explications subtiles. (Que celui qui n'a jamais péché ainsi lui jette la première pierre !)

Il reste que jamais aucun auteur de « Confessions » n'aura mis plus d'astucieuse sincérité à modeler d'avance sa statue, et à en établir solidement le socle... »

(Roger Martin du Gard, Notes sur André Gide,
Gallimard, 1951)



Portrait de Gide accroché dans le bureau
de Roger Martin du Gard au Tertre (Orne)
(photo de Philippe Brin)


lundi 20 juillet 2009

Bonsoir les choses d'ici bas

Dans le Monde des Livres du 16 juillet dernier, Jean-Philippe Rossignol signe un étonnant article sur le Journal de Valery Larbaud qui vient de paraître chez Gallimard. Il s'ouvre par cette phrase qui donne le ton : « Valery Larbaud arrive à temps. » Et tout au long de sa critique, M. Rossignol semble en effet découvrir Larbaud.

Si cette nouvelle édition du Journal de Larbaud est très largement inédite, deux volumes parus en 1954 et 1955 donnaient aussi le ton. De même que ses Poèmes d'un riche amateur (1908), sa Fermina Marquez (1911), son Barnabooth (1913), ses Amants, heureux amants (1921) ou Jaune, Bleu, Blanc (1927). Si Larbaud arrive à temps, c'est que Rossignol arrive en retard.

Il faut dire que de la littérature du début du vingtième siècle, le critique ne retient qu'un « sinistre paysage » : « D'un côté, les écrivains de gauche, les conformistes, ceux-là mêmes classés par Céline dans la catégorie comique des "sous-Zola sans essor" ; de l'autre, les adeptes de Maurras et du sentiment de décadence. » Notons au passage que M. Rossignol ne sait pas que c'est la critique qui, selon Céline dans Bagatelles pour un massacre, a traité ce dernier de « sous-Zola sans essor »...

Et sur Gide : « A la même période (toujours sur le territoire de La NRF), Gide essaie de prendre les choses en main dans ses essais critiques. Goethe, Shakespeare ou Joseph Conrad. Beau travail d'archéologie. Mais, hélas, le souffle de l'étranger ne passe pas dans ses romans. Histoires poussiéreuses, personnages sans corps et aux noms impossibles, grande tradition de l'interdit, de la honte. Gide rate le coche et s'engouffre dans une porte étroite. »

Conrad, de l'archéologie ? Et Bennett ? Et Rabindranath Tagore ? Et Withman que Larbaud traduisit également ?

Histoire poussiéreuse Les Nourritures Terrestres ? Et Paludes dont Larbaud disait : « Ce livre était trop en avance sur le goût moyen de l'époque où il parut ; qu'au point de vue esthétique, il s'écartait trop définitivement du Réalisme, dont les formules étaient familières au public, et de l'école du roman psychologique encore en pleine floraison. » dans la NRF de juillet 1921 ?

Tradition de l'interdit et de la honte, Corydon, Si le grain ne meurt, L'Immoraliste, Amyntas ?

Quant aux « personnages aux noms impossibles » (Barnabooth !), cela est tellement bête que les bras nous en tombent. Et le reste avec au jeu de mots sur la porte étroite... Pourtant, M. Rossignol, avec un nom pareil, doit savoir ce qu'il en est de la fiente de l'esprit qui vole.

Pour le reste, M. Rossignol fait de l'homme du dialogue intérieur une sorte de sur-Morand, cosmopolite et polyglotte. Larbaud ne fait nullement passer « le souffle de l'étranger dans ses romans ». En être fin, cultivé, amateur de fiches et de meubles de rangement qui vont avec (on peut visiter à la bibliothèque de Vichy la reconstitution de son bureau), Valery Larbaud rangeait chaque culture dans un compartiment (de première, ajouterait M. Rossignol). Larbaud chantait la différence, l'altérité, célébrait l'étranger, et non le melting-pot. Il ne mélangeait pas, il traduisait.

A la lecture de phrases aussi incompréhensibles que « Sa compréhension du français - scansion et mesure - le mène ailleurs, ce qui est rare » (quel est l'ailleurs rare de la compréhension du français ?), « A la même période (toujours sur le territoire de La NRF) » (il n'est pas question de la NRF avant cette incise), ou « Aux quatre points de l'Europe » (sic), on se dit qu'il ne peut s'agir que d'un papier écrit à la hussarde, vite, avant les congés estivaux.

Oui, M. Rossignol découvrant Larbaud : un hussard qui arrive en retard. On s'affligerait de la tenue de la critique littéraire si dans son introduction, le critique ne donnait lui-même l'explication de cet état désastreux du journalisme : « Le Journal s'ouvre en 1901. On le lit dans son intégralité. » Les autres livres, manifestement pas.

jeudi 16 juillet 2009

Un petit feu malsain

"Exposition Gide, chez Doucet. Outre des passionnants manuscrits, dont ceux du Journal, aux formats si divers, une collection de photographies, disposées chronologiquement. Un vrai documentaire ! D'abord l'enfant aux yeux sournois, puis le jeune homme, dont le regard est devenu pénétrant, incisif, avec un rien de romantisme. Au temps des Cahiers d'André Walter, les lèvres sont charnues, sensuelles. Ensuite, elles s'amincissent jusqu'à disparaître vers l'extrême fin de sa vie, tandis que les yeux, peu à peu réduits à des meurtrières inquiétantes, s'éclairent d'un lumignon chaque fois plus pâle, où transparaissent toujours une âme en éveil, et un petit feu, disons... oui, malsain."

(Matthieu Galey, Journal, 30 novembre 1955)

Des couillons sans prétention

"Morand me réveille, comme d'habitude, à neuf heures tapantes, me raconte ce petit dialogue avec Chardonne :

"Vous devriez lire la correspondance Gide-Martin du Gard.
- Deux couillons, dit Chardonne à moitié endormi.
- On dira la même chose de nous plus tard.
- Oui, mais nous, nous sommes deux couillons sans prétention."

Pour un mourant*, salut !"

(Journal de Matthieu Galey, 12 avril 1968)

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* Chardonne meurt quelques jours plus tard, le 29 mai

mercredi 15 juillet 2009

Les vertèbres de Léonie

L'été a tout de même de bons côtés. Après la publicité pour les bouquins de plage et avant ceux de la rentrée littéraire et de la cuisine des prix, il reste dans les journaux un peu d'espace où parler des livres et de la littérature. Dans son cahier d'été, Libération donne une chronique d'histoire littéraire sous la plume de Mathieu Lindon. Il est question de Marcel Proust et de ses difficultés à trouver un éditeur pour Swann. Du côté de la NRF André Gide a une part importante dans le refus de ce manuscrit farci de fautes de français, d'invraisemblances et de rajouts...

mercredi 8 juillet 2009

Fabre-Luce à Pontigny

Le groupe fondateur des décades de Pontigny

Dans Le Grand Jeu (1936-1939), paru en 1962 chez Julliard, Alfred Fabre-Luce conclut la première période de ses Vingt-Cinq années de liberté par une description des décades de Pontigny. On y retrouve Gide et Du Bos. Mais je ne résiste pas au plaisir de donner le portrait de Martin du Gard, quelques paragraphes plus haut :

« De l'été 1939, on a dit : «Soixante jours de pluie et puis la guerre.» Pour moi comme pour beaucoup d'autres les mois de juillet et d'août ont été comme absorbés par la tragédie qui les suivit. Je ne puis évoquer que les derniers jours, déjà situés sur le bord de la guerre. Parce qu'on les sentait condamnés, ils étaient devenus, dans leur banalité même, historiques.

J'avais accepté de me rendre dans l'Yonne, à l'abbaye de Pontigny, où se tenait chaque été, sous les auspices d'un ancien professeur au Collège de France, Paul Desjardins, des discussions d'intellectuels qu'on appelait «décades». En arrivant, je ne trouvai qu'André Gide : la décade venait d'être décommandée. Gide, que je n'avais pas vu depuis plusieurs années, me parut inchangé. Ses yeux étroits luisaient d'intelligence et de curiosité. Le compliment que je lui fis parut lui plaire. «Je crois que je serai toujours ainsi », me dit-il avec une certaine complaisance. En cet instant, sans doute, il était sincère. Mais j'ai lu plus tard des notes de Claude Mauriac datées du même mois, qui montrent un Gide pris de doute sur la valeur de ses écrits et disant : «Je fais semblant de vivre.» On vieillit en zigzag. Gide gardait le goût de la jeunesse au point d'en être par instants rajeuni. Il disait : «ce n'est pas parce qu'on arrive au crépuscule qu'il faut trouver l'aurore moins belle.»* Magnifique détachement, où survivait une pointe de désir... Je voyais Gide ce jour-là pour la dernière fois. Je ne le savais pas, mais je sentais – nous sentions tous – qu'après la guerre il n'y aurait plus de Pontigny.

Ma première invitation à l'Abbaye date de 1923. C'était une part du merveilleux accueil que je reçus, très jeune encore, dans la République des Lettres. Jacques Rivière et Albert Thibaudet avaient consacré de grands articles à mes premiers livres. Un chapitre d'Attirance de la Mort avait paru dans un numéro de la Nouvelle Revue Française entre Si le Grain ne meurt de Gide et Anabase de Saint John Perse. Des hommes que je ne connaissais pas, auprès de qui personne ne m'avait introduit, m'avaient découvert, habillé de la prestigieuse livrée blanche et rouge qui était presque à mes yeux celle de la littérature. Pontigny nous offrit un beau décor de rencontre.


Maria van Rysselberghe, Roger Martin du Gard
et Nikolai Berdyaev
en 1937 à Pontigny
(Photo du livre Colloque Berdyaev)



De cette première arrivée, je garde le souvenir d'un incident absurde que je conterai, bien que j'en sois le héros comique, parce qu'elle me permet d'honorer un mort. Comme le train entrait dans la petite gare de Saint-Florentin, je pris ma valise et m'apprêtai à héler un porteur. Un passant à l'allure un peu lourde me parut être l'homme que je cherchais et je lui tendis mon chargement. C'était Roger Martin du Gard, que je ne connaissais pas encore. Un autre se fût amusé ou offensé de ma méprise. Mais il me dit cordialement : «Un coup de main ? Volontiers.» Je connus ainsi sa simplicité, son humanité. J'allais découvrir les jours suivants son esprit scrupuleux. Il me questionna longuement sur les origines de la guerre de 1914, et j'eus le plaisir de retrouver l'essentiel de ce que lui avais dit, beaucoup plus tard, dans son roman Eté 1914. Nous nous revîmes à d'autres «décades» et correspondîmes quelquefois pendant la guerre. Il lisait mon Journal de la France avec soin et m'envoyait à ce sujet des lettres un peu sibyllines, qui témoignaient à la fois de certaines réserves et d'une sage prudence à l'égard de la censure. Sa cordialité ne se démentit jamais. Quand plus tard, découragé, il déclara renoncer à s'opposer aux excès de l'épuration, j'eus le tort de le lui reprocher publiquement. La réponse qu'il m'adressa fut d'une simplicité et d'une modestie admirables.

Il m'arrive de rouvrir son Jean Barois, livre tout vibrant de nobles querelles – dreyfusisme, modernisme – qui étaient encore vivantes au temps de mes études. Mais les Thibault me paraissent bien étrangers à l'esthétique de notre époque. J'ai craint que cette œuvre ne fût vouée à l'oubli, ou à la résurrection en URSS. On me dit qu'elle conserve en Occident des admirateurs. Tant mieux. Son auteur est un des ces hommes que j'ai croisés avec respect et que je suis heureux de saluer quand je me retourne vers le passé.



Gide, Desjardins et Berdyaev à Pontigny

[ici un portrait de Paul Desjardins, une description des paysages de l'abbaye et de la façon dont chacun les habitait en promenades collectives ou en apartés secrets]

André Gide et Charles du Bos dominaient les décades. Le premier ne faisait que de brèves interventions, mais toujours pleines de suc. Il s'attardait parfois étrangement, au sommet d'une phrase, sur une syllabe pâmée. Quand il se taisait, son œil malicieux semblait suivre plusieurs comédies sans cesser d'être attentif au progrès des idées. Il régnait sans le chercher, par la seule force de son intelligence et de sa persistante jeunesse. Du Bos, au contraire, faisait de si longs développements, chargés d'incidentes si nombreuses qu'on s'étonnait de le voir ensuite retrouver le fil de sa pensée. (Il écrivait de même, mais alors l'intonation manquait pour distinguer l'essentiel de l'accessoire, et l'on s'égarait dans le dédale.) Sa critique était toute faite de sympathie : il parlait de ce qu'il aimait et ignorait le reste. On écoutait en lui, avec lui, une musique intérieure. Ensuite, jusqu'au dîner, son confessionnal restait ouvert aux postulants. Du Bos n'était encore qu'un esthète, mais il y avait déjà en lui la place vide où plus tard s'installerait le Dieu des chrétiens. Il parlait de Keats ou de Constant avec une gravité religieuse qui étonnait les simples amateurs. Ses scrupules, ses distinguos, sa curiosité du péché semblaient égarés hors du catholicisme. Son regard bleu très pur, rayonnant quand il parlait d'un beau «texte», voilé d'une pathétique résignation quand il lui fallait écouter quelque imbécile, était déjà celui d'un saint. Au terme de ses analyses, il cherchait des dogmes. Gide lui disait, avec une ironie encore amicale : «Vous avez besoin de vous donner à vous-même l'exequatur.»

Les discussions sur la religion, qui nourrissaient assez largement l'entretien de ces deux hommes – comme celles qui opposèrent Gide et Jammes, Gide et Claudel, Claudel et Suarès, et dont on trouve la trace dans leurs correspondances – ne doivent pas être prises trop à la lettre. Entre ces hommes de lettres, la religion et l'athéisme étaient aussi des instruments de domination. Gide considérait ses amis catholiques avec un mélange de dédain et de jalousie. Leur aptitude à négliger ou surmonter les objections le scandalisait et l'émerveillait. Pour un peu, il eût parlé d'escroquerie ; mais il se sentait tout même envie, par moments, «de rouler sous la Table Sainte». Ce qui l'agaçait le plus était de voir Du Bos essayer de l'emprisonner en célébrant d'anciennes pages d'effusion chrétienne qu'il avait désavouées depuis longtemps. Le désaccord alla s'accentuant. Quand Gide célébra Corydon et adhéra au communisme, Du Bos l'accusa «d'inversion généralisée». Gide répondit en répétant un mot de Mme van Rysselberg [sic] : «Charlie fait son salut sur votre dos.» Mais lui-même continuait à employer dans ses écrits les mots «Dieu» et «âme» qui, si l'on prenait à la lettre son idéologie, ne présentaient aucune signification. »

Fabre-Luce évoque encore Maurois, Mauriac, Groethuysen et enfin, plus longuement et dans un savoureux portrait, Malraux chez qui « mythe, mysticisme et mystification sont des mots mal discernables »...

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* La citation exacte tirée d'Ainsi soit-il est "Ma propre position dans le ciel, par rapport au soleil, ne doit pas me faire trouver l'aurore moins belle."