mercredi 26 mars 2008

André Gide en chiffres

(ou comment dresser un bilan comptable en littérature)

Comment mesurer aujourd'hui l'importance de l'oeuvre de Gide ? Il y a la méthode très moderne qui repose sur les classements des meilleures ventes. Instantané d'après le site Amazon où La Consolante, d'Anna Gavalda, est premier de ce classement :


Les Caves du Vatican : 8 352e
Les Faux-Monnayeurs : 8 685e
La Porte Etroite : 9 732e
Les Nourritures Terrestres : 10 792e
Paludes : 16 603e
L'Immoraliste : 33 506e
Voyage au Congo suivi de retour du Tchad : 49 481e
Si le grain ne meurt : 53 086e
La Symphonie Pastorale : 57 051e
Thésée : 71 594e
Corydon : 88 464e


A titre de comparaison :


Rhinoceros : 121e
Voyage au bout de la nuit : 226e
L'Etranger : 564e
Du Côté de chez Swann : 1314e


Autre méthode, voir la popularité d'un auteur sur internet. Pour cela, il suffit d'entrer le mot-clé cerné de guillemets pour une recherche stricte : "André Gide". Ce qui nous donne un total de 967 000 occurrences pour Google et 29 880 pour Exalead.


Pour comparer les occurrences "André Gide" à celles d'autres auteurs chez Google, rendez-vous sur le site Google Fight. Quelques résultats :


Ionesco : 1 270 000 / Gide : 3 130 000
Proust : 4 080 000 / Gide : 3 130 000
Zola : 5 990 000 / Gide : 3 130 000
Rabelais : 1 420 000 / Gide : 3 130 000
Sartre : 4 960 000 / Gide : 3 130 000
Gavalda : 753 000 / Gide : 3 130 000


Enfin une très intéressante fonctionnalité de Google Actualités nommée Alertes Google permet de recevoir dans sa boite aux lettres tous les articles qui paraissent sur internet pour peu qu'ils contiennent le mot-clé défini lors de la création de l'alerte. L'alerte "Gide" donne entre un et trois articles chaque jour. Il y est le plus souvent question de l'oeuvre de Gide, de ses amitiés littéraires ou d'anecdotes à lui reliées.


Mais il est curieux de remarquer également que c'est un auteur qu'on cite souvent. Pour les derniers jours, j'enregistre la version économique : "Nous entrons dans une époque où le libéralisme va devenir la plus suspecte et la plus impraticable des vertus’" (webzine économique tunisien), la version critique littéraire : "Il faut terriblement de talent pour rendre un peu de génie supportable" (André Brincourt dans son nouveau roman "Insomnies"), ou encore la version politique : "Suivre sa pente, mais en remontant" (20 minutes au sujet de Sarkozy).

samedi 22 mars 2008

Jean-Gustave Tronche et les auteurs NRF

Présentation du site consacré à Jean-Gustave Tronche :

"Jean Gustave Tronche, administrateur de la NRF entre 1912 et 1922, puis éditeur indépendant, s’est trouvé au centre d’une partie de la vie littéraire de la première moitié du XXème siècle. Homme du livre, sans être pour autant homme de lettres, il a entretenu des relations professionnelles et amicales avec des noms aussi prestigieux que Aragon, Gide, Copeau, Rivière, Martin-du-Gard, Fournier, Paulhan, entre autres, laissant quelques trois cent cinquante lettres autographes que lui ont adressées ces écrivains. Ses enfants, constatant l’importance du fonds et son intérêt, ont décidé de publier ces documents sur un site accessible aux internautes bibliophiles : ce rendez-vous littéraire pourra également devenir un espace de mémoire pour tous ceux qui ont connu J.G.T., particulièrement pour les membres de sa famille."

lundi 17 mars 2008

Gide et Julien Green : la rencontre

"Ce fut, me semble-t-il, dans les dernières semaines de 1923 que Philippe me demanda de passer chez lui pour une raison qui ne me fut révélée que plus tard. Si je ne puis situer exactement la date, je revois la couleur du jour et le décor, l'un aussi triste que l'autre. Dans le bureau banal, mais confortable, j'étais assis sur un de ces canapés tout en rondeurs et qui n'ont de vertu à mes yeux que leur élasticité. Une table chargée de papiers cache à moitié un appareil de chauffage au gaz, et voilà le bout de mise en scène que me livre ma mémoire. Il est peut-être trop tôt pour allumer une lampe et la lueur maussade qui tombe du ciel gris pénètre comme à regret dans cette petite pièce mélancolique. De quoi parlons-nous ? Aucun souvenir... Mais on sonne. Un instant s'écoule, puis je vois mon ami revenir avec un des plus étranges personnages qu'il m'ait été donné de voir. Comme il m'arrive le plus souvent, je ne saisis pas son nom et je suis bien sûr aujourd'hui qu'il n'a pas entendu le mien. Le regard qu'il me jette me réduirait au silence si j'avais le désir de parler : les yeux d'un noir profond ne se posent qu'une seconde sur moi, mais d'une manière inoubliable et comme pour m'écarter. Je pourrais aussi bien être un meuble. Cette situation anéantissante me dispense de faire un effort pour me joindre à la conversation, et je me contente de regarder. D'assez haute taille, le visiteur est habillé d'une grosse étoffe mieux faite pour la campagne que pour la ville et les manches d'un chandail noir lui descendent jusque sur les mains qu'elles couvrent à moitié un peu comme des mitaines. Là n'est pourtant pas le plus intéressant : le visage à lui seul est comme un spectacle dont on ne veut rien manquer. Haut et dégagé par la calvitie, le front aux proportions magnifiques surplombe les sourcils noirs et les grandes orbites où luisent les prunelles d'un éclat sombre et dur. La bouche est mince et prudente, il en sort une voix aux modulations si bizarres que le sens des mots qu'elle prononce m'échappe de temps en temps. Jamais encore je n'ai entendu parler le français de cette façon. Les dentales surtout feraient croire que le bout de la langue appuie contre le palais, non contre les incisives, et les sifflantes chuintent sans retenue. Parfois le ton s'élève, les sourcils montent et s'arrondissent, les lèvres s'écartent et un rire de fausset rompt tout à coup l'ordonnance de ce visage immobile. L'impression que je me trouve devant quelqu'un a été immédiate. De quoi parle-t-on ? De littérature sans doute, et soudain j'entends le nom de Blake. Il se trouve que j'ai dans la poche le petit volume de Chesterton sur ce poète. Ne hésitation et voilà le livre entre mes doigts.
- Vous parlez de Blake. Connaissez-vous ceci ?
Mais non, le visiteur ne le connaît pas. Voilà que tout à coup j'existe. Il me prend des mains le petit livre, tourne quelques pages, admire avec un grand "Ah !" théâtral les reproductions si joliment faites qu'il se déclare enchanté et glisse l'ouvrage dans sa poche en m'assurant qu'il me le rendra. De quel regard d'inquisiteur il m'examine cette fois... Se figure-t-il que c'est là pour moi une manière de compensation ? J'en ai le sentiment confus. Brusquement il me fait songer à un Lucifer déguisé en touriste, mais c'est parce que je viens de deviner à qui j'ai affaire. Il domine. C'est le seul mot que je trouve pour décrire l'effet qu'il produit. Ses manières simples et un peu brusques ont quelque chose d'insolite dont il a conscience et qu'il ne fait rien pour modifier : au contraire, il les cultive, soignant son personnage.
Après son départ, nul besoin de demander qui ce monsieur peut bien être. Le nom de Corydon jeté dans la conversation m'a instruit.
Cette première rencontre avec André Gide s'inscrivit dans ma mémoire alors qu'elle parut fuir la sienne, car il n'y fit jamais allusion par la suite et je ne songeais pas à l'en faire ressouvenir. Par ailleurs, j'ai toujours pensé que ce contact initial n'était pas fortuit et qu'il cachait, je crois, l'intention renouvelée de me faire connaître les meilleurs écrivains de notre temps." (Julien Green, Jeunes années, autobiographie 2, Points, pp 413-414)

La première rencontre entre les deux écrivains n'a laissé aucun souvenir à Gide quand chez Green tout est encore sombrement remémoré. "Jour triste", "lumière maussade", "ciel gris" où le noir domine (l'épithète revient par trois fois), situation "anéantissante" face à ce "Lucifer déguisé en touriste".

Ce n'est pourtant pas à proprement parler la première impression que Gide fait à Green. Celle des livres de Gide sur le jeune Julien est bien pire encore :

"Plus faible encore et totalement raté le Saül de Gide." (Op. cit. p.393)

"La Porte étroite, mise entre mes mains comme un modèle par les soins de mon mentor, me scandalisa par l'ennui qui s'en dégageait." (Op.cit. p. 399)

Et en 1924 à propos du Corydon, dont il faut bien avouer que Green n'était pas le seul à penser ceci : "Le Corydon de Gide faisait alors beaucoup de tapage et quelqu'un le mit sous mes yeux. Je le lus sans plaisir. Que me faisaient les mieurs des insectes invoquées par l'auteur pour justifier les siennes ? Etait-il sérieux ou feignait-il seulement de l'être ? Ayant porté ces jugements sommaires, je laissai de côté ce petit livre où je ne retrouvais rien qui touchât mes problèmes." (Op.cit. p. 439)

jeudi 13 mars 2008

Green et le rhinocéros de Gide

"Tout à l'heure, je rangeais des notes et je me suis mis à rire. "Qu'est-ce qui te fait rire ?" demande Robert. "Je pense au rhinocéros de Gide". Il y a quelques années, j'étais allé voir Gide qui revenait d'Afrique. Curtius était là. Gide nous parle un peu de son voyage, mais brièvement, et jugeant sans doute que cela nous amusera plus qu'un récit et des descriptions, il nous montre un magnifique insecte conservé dans un petit bocal. Nous admirons le gros scarabée noir dont la tête est armée d'une corne, ce qui me fait dire qu'il ressemble à un rhinocéros. "Ce n'est pas un rhinocéros, dit Gide, c'est un..." (Ici un nom grec dont je ne me souviens plus) "Je le vois bien, dis-je alors. Mais avec cette corne, vous ne trouvez pas qu'il a un air de famille avec le rhinocéros ?" Gide et Curtius se regardent tous deux. "Cher ami, dit Gide avec une nuance d'étonnement dans la voix, je vous assure que ce n'est pas un rhinocéros. - Le doute n'est pas permis, ajoute Curtius. - En effet, dis-je alors. Je ne songe pas à vous contredire." Et je me tais, non sans me dire que si Gide n'était pas né en France, il eût mérité de naître en Ecosse où pas une parole ne se profère qui ne soit prise au pied de la lettre. S'imagine-t-il vraiment que j'ai cru avoir un rhinocéros sous les yeux, un rhinocéros dans un bocal ?

Des mois s'écoulent après cette conversation étonnante et l'on m'apprend un jour qu'il existe, en effet, un scarabée géant dont le nom est rhinocéros. Cela m'a soulagé." (Julien Green, Derniers beaux jours, journal 1935-1939, 16 mai 1935)

"A chasser les insectes, je retrouve des joies d'enfant. Je ne me suis pas encore consolé d'avoir laissé échapper un beau longicorne vert pré, aux élytres damasquinés, zébrés, couverts de vermicules plus foncées ou plus pâles ; de la dimension d'un buperstre, la tête très large, armée de mandibules-tenailles." (André Gide, Voyage au Congo, août 1925)