mardi 17 mars 2009

D'un coup de jarret...

"Me voici tout contraint par mon passé. Pas un geste, aujourd'hui, que ce que j'étais hier ne détermine. Mais celui que je suis en cet instant, subit, fugace, irremplaçable, échappe...
Ah ! pouvoir échapper à moi-même ! Je bondirais par-dessus la contrainte où le respect de moi-même m'a soumis. Ma narine est ouverte aux vents. Ah ! Lever l'ancre, et pour la plus téméraire aventure... Et que cela ne tirât point à conséquence pour demain.

Mon esprit s'achoppe à ce mot : conséquence. La conséquence de nos actes; la conséquence avec moi-même. N'attendrai-je plus de moi qu'une suite ? Conséquence; compromissions; cheminement tracé par avance. Je veux ne plus marcher, mais bondir; d'un coup de jarret repousser, renier mon passé; n'avoir plus à tenir de promesses : j'en ai trop fait ! Avenir, que je t'aimerais infidèle !
Quel vent de mer ou de montagne emportera ton essor, ma pensée ? Oiseau bleu, frémissant et battant de l'aile, tu restes sur cette extrême roche escarpée; aussi loin que peut te porter le présent, tu t'avances, et de tout ton regard déjà tu t'élances, tu t'évades dans l'avenir.
Ô inquiétudes nouvelles ! Questions pas encore posées !... Mon tourment d'hier m'a lassé; j'en ai surépuisé l'amertume; je n'y crois plus; et je me penche sur le gouffre avenir sans vertige. Vents de l'abîme, emportez-moi !" (André Gide, Les Nouvelles Nourritures, 1935)



L'insaisissable Gide aura beaucoup consenti à la pose. J'en donnais quelques-unes ici. Son meilleur portrait reste pourtant celui brossé par Maria van Rysselberghe qui pendant trente-trois ans consigne dans ses Cahiers de la Petite Dame le bon et le mauvais profils de son grand homme. Il aura fallu attendre 2009, et la parution du catalogue de l'exposition des cent ans de la NRF, pour trouver une image vraiment ressemblante.

Cet échassier qui semble s'essorer, c'est bien André Gide. Plus que la posture du lecteur dans la bibliothèque ou de l'écrivain à la table de travail, c'est saisi en pleine course celle qui lui convient le mieux. Course du naturaliste derrière le papillon, du grand enfant pour amuser – et séduire – les petits, du joueur invétéré qui ne manque jamais une partie de tennis ou de ballon...

La Petite Dame confie que, jusqu'à un âge très avancé, Gide semait ses suiveurs. Cela vaut au propre comme au figuré. On l'attend ici, il est déjà loin devant. Sa pensée, d'abord indécise parce que suivant tous les méandres de la pensée des autres, trouve finalement sa pente naturelle, personnelle. Cela lui vaudra d'être taxé de faux et fuyant par Claudel et tous ses détracteurs toujours en retard d'un motif d'attaque.

D'où le flou. Artistique. Jamais l'épithète n'aura mieux convenu. Avec pourtant cette précision d'entomologiste qui transperce d'une aiguille le thorax d'un papillon. Oui, une image capitale pour comprendre André Gide, comme celle de Muybridge pour comprendre que le galop du cheval n'est qu'une succession de tentatives d'envols.

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