samedi 16 août 2008

Gide, Wilde et Rachilde

Où l'on retrouve Gide, Wilde et Rachilde : voici un excellent texte qui éclaire très bien le contexte moral, littéraire et politique du procès de Wilde, de la parution de Corydon et des éreintements subis par Gide, paru dans le Bulletin Bimestriel de la Société Oscar Wilde et mis en ligne sur le site Rue des Beaux Arts.

(Je vous conseille également l'étude qui suit, sur le roman Mensonges Mensonges, premier livre de Stephen Fry mais paru en France après Hippopotame.)

Ereintements V : Un malfaiteur

"Un malfaiteur : André Gide" est une petite brochure de 47 pages parue en 1931 chez l'éditeur Albert Messein. Elle est signée Etienne Privaz et précédée d'une lettre-préface où Adolphe Retté attire l'attention de l'abbé Bethléem sur "l'intérêt social à proclamer l'ordure et la malfaisance du sieur Gide" ainsi que d'une préface d'outre-tombe attribuée à Christophe de Beaumont, "archevêque heureusement trépassé de Paris".

Dit comme cela, le pamphlet semble déjà bien étrange... Il ne s'agit en fait de rien de moins que d'une accusation de meurtre, Privaz accusant Gide d'avoir perverti l'âme de son fils et de l'avoir poussé au suicide : "Gide, inverti fameux, prince acclamé et couronné en France de l'Impudicité, a, du souffle pestilentiel de ses livres obscènes, flétri l'âme de mon enfant, a envoûté de leur obsession son esprit, l'a poussé, du dégoût d'avoir ingéré ses ordures, à se libérer de son supplice par la mort."

La virulence est grande contre Gide et ses livres : "gidisme puant", "bête puante lâchée sur les jeunes gens", "démoniaque auteur", "horreurs où il y a autant de crétinisme que de satanisme", "pyramide d'insanités en un français qui n'en est pas un", "cadavres d'enfants qui par milliers sans doute, sont morts d'avoir, comme mon fils, mangé de vos nourritures"*.

"L'amusant", comme dirait Gide, c'est que la lettre d'outre-tombe de Christophe de Beaumont (signé Privaz ou Retté probablement) s'en prend aussi à Barrès, France, Claudel... Nous ne sommes pas seulement dans la critique catholique classique mais bien chez les plus intégristes d'entre les catholiques, comme en témoigne l'allusion à Monseigneur Baudrillart, croisé de l'anti-bolchévisme qui deviendra un collaborateur zélé.

La brochure serait restée confidentielle si des journalistes et critiques n'en avaient pas fait mention, comme Mauclair, déjà grand pourfendeur de la NRF, du lien entre Gide et "les Boches"... "J'ai enfin pu parvenir à me procurer la petite brochure : Un malfaiteur : André Gide, qui servit de prétexte au fielleux article de Mauclair que je lisais récemment, en tête de la Petite Gironde je crois", note Gide le 23 juin dans son Journal.

"Amas d'imputations sans fondement, de citations inexactes, d'attaques virulentes (et tout aussi bien contre Barrès, Brunschwicg, et même Claudel – que contre moi; mais Mauclair ne retient que ces dernières). Une partie de la brochure est signé "Archevêque de Beaumont, heureusement décédé" : ... Bref : une galéjade.", juge-t-il. La Petite Dame confirme que cette attaque n'a pas entamé ses "bonnes dispositions".

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* On songe bien sûr à "l'effet Werther"...

mardi 12 août 2008

Ils en parlent : Les Faux-Monnayeurs

Céline, sur le blog Enlivrez-vous, a lu Les Faux Monnayeurs.

Ils en parlent : nouvelle rubrique

- Quoi de neuf ?
- André Gide !

Je débute aujourd'hui une nouvelle rubrique intitulée "Ils en parlent..." pour renvoyer vers des blogs ou sites où des lecteurs racontent et résument leurs lectures gidiennes. Deux raisons à cela : donner à entendre des voix d'aujourd'hui qui aiment (ou n'aiment pas) les livres de Gide et compléter mes billets d'un Gide vu "par le petit bout de la lorgnette" par d'autres qui évoquent vraiment les oeuvres, et souvent mieux que je ne saurais le faire !

Je pourrais en ajouter une troisième : créer des liens entre toutes ces blogueuses et ces blogueurs qui évoquent, comme moi, André Gide, décidément toujours d'actualité.

lundi 11 août 2008

Ereintements IV : Henri Massis

Pour Henri Massis, La Porte Etroite, "confession animée d'une inquiétude spirituelle", laissait encore espérer en Gide. Mais avec le livre Les Caves du Vatican, "L'espoir dont il fut précédé, les conditions mêmes où il grandit, où il se forma, où il amassa sa détestable substance, nous obligent à délivrer de ses entraves et de ses scrupules notre sentiment, à dénoncer tout ensemble la faillite esthétique et morale de qui osa le concevoir."

Cette critique des Caves paraît en juin 1914 dans l'Eclair. Massis "sonne le tocsin" note Gide dans son journal, le 12 juillet. "Somme toute, ce que Massis et les autres me reprochent c'est de s'être mépris, dans leurs premiers jugements sur moi." On ne lui pardonnera pas, en effet, après l'incompréhension de La Porte Etroite, d'être Gide.

En 1921 dans la Revue Universelle, pour la sortie de Morceaux Choisis, Massis trouve l'épithète qu'il appliquera désormais à Gide : "Il n'y a qu'un mot pour définir un tel homme, mot réservé et dont l'usage est rare, car la conscience dans le mal, la volonté de perdition ne sont pas si communes : c'est celui de démoniaque. Et il ne s'agit pas ici de ce satanisme verbal, littéraire, de cette affectation de vice, qui fut de mode il y a quelque trente ans, mais d'une âme affreusement lucide dont tout l'art s'applique à corrompre."

Il y a urgence à protéger les jeunes gens de cette influence démoniaque. Les attaques ne cesseront plus, où l'on retrouve également la critique du classicisme hypocrite. La polémique enfle et l'on parle bien davantage des "attaques de Béraud" que des livres de Gide. Chacun prend position, s'engouffre dans la brèche ouverte par Massis (Béraud), tandis que des soutiens plus ou moins étonnants viennent contre-attaquer. "Ce ne sont pas ceux qui m'attaquent, qui me font peur, tant que ceux qui vont me défendre", note Gide.

Mais Massis lui-même s'inquiète : il pense que ces attaques ont avancé la sortie de Corydon que Maritain lui-même est venu demander à Gide de ne point publier, avant de lui proposer de s'en remettre à Dieu par la prière... Avec Corydon, Massis prononce "La faillite d'André Gide", nouvel article en septembre 1929 toujours dans la Revue Universelle.

"La méthode de Massis et de son clan est de dénier toute valeur à ceux qu'ils ne peuvent annexer" (Journal, 13 mars1930). Et point de valeur possible en dehors de la catholicité. Gide est insaisissable, c'est donc qu'il est faux ("Gide est le faux-fuyant : il est faux et fuyant", dit Paul Claudel).
Contrairement à Henri Béraud, Henri Massis n'a jamais de ligne de conduite : anti-dreyfusard, nationaliste, catholique et anti-moderniste, il est aussi germanophobe, ce qui lui fera condamner le nazisme. Mais il écrira ses sympathies pour le régime fasciste de Mussolini, son appui à Salazar. Ainsi on peut lire dans sa biographie sur le site de l'Académie Française :

"Engagé aux côtés des intellectuels de droite, Henri Massis fut l’un des principaux rédacteurs du Manifeste des intellectuels français pour la défense de l’Occident et la paix en Europe, publié en octobre 1935 en soutien à la politique d’expansion mussolinienne. Il se rallia, après la défaite de 40, au maréchal Pétain, et occupa un temps un poste de chargé de mission au secrétariat général de la Jeunesse. Son anticollaborationnisme certain lui valut cependant, après un mois d’internement administratif à la Libération, de ne pas être autrement inquiété."

Henri Massis a en effet été élu à l'Académie Française le 19 mai 1960, après un échec en 1956. "Ses essais et études sur Romain Rolland, Renan, France, Barrès, Psichari, Proust, Lyautey, Maurras, ses entretiens avec Mussolini, Salazar, Franco, ses écrits politiques, dont Défense de l’Occident, fut le plus célèbre, composent une œuvre nombreuse", précise encore le site de l'Académie.

dimanche 10 août 2008

Deux miroirs

"Je ne suis qu'un petit garçon qui s'amuse – doublé d'un pasteur protestant qui l'ennuie." (Journal, 22 juin 1907)

Cet autoportrait d'André Gide, et sans doute l'une de ses citations les plus connues, est assez fidèle. Les oeuvres de Gide sont toutes écartelées entre ces deux tentations du jeu et du je, de l'élan joyeux vers l'autre et de l'introspection douloureuse ou pour le moins sévère.

Deux livres toutefois me semblent montrer plus précisément la part de l'un et l'autre : le petit garçon est plus sensible dans Les Cahiers de la Petite Dame où Maria van Rysselberghe comble le souhait le plus cher d'André Gide – se montrer tel qu'il est – et le pasteur dans le Journal de Gide lui-même.

Il est d'ailleurs fort intéressant de noter que, bien qu'écrits ensemble à partir de novembre 1918, ces deux journaux ne coïncident que très rarement dans le choix des faits à noter, de l'humeur si variable d'André Gide au long d'un même jour et des relations qu'ils font de ce jour...

samedi 9 août 2008

Ereintements III : Oeuf Dur et caviar

"C'est la revue des braves gens.
Le numéro un franc.
Abonnez-vous à dix francs les douze.
L'Oeuf Dur gagne à être connu."

Ainsi se vend la revue l'Oeuf Dur, fondée en 1921 par George Duveau, Francis Gérard (pseudonyme littéraire de Gérard Rosenthal), Jean-Pierre Lafargue et Maurice David (pseudonyme de Jean Albert-Weil). Revue dans laquelle on peut lire Carco, Cocteau, Cendrars, Morand, Mac Orlan, Radiguet, Drieu La Rochelle ou encore Max Jacob.

Autant d'auteurs réunis un temps dans le mouvement surréaliste et qui éclateront sur tout le spectre politique, de la droite extrême au communisme militant. Henri Béraud, encore lui, est encore anarchiste lorsqu'il y collabore. L'Oeuf Dur devait servir de tremplin à son attaque contre André Gide.

Gide se souvient, dans les entretiens radiophoniques donnés à Jean Amrouche, avoir reçu cet article de Béraud en épreuves, envoyé par des "amis" qui étaient selon lui tout prêts à tuer la critique dans l'oeuf... Dans ses cahiers, la Petite Dame est plus précise : c'est en fait le directeur de l'Oeuf Dur qui lui envoie l'article intitulé "La nature a horreur du Gide", espérant une réponse à publier dans ses colonnes.

Gide, pour toute réponse, renvoie l'article précédé de la mention "bon à tirer". Mais en janvier 1923, le douzième numéro de l'Oeuf Dur sort avec un sommaire caviardé de la charge de Béraud et amputé d'autant de pages... Nul ne sait ce qui s'est passé. La réaction de Gide semble avoir désarçonné la rédaction de "la plus touchante, la plus exacte des jeunes revues" comme elle se qualifie en dernière page.






Le sommaire caviardé de l'Oeuf Dur



En 1924, l'Oeuf Dur, sous la plume de Pierre Naville, fera toutefois paraître une critique de Gide à l'occasion de la parution des Incidences : "Tout de même, l'influence d'André Gide me paraît sérieusement compromise, et grâce précisément aux disciples avortés et aux jeunes larves qui grouillent sur son cadavre. Et à ceux qui voudront me le faire prendre pour une statue, je répondrai seulement que l'homme le moins humble et le plus dénué de sensualité n'aura de prise sur les générations futures que comme le faux prophète qu'il a voulu être et dans la mesure seulement où les malades se laisseront tuer."

Pierre Naville n'est pas un inconnu pour Gide. Arnold Naville, le père de Pierre* est son ami. Et le jeune homme, trotskyste engagé, se rapprochera de Gide dix ans plus tard. Malgré une "influence compromise", Naville demandera l'appui de Gide pour aider Trotsky et sera assez proche de l'écrivain "le moins humble". Gide de son côté apprécie Naville mais gardera toujours une certaine méfiance, comme envers tous les "partisans".


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* Le père aussi de Claude Naville, de quatre ans l'aîné de Pierre, mort en 35. En 36 paraîtra une œuvre posthume de Claude Naville regroupant des essais sur Gide, le communisme et l'URSS.

Ereintements II : René Johannet

Dans un article de La Revue Française titré "L'Allemagne et nous", René Johannet s'en prend en décembre 1921 à Gide au travers de ses rapports avec les intellectuels allemands, Curtius notamment.

"Ce qui est aussi grave [que de nommer un protestant au poste de haut-commissaire en Rhénanie, nda], c'est la tentative qui s'ébauche, de nouer des conversations entre intellectuels non représentatifs des deux pays. Je dis cela surtout pour la France. [...] Causer avec M. Gide c'est proprement causer avec le vide, car M. André Gide, en tant qu'autorité sociale, est exactement égal à zéro. S'il n'était qu'égal à zéro !"

"M. Gide n'incarne pas même une école littéraire, pas même la revue où il écrit. Son oeuvre est le scandale intellectuel et moral le plus impuni du siècle", poursuit, quelques lignes plus loin, René Johannet. Extrait repris par Gide dans son Journal et qu'il commente : "En plus des annonces, je ne reçois que des éreintements." "A croire que je les paie", s'amuse-t-il quelques mois plus tard en pleine attaque des Béraud-Massis.

Toujours les mêmes griefs chez Johannet : moeurs douteuses, protestantisme qui se refuse à la conversion, oeuvre d'aucun intérêt... Il faut dire que les livres de Gide, hormis La Porte Etroite, n'ont été reçus que par quelques intellectuels. Mêmes les Nourritures ne deviendront commercialement rentables que quelques années plus tard... grâce en grande partie à ces attaques dont Gide va bénéficier.

En s'attaquant à Gide, les critiques vont amener le public à chercher à mieux connaître ce qui lui est reproché, et la jeunesse, attirée par l'odeur de soufre supposé, va s'emparer des livres de Gide. Le genre de reproche de Johannet ira même jusqu'à lui donner plus fermement la place d'auteur français qui compte, de contemporain capital. C'est Gide le vertébré face aux carapaces maurassiennes.

vendredi 8 août 2008

Ereintements I : Henri Béraud

(J'entame aujourd'hui sous le titre "Ereintements" une recension des critiques faites à Gide.)

Années 20 : deux critiques mènent principalement campagne contre Gide : Henri Beraud et Henri Massis.

Béraud a tout d'abord aimé Saül. Mais avec les Nourritures Terrestres, l'Immoraliste, Les Caves et bientôt Corydon, tout se gâte. Béraud se lance contre la "Croisade des longues figures", titre d'un recueil des articles pamphletaires* qui paraît en 24, visant Claudel, Gide et Romains, ces auteurs français trop exportés selon son goût et qui donnent une si piètre image de la littérature française...

Il reproche notamment à Gide d'utiliser un style d'apparence classique uniquement par hypocrisie, pour mieux diffuser ses idées subversives – Béraud a horreur, en littérature, des idées. Un style où il relève maintes fautes (une manie, un côté pion qu'il a en commun avec Gide) Mais très vite Béraud s'en prend à tous les "gidards de la giderie" : la NRF vue comme une franc-maçonnerie, comme la voient les théoriciens du complot s'entend.

Béraud joue grassement sur le chapitre des moeurs de Gide : "M. Gide, André pour les garçons"... Et lorsque Léon Daudet, dans l'Action Française elle-même, vient prendre étonnamment en 1923 la défense de Gide et de la NRF contre Massis, ce dernier a beau jeu de détourner les compliments de Daudet qui voit en Gide un écrivain "terrible et pénétrant"...

La bassesse des attaques le disqualifie. "Violente attaque (dans les Nouvelles Littéraires) de Henri Béraud, auteur du Triomphe de l'obèse** – qui ne me pardonne pas ma maigreur. Très divertissant. – Tout de même les articles de Massis étaient d'une autre encre; celui-ci me fait l'effet d'un idiot." (Journal). Gide ne sera pas le seul à penser ainsi, d'autant que ceux qui se rangent du côté du pourfendeur des longues figures de la NRF sont presque tous des auteurs blackboulés par la NRF...

Le goût du pamphlet poussé à l'extrême, de l'extrême gauche à l'extrême droite, du Canard enchaîné à Gringoire, lui vaudra une condamnation à mort à la Libération. Camus et Mauriac prennent sa défense, de Gaulle le gracie : il n'y a dans son dossier aucune trace d'intelligence avec l'ennemi. Aucune trace d'intelligence tout court, chez Béraud ? Pierre Assouline fait ici très bien le point sur le cas Béraud.

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* On retrouve ici une vingtaine d'articles de Béraud dans les Archives Gidiennes
** Le titre exact est le Martyre de l'obèse.

mercredi 6 août 2008

Claudel, le marteau-pilon

"Jeune, il avait l'air d'un clou; il a l'air maintenant d'un marteau-pilon. [...] Il me fait l'effet d'un cyclone figé. Quand il parle, on dirait que quelque chose en lui se déclenche; il procède par affirmations brusques et garde le ton de l'hostilité même quand on est de son avis." (1er décembre 1905, Journal)

Cette impression d'un Claudel "marteau-pilon" n'est pas seulement un portrait physique. Ses jugements littéraires à l'emporte-pièce, son catholicisme intransigeant voire intolérant, son prosélytisme de converti et son nationalisme, tout cela est aux antipodes d'un Gide toujours fluctuant. "Gide est le faux-fuyant : il est faux et fuyant", écrira Claudel. Il n'a pas tout à fait tort :

""Si je consentais à être franc avec moi-même, je crois bien que je dirais que je déteste Claudel." Comme tu lui demandais où il en était avec lui : "J'ai dû arrêter la correspondance; il devenait vraiment trop pressant, il me donnait rendez-vous au pied des autels ! Je n'en pouvais plus."", note la Petite Dame dans ses Cahiers (15 septembre 1918, t.1).

Dès 1912, Gide écrit dans son Journal : "Je voudrais n'avoir jamais connu Claudel. Son amitié pèse sur ma pensée, et l'oblige, et la gêne... Je n'obtiens pas encore de moi de le peiner, mais ma pensée s'affirme en offense à la sienne." Mais les deux hommes n'en continuent pas moins de s'admirer, et de s'écrire jusqu'à la fin des années 30, Gide toujours heureux de se frotter à ce qui lui ressemble le moins, Claudel ne désespérant pas de le mener à la conversion.

Même en 1947, alors que la rupture est consommée, Gide ne peut s'empêcher d'aller serrer la main et féliciter pour son article sur Kafka un Claudel interloqué... Mais revenons encore un peu en arrière. En 1931, alors que la pièce Un Taciturne de Roger Martin du Gard vient d'être montée avec Jouvet, Claudel, à la seule lecture d'un compte-rendu dans un journal, écrit à Jouvet pour lui retirer l'Annonce faite à Marie.

Martin du Gard devient sous la plume de Claudel "un écrivain immonde" dont il ne veut "même pas se rappeler le nom". Un Martin qui a reçu "fameux coup sur la tête" : un coup de marteau-pilon qui donne à Gide l'occasion d'une mise au point : "Mais croyez-moi, il vise bien plus l'homme de Jean Barois que l'auteur du Taciturne, ça vient de loin ! Il procède par intimidation et vous voyez bien que cela réussit, mais naturellement qu'il sait bien qu'on tenait à son estime, j'y tenais moi aussi, j'ai appris à m'en passer, vous ferez comme moi."

A l'étonnement d'Hélène Martin du Gard, Gide répond encore : "Où prenez-vous que Claudel soit si intelligent ? Il a du génie, oui, mais aucune intelligence dans ses jugements littéraire; il fait du reste fi de l'intelligence et le prouve. Et toutes ses dernières oeuvres sont tendancieuses." A ces explications notées par la Petite Dame (5 décembre 1931, t. 2), il faut ajouter l'entrée du lendemain dans le Journal de Gide, revenant sur l'évènement :

"Il n'y a nullement lieu de chercher à "excuser" Claudel. Je l'aime et le veux ainsi, faisant la leçon aux catholiques transigeants, tièdes, et qui cherchent à pactiser. Nous pouvons l'admettre, l'admirer; il se doit de nous vomir. Quant à moi, je préfère être vomi que vomir."

Et avec la version théâtrale des Caves du Vatican, en 1950, Gide tend une nouvelle fois à faire la pige à Claudel par une pièce irrévérencieuse, à se faire vomir une dernière fois. Et comme prévu, Claudel vomit : "La moralité publique y gagne beaucoup et la littérature n'y perd pas grand chose", écrit-il à la mort d'André Gide en 1951.